DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

Dessin de Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

LE MANTEAU NOIR

de CHANTAL CHAWAF

 

Éditions Flammarion, 422 pages, 1998

 

J’ai fait la connaissance de Chantal CHAWAF sur les bancs de l’université François Rabelais à Tours, dans le cadre des rencontres littéraires en région centre, en 1999. Elle animait un débat dans un amphithéâtre, sur l’intime dans l’écriture.

Elle qui a écrit une œuvre romanesque importante (dont "La vallée incarnate" en 1984, "Elwina, le roman fée" en 1985, "L’éclaircie" en 1990, "Le manteau noir" en 1998 chez Flammarion, et environ quatorze autres romans chez d’autres éditeurs), m’est apparue comme une femme réservée, se laissant découvrir en douceur, sans brusquer les choses. À croire qu’elle voudrait garder caché ce qu’elle crie dans ses livres, sa vie avant sa naissance. Thème lancinant, quête éternelle pour elle, refrain qui revient dans tous ses écrits car elle n’a jamais fini d’aller fouiller dans son passé le plus lointain à la recherche de sa mère. On pourrait presque dire qu’elle écrit avec ses entrailles.

"Le manteau noir" est un roman typique de son style et la cape noire qui va la recouvrir après sa naissance, est noire du poids des non-dit, de la mort omniprésente et de l’angoisse qui la fait partir à la quête de son identité. Elle ressent sans le savoir la douleur profonde d’avoir entendu sa mère mourir alors qu’elle était encore dans son ventre. C’était en 1943, à Boulogne-Billancourt, sous les bombardements. Elle n’était qu’un fait divers parmi tant de morts mais elle ressent encore en elle, la fuite éperdue de ses parents pris sous les bombardements :

"Les cerveaux, pris d’une conscience primitive, animale, ne pensent plus qu’à échapper à la mort, la mort qui pleut partout, partout, dans les secousses et les détonations."

Plus étrange encore, elle assiste sans le savoir aux derniers instants de sa mère qui part heureuse car sa fille vivra :

"La mère ne parle plus … La petite n’entend plus la musique mouillée, ouatée, rouge-rose … Ce chuchotement si doux qui la palpait comme des mains d’eau tiède, dans lesquelles elle flottait (…). La petite fille veut sortir, la petite fille veut sa mère, elle veut éponger le sang de la mère, embrasser la mère, la retenir, la garder pour elle, c’est sa mère, une mère de sang (…). Les sauveteurs l’arrachent, la sortent de la mère en train de mourir, consciente que sa fille est mise au monde, heureuse d’en être sûre, avant d’expirer : "Elle vit ! Elle vivra !""

Plus étrange encore, après avoir passé plusieurs mois de sa vie de bébé dans un orphelinat tout proche des bombardements, elle est adoptée par un couple qui ne peut avoir d’enfants et qui se l’approprie comme son bien, en lui cachant la vérité. Sans le savoir encore, elle grandit, chérie et gâtée par des parents adoptifs mais cela ne l’empêche pas d’avoir des moments d’angoisse et de panique qu’elle ne peut s’expliquer. Elle entend alors les bruits de la guerre, ceux de sa naissance, ceux qu’on lui a cachés. Ils sont ancrés dans son corps, dans sa chair, même si son entourage les efface :

"Spectatrice de sa propre vie, la fillette regardait Dadou (Sa mère adoptive) lui coudre et lui tricoter l’existence."

Malgré tout l’amour que lui portent ses nouveaux parents, il y a un décalage entre elle et eux, un trou noir qui ne fait que s’accentuer :

"Petite fille fantôme, l’enfant de la mort rôdait, l’été, l’hiver, en toute saison, comme une âme en peine dans les pièces qu’elle glaçait."

Malgré toute la bonne volonté de ses parents nourriciers, quelque chose d’inconscient an fond d’elle-même la fait se révolter. La vie avant de naître prenait le dessus, sur la vie de tous les jours, avec son angoissante profondeur, encore plus angoissante car d’origine inconnue. Cette tension augmentera avec les années jusqu’à devenir intolérable et la vérité finira par être crachée brutalement, enfin quand elle aura vingt ans. Elle essaie alors de donner un visage à ses vrais parents :

"Quelle image a-t-elle de sa mère ? Une image acoustique, les oscillations audibles du sang où bouillonnent la peur, les bruits du choc, de feu, de râles …"

Alors elle part à la recherche de ses parents. Elle veut savoir qui ils sont mais il y a eu tellement de morts ! Elle détaille les registres de civils morts dans les bibliothèques et les mairies sans succès mais à travers ses morceaux de chair déchiquetés d’autres êtres humains, elle rejoint un peu ses parents. Elle analyse les détails les plus insignifiants, les plus morbides dans un acharnement désespéré.

Utopie, rêve inutile … Elle finit par comprendre qu’elle n’y arrivera jamais alors elle écrit :

"Elle va essayer de sauver sa langue blessée. Elle essaiera de transfuser la vie dans les mots comme du sang dans les veines. Elle va essayer d’écrire … Au nom de la vie …"

Elle se rend compte alors qu’elle est à la recherche d’elle-même, qu’à travers ses parents, c’est autre chose qui la conduit. Elle veut fouiller dans les origines du monde :

"Qui a donné le jour ? Qui a créé la vie, des dents dans la bouche pour croquer, pour mordre les aliments ? (…) Qui a créé les yeux … ?"

Chantal CHAWAF veut aller jusqu’au plus profond de la vie. Elle veut rejeter ce manteau noir qui l’étouffe et l’empêche de voir. Elle sent alors une présence invisible, trace de ses parents dans une communion avec la nature :

"(…) L’important était que je m’ouvre aux perceptions, au rayonnement de l’arbre mère, à ses feuilles vert amande comme des yeux, comme si c’était ma mère qui me regardait avec cette expression de douceur indescriptible dont le châtaignier s’animait à mesure que ma vue voyageait au travers de sa clarté dentelée, que je me sentais approcher de l’âme invisible, que je gravissais l’arbre, vêtue en écureuil et coiffée d’une ramure pour mieux me fondre avec l’arbre de vie (…) L’important avait été de me souvenir …"

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

17.06.1999