DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LA DAME BLANCHE

 

de Christian BOBIN

 

aux Éditions Gallimard, collection L’un et l’autre, 2007, 120 pages

 

Christian Bobin nous fait découvrir Emily Dickinson, non pas à travers une biographie standard mais par l’intermédiaire de sensations subtiles nous permettant de mieux pénétrer l’atmosphère dans laquelle cette poétesse américaine a baigné de son vivant et ainsi d’accéder en profondeur, à son mode de pensée poétique.

Emily Dickinson (1830 – 1886) a une vie surprenante puisqu’elle est restée volontairement recluse et a beaucoup écrit en même temps, sans savoir si un jour, d’autres liraient ses textes. Elle est pourtant devenue l’une des plus grandes poétesses de son époque, le deuxième poète américain du XIX°, après Whitman, dit-on. C’est sa petite sœur qui a trouvé ses poèmes et les a fait éditer après sa mort, sa sœur qui s’est occupée de sa dépouille mortuaire :

« Vinnie, sœur d’Emily, met entre les mains croisées de la morte deux héliotropes à fleurs blanches odorantes (…). » (p. 10)

Christian Bobin sait nous faire ressentir l’importance que la mort a toujours eue pour ce poète, marqué à vie par le sceau de la mort, la mort qui a emporté de nombreux êtres chers. Il faut entrer dans la brume de l’étrange existence de cette recluse, dans sa chambre qu’elle avait choisie non pas comme prison mais comme un jardin secret préservant son intimité et un endroit de pureté, loin des salissures du monde. Voici les premières phrases de cet essai qui traduisent bien la discrétion avec laquelle s’en va Emily, préservée par la pureté du blanc :

« La guerre des vivants ne s’arrête jamais (…) Susan revêt Emily de son ultime armure blanche puis elle se retire. Le blanc de la robe mortuaire fraîchement repassée éclabousse la pénombre de la chambre dont les stores verts sont baissés. Emily a depuis des années élevé entre elle et le monde une clôture de lin blanc. » (p.  9)

Ces mots font écho à ceux d’Emily :

She died – this way the way she died.
And when her breath was done
Took up her simple w
ardrobe
And started for the sun.
(…)

(Emily Dickinson, Escarmouches, p. 31)

Elle est morte – c’est comme ça qu’elle est morte.
Et quand elle n’a plus eu de souffle
Elle a ramassé ses vêtements
Puis est partie vers le soleil.
(…)

Traduction de Catherine Réault-Crosnier

Christian Bobin a trouvé le fil conducteur, en partant de la mort et en remontant l’écheveau du temps. Il a traité cette femme fragile avec délicatesse et respect :

« La poésie est la fille infirme du ciel, la silencieuse défaite du monde et de sa science. » (p. 8)

Il faut comprendre s’il se peut la poésie pour suivre ce chemin :
poésie, monde de l’inconscient,
poésie. monde de l’incompris,
poésie, monde l’insoumis,
poésie, monde de l’inutile indispensable.

Cet oxymore est là pour témoigner de la contradiction qu’il y a à vouloir enfermer la poésie dans le monde réel et Emily témoigne que l’on peut vivre uniquement en poésie :

« Une femme qui n’a jamais fait de mal à personne attend dans sa robe de neige, cachée derrière la mort, la suite des évènements. » (p. 9)

Christian Bobin nous raconte ce qui passe de manière détournée, les souvenirs qui lui semblent les plus marquants. Il fractionne cette vie et la repasse par séquences comme si un caméscope choisissait de saisir pris sur le vif, les moments clés, l’important ressenti en particulier, la communion avec la nature :

« La porte est ouverte sur le jardin lapidé par le soleil. Des dizaines de papillons aèrent le suffocant bleu du ciel. Les abeilles dorées, qu’Emily arrachait à leur destin d’esclaves en les couronnant dans ses poèmes, bourdonnent pour elle un requiem. » (p. 10)

Christian Bobin sait traduire la puissance poétique de la nature, telle qu’Emily a pu la sentir :

