DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

PARLE-LEUR DE BATAILLES, DE ROIS ET D’ÉLÉPHANTS

 

de Mathias ENARD

 

Actes Sud, 2010, 154 pages

 

Écrivain et traducteur, Mathias Enard a reçu en 2015, le prix Goncourt pour son roman Boussole. Il a étudié l’arabe et le persan et a réalisé de nombreux séjours au Moyen-Orient. Il a approfondi ces deux modes de vie, ces deux cultures, celle de l’Orient et celle de l’Occident ; il peut donc en parler avec beaucoup de justesse et d’érudition.

Parmi ses nombreux prix dont le prix des cinq continents de la francophonie 2004, le prix Décembre 2008, le prix du Livre Inter 2009, il a reçu le Goncourt des lycéens 2010 pour Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, qui relate un épisode probablement imaginaire de la vie de Michel-Ange, se déroulant à Constantinople dans le cadre d’évènements réels de l’époque. Par exemple Michel-Ange a bien été invité par le sultan (p. 153) ; l’esquisse d’un pont pour la Corne d’Or attribuée à Michel-Ange a été récemment découverte (p. 153) ; un tremblement de terre a bien eu lieu mais l’histoire décrite oscille entre mystère et rêve.

Plutôt que de révéler la trame de l’histoire, nous nous imprègnerons de l’atmosphère, des sentiments, des réflexions face au texte, aux pensées suggérées.

Avec l’auteur, nous nous mettons dans la peau de Michel-Ange jusqu’à pouvoir penser comme lui, presque inconsciemment : « Tu penses désirer ma beauté, (…) ce que tu souhaites sans le savoir, c’est la disparition de tes peurs, la guérison, l’union, le retour, l’oubli. » (p. 10)

Tout humain a soif d’absolu, de confiance et ne sait ce qu’il va devenir. Nous sommes tous en quête d’un ailleurs jamais atteint. Ainsi Mathias Enard nous entraîne avec Michel-Ange pour Constantinople comme si tous les problèmes allaient pouvoir se résoudre ainsi.

L’auteur nous montre combien l’amour-propre et la volonté exacerbée par l’échec de réussir là où un autre a échoué, ici Léonard de Vinci, servent de catalyseurs à la prise de décision : « Vous le dépasserez en gloire (…) et vous donnerez au monde un monument sans pareil, (…) ». (p. 19)

Pour Michel-Ange, les trésors ne sont pas ceux d’un être banal. Dans ses bagages, il emporte très peu de vêtements, d’objets pour son confort. Pour lui, tout tient dans la création. Ses écrits, ses projets correspondent à l’essentiel : « Son carnet, c’est sa malle » (p. 22)

Ses repères ne sont pas les nôtres : « Michelangelo le divin n’a qu’une envie, c’est de voir l’atelier qu’on lui a promis, et de se mettre au travail. » (p. 28) Il réalise maquette sur maquette, plan sur plan dans un foisonnement d’idées et continue tant qu’il n’a pas trouvé. N’avons-nous pas tous au fond de nous, une soif de chercher plus loin, une quête d’absolu, de merveilleux à atteindre ? Nous pouvons l’étouffer en vivant de superficiel mais malgré tout, quelque chose de fort, de grand, existe, secret caché qui peut se révéler au plus profond de chacun d’entre nous.

Michel-Ange va à Constantinople pour relever un défi : réaliser la commande du sultan, là où son concurrent Léonard de Vinci a échoué.

Il veut voir s’élever son œuvre, « Le pont de la Corne d’Or » conçu pour relier « deux forteresses » ; il veut construire « un pont royal » au-dessus « de deux rives que tout oppose ». (p. 35)

Lorsque l’inspiration jaillit, l’artiste entre en transe. Il approche d’un autre monde. Il vole, il rêve, il n’est plus sur terre. Il n’est plus lui-même, « chaque fois qu’il touche la Beauté, ou l’approche, l’artiste frémit de bonheur et de douleur mêlés. » (p. 43) « Michel-Ange est modelé par son œuvre. » (p. 87)

Il peut avoir la vision de sa création avant de l’avoir faite. Pour Michel-Ange, c’est : « Un pont surgi de la nuit, pétri de la matière de la ville. » (p. 100) Cette œuvre ressemble à son « David » (p. 102) car elle représente « la force, le calme et la possibilité de la tempête. Solennel et gracile à la fois. » (p. 102) Réussir à allier la fragilité, l’élégance et la solidité, peut paraître impossible. Michel-Ange a relevé le défi, a gagné. Il est dans l’ivresse de la réussite. Dans la joie de la réalisation, il a oublié qu’il y a toujours un après qui peut tout effacer, que chaque vainqueur peut être ensuite vaincu car « tout est périssable » (p. 128).

Michel-Ange va devoir se cacher car la mort n’est pas loin. Quelqu’un est là, « le poignard à la main, debout dans la nuit, sans oser ni partir ni te frapper » (p. 133), quelqu’un qui hante ses nuits.

Tous ses espoirs sont ruinés. Le pont est détruit par une crue qui emporte tout. Alors lui, adulé, devient gênant : « On se débarrasse de l’artiste encombrant perdu entre deux rives. » (p. 142) « le divin Michelangelo n’est plus qu’un corps blessé et effrayé » (p. 142). Lui adulé auparavant, est banni. Son départ vers Florence est préparé, caché.

La notoriété peut être un vaste leurre, un piège, une drogue. Que reste-t-il à ce sculpteur déchu ? « Le seul objet qu’il a emporté, c’est son carnet » (p. 142). Rappelez-vous, au début de ce livre, ce carnet était pour lui l’essentiel (p. 22), et maintenant il reprend la première place.

Mathias Enard sait en tirer une sentence philosophique « Apparaître, poindre, briller. », « Consteller, scintiller, s’éteindre. » (p. 142) N’est-ce pas le lot de chacun d’entre nous ? Après la douleur de la perte, l’abandon, reste la nostalgie. Les souvenirs remontent à la surface comme un baume près de la perte. Michel-Ange revoit « Istanbul, (…) une vague lumière, une douceur subtile mêlée d’amertume, une musique lointaine (…). » (p. 151) Tout s’en va. Tout s’efface.

 

12 novembre 2015

Catherine RÉAULT-CROSNIER