DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LES DÉFERLANTES

 

de Claudie Gallay

 

Éditions du Rouergue, Collection La Brune, 2008, 525 pages

 

Prix des lecteurs de la Ville de Brive-la-Gaillarde (2008)
Grand prix des lectrices de Elle (2009)
Prix Culture et Bibliothèques Pour Tous (CBPT) (2009)
Prix Livre & Mer Henri-Queffélec (2009)
Prix Littéraire de la Ville de Caen (2009)
Prix des Lecteurs du Télégramme – Prix Jean-Pierre Coudurier (2009)
Prix Rosine Perrier – Salon du livre d’Hermillon, Maurienne, Savoie (2009)

 

Claudie Gallay a l’art de dénouer le fil d’une histoire tout doucement au fil des pages de ses romans avec des moments intenses et d’autres où l’on ne sait plus où l’on va, sorte d’errance caractéristique de toute vie jamais mathématiquement établie. Avec Les déferlantes, nous voguons par métaphore, sur une mer tumultueuse où la vie est emplie de souvenirs tapis, prêts à surgir ou à hanter le présent, au risque de déferler et tout annihiler. Tout est fragile, incertain et il faut du temps pour réapprendre à se reconstruire avec toujours le risque de périr. Mais qui n’essaie rien n’a rien et il y a en nous, une force qui nous devance et nous oblige à faire des choses avant même de réfléchir et nous emmène plus loin que nous-mêmes vers un ailleurs étonnant et un futur à construire sur nos ruines.

La première citation de René-Paul Entremont crée déjà l’ambiance : « Vous me reconnaîtrez, je suis celui qui passe… » (p. 7) En effet, dans ce roman, rien n’est sûr et tout est encore possible. Le paysage vit en symbiose avec les sentiments un peu comme dans Les Hauts du Hurlevent de Charlotte Brontë ou les légendes racontées