« Les poèmes serrés sur le papier diffusent la même lumière d’or que le blé rassemblé en meules dans le pré. » (p. 33)

Ils font écho aux poèmes d’Emily Dickinson :

 

With Blue – uncertain stumbling Buzz –
Between the light – and me –
And then the Windows failed – and then
I could not see to see –

 

Dans un Bourdonnement Bleu – ça et là –
Incertain – entre la lumière – et moi –
Et puis les Fenêtres ont manqué – et puis
Je n’ai plus vu assez pour voir –

(Emily Dickinson, Escarmouches, p. 57)

Sœur d’alliance avec Emily Brontë qui avait vécu juste avant elle, ces deux poètes sont proches par leur isolement, par leur nostalgie baignée de brume, par l’imprégnation mortuaire de leurs écrits :

« et le colonel Higginson, frileux découvreur d’Emily, déclame le dernier poème d’Emily Brontë s’ouvrant par une déclaration de bravoure face aux ténèbres : « mon âme n’est pas lâche. » » (p. 10)

L’œuvre d’Emily Dickinson est bercée par l’idée omniprésente de la mort apportant la paix et la lumière. Christian Bobin sait nous le faire sentir avec délicatesse et fait parler l’auteur :

« « Quand ce sera mon tour de recevoir une couronne mortuaire, je veux un bouton-d’or. » » (p 11)

Christian Bobin se met dans la peau du poète et la décrit telle qu’il la perçoit, par exemple lors d’un incendie le jour de la fête nationale, elle qui voit le monde du dedans, de sa chambre :

« Les cloches réveillent Emily qui court pieds nus à la fenêtre, voit un soleil géant dévorer le ciel où s’étonne la lune pâle. » (p. 43)

Dans cette vie prise à rebours, la petite sœur d’Emily naît, elle arrive dans l’obscurité d’un jour noir, nous dit Christian Bobin. Le Christ a toujours attiré Emily, pour sa passion et pour sa mort, peut-être parce qu’il lui rappelait, sa souffrance devant sa mère qu’elle va quitter hurlante, sur le point d’accoucher de sa sœur et qu’elle ne reverra pas :

 « Cinquante trois ans plus tôt le ciel au-dessus d’Amherst devient noir comme à la mort du Christ. (…) Les éclairs fusillent les arbres, les diables du déluge mitraillent le toit de la calèche (…) » (p. 15)

Emily a choisi le calme de sa chambre et la poésie pour exorciser l’absence de sa mère, autre image de la mort avant la mort :

« Il n’y a aucune différence entre l’absence et la mort. (…) D’avoir reçu le noir baptême de l’abandon a rendu Emily invulnérable comme sont les morts. Qui a tout perdu peut tout sauver. » (p. 16)

Christian Bobin sait faire ressortir la force mystique d’Emily en la comparant à celle de Thérèse d’Avila :

« « Si vous n’avalez pas votre mort et votre peur d’un seul coup, vous ne ferez jamais rien de bon », dit Thérèse d’Avila. » (p. 15)

Emily Dickinson le dit avec sa sensibilité de poète, dans le blanc de la pureté :

 

For such, the Angels go –
Rank after Rank, with even feet –
And Uniforms of Snow.

 

Que les Anges viennent –
En longues Files, d’un pas tranquille –
Dans leurs Uniformes de Neige.

(Emily Dickinson, Escarmouches, p. 29)

Oui, Emily a su elle aussi mettre sa confiance dans la foi, pour vaincre sa peur, son angoisse devant des faits qui la dépassaient. Son enfance a été fondamentale dans son mode de pensée et Christian Bobin nous le dit avec ses mots à lui :

« Plus tard Emily confiera avec une angélique brutalité n’avoir jamais eu de mère et « supposer » qu’une mère est « quelqu’un vers qui vous vous tournez quand une chose vous tourmente ». C’est une parfaite définition de ce qu’est une mère. On ne connaît jamais mieux une chose que par son manque. » (p. 17)

Avec Christian Bobin, il ne faut pas chercher à suivre le fil du temps ; seul compte l’esprit. C’est pourquoi il reparle à la page 79, de la mort d’Emily, pour faire passer un autre message :

« Affronter le Dieu glacé du temple ou la mort maraudeuse des champs de bataille s’avère infiniment moins éprouvant que de faire face à une Emily vêtue d’une robe de lin d’une blancheur « exquise » et portant sur ses épaules un châle en laine peignée bleue. » (p. 79)

Les couleurs ont beaucoup d’importance dans ce livre comme pour Emily, le jaune, couleur des boutons d’or (p. 32), le blanc, sa couleur fétiche puisqu’elle portait, « robe blanche et lys blancs chaque jour – neiges éternelles sur les sommets de l’âme. » (p. 75) ; le rouge par exemple est celui du sang du Christ versé pour nous autant que le sang de toutes les souffrances, par exemple le rouge des « fleurs rouge cardinal » (p. 34), le bleu du ciel (p. 68) ou du châle en laine (p 79).

Les feuilles que noircit Emily, ne sont-elles pas un reflet de sa souffrance face à ceux qu’elle a aimés et qui ont disparus ?

« La passerelle de la vie grince sous les pieds de la jeune Emily : la mort, en 1852, braconne autour d’elle beaucoup d’âmes (…) Certaines étaient de proches amies d’Emily (…). » (p. 20)

Ainsi Emily se crée un espace de rêve et de paix, même dans la douleur, par exemple en transcendant le manque d’amour :

 

(…)
To lack of it is Woe –
To own of it is Wound –
Not elsewhere – if in Paradise
Its Tantamount be found –

(Emily Dickinson, Escarmouches, p. 98)

(…)
En manquer est Malheur –
Le posséder – Douleur –
Il n’y a qu’au Paradis
On trouvera son Pareil –.

Traduction de Catherine Réault-Crosnier

Le père d’Emily, Edward Dickinson, est resté un homme de loi. Il était avocat à l’université de Yale, juge, sénateur… Il a eu de nombreux postes haut placés. Il a fondé la ligne ferroviaire Massachussets Central Railroad. Enfoui dans l’ampleur de ses tâches matérielles réputées très importantes, il est resté très strict et n’était pas proche d’Emily, cloîtrée dans sa chambre. Comment pouvait-il la comprendre ? C’était un homme sérieux. Mais qu’est-ce qui est sérieux, qu’est-ce qui est vital, le monde des affaires ou la poésie  ?

« « Mon père ne voit rien de mieux que « la vie réelle » – et sa vie réelle et la « mienne » entrent parfois en collision. » Qu’est-ce que la vie « réelle » ? » (p. 22)

Cela paraît si évident que père et fille ne puissent se comprendre. Lui, chargé d’un travail reconnu, elle, si frêle, si fragile et qui écrit des phrases de rêve à longueur de journée :

« Pour la fille, la vie réelle est verticale : on va de l’âme au maître de l’âme (…). On ne commence qu’avec le ciel. » (p. 22)

Emily souffrait de cette incompréhension et de la vision de son père :

« Edward est emmuré vivant, comme sont tous les hommes de Devoir. Emily sent la tristesse de son état (…). » (p. 24)

Oui, Edward voit son enfant mais elle est si loin de ce monde :

« Les parents voient leurs enfants, jamais leurs âmes. » (p. 28)

Emily a souffert toute sa vie de l’incompréhension de tous, des non-dits, de sa mère absente quittée agonisante, dernière image de sa mère en sa conscience, souffrant pour la vie entière dans la pensée d’Emily.

« Un poète, c’est joli quand un siècle a passé, que c’est mort dans la terre et vivant dans les textes. » (p. 35)

« Le néant et l’amour sont de la même race terrible. Notre âme est le lieu de leur empoignade indécise. » (p. 40)

Mais un poète, c’est fragile, sensible à l’extrême :

 

As imperceptibly as Grief
The Summer lapsed away –
(…)
Our Summer made her light escape
Into the Beautiful.

Imperceptible comme le Chagrin
L’Été s’en est allé –
(…)
Notre Été a pris sa fuite légère
Vers la Beauté.

(Emily Dickinson, Escarmouches, p. 103)

Christian Bobin connaît la force de l’écriture et de la poésie et il l’exprime avec fougue :

« Le verbe est un soleil impérissable. » (p. 49)

Mais qu’est-ce que la poésie ? Un monde à part, un monde étrange, étranger à ceux qui ne voient dans la table qu’une table, dans le vase qu’un vase, dans la fleur qu’une fleur. Christian Bobin sait comme Emily que la poésie fait partie de l’invisible pressenti fondamental :

« Bien avant d’être une manière d’écrire, la poésie est une façon d’orienter sa vie, de la tourner vers le soleil levant de l’invisible. » (p. 55)

Dans son univers cloîtré, Emily atteint un monde plus vaste que celui de son père, un monde insoupçonné à ceux qui font la course contre la montre. Tant pis si on ne la comprend pas, elle suit son chemin. Sa sœur Susan se marie, un autre univers s’entrouvre pour elle :

« Tout mariage est un subtil alliage de mort et de résurrection. » (p. 56)

Garder ses pensées en son cœur puis les transcrire sur le papier, est un baume pour le cœur qui souffre comme lorsque sa mère meurt physiquement, un baume aussi pour les incompris :

« (Emily) reste dans sa chambre, assise à sa table, à regarder l’insatiable bleu du ciel. « L’éternité monte autour de moi comme une mer. » (…) Le paradis est l’endroit où nous n’aurons plus besoin d’être rassurés. » (p 68) « Elle sait aussi que l’écriture est l’ange de la résurrection. » (p. 69)

Accéder au monde d’Emily, Christian Bobin y arrive sans problème et il a même fait le pari de nous y faire accéder par l’intermédiaire de ses mots :

« Écrire est une manière d’apaiser la fièvre du premier matin du monde, qui revient chaque jour. » (p. 78)

Emily est si différente des autres. Mais c’est sa richesse, celle qui la rendra presque immortelle :

« Le génie est une réponse à l’impossibilité de vivre, le bondissement du cerf au-dessus de la meute. » (p. 86)

La mort n’est rien si on regarde ce qui est beau :

« Ses poèmes élèvent contre les marées montantes de la mort l’infranchissable muraille de la Beauté. » (p. 87)

Christian Bobin sait nous faire atteindre comme Emily dans sa vie contemplative, le beau, le pur, le sublime, l’âme de l’être, en l’exprimant avec ses mots à lui :

« L’âme est le goût de l’absolu donc de la perte – la pelote de lumière lancée violemment contre le haut mur de la mort, et les rebonds qu’elle fait dans la pensée. » (p. 90)

Rimbaud trouve ici sa place à côté d’Emily car lui aussi a fui la réalité concrète et routinière :

« À la même époque où elle revêt sa robe blanche, Rimbaud, avec la négligence furieuse de la jeunesse, abandonne son livre féérique (…) et fuit vers l’Orient (…). » (p. 93)

Emily aurait dû passer inaperçue et être oubliée mais ses écrits ont révélé leur force lorsqu’elle a disparu :

« La vie d’Emily a été spectaculairement invisible. » (p. 119)

Merci à Christian Bobin qui a su pénétrer l’état d’esprit d’Emily, nous imprégner de sa vie quotidienne, sans égrener des banalités. Il a su métamorphoser le présent de sa vie et ses douleurs en mots délicats de poésie, pour nous faire entrer en contact avec elle, dans l’ailleurs de l’inconscient, pour un voyage au-delà du temps. La dame blanche, un livre inoubliable pour ceux qui veulent vivre la vie en profondeur et en poésie.

 

24 juin 2008

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Bibliographie :

Christian Bobin, La Dame Blanche, Éditions Gallimard, Paris, 2007, 120 pages

Emily Dickinson, Escarmouches, Orphée La Différence, 1992, 124 pages

Emily Dickinson, article sur Wikipedia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Emily_Dickinson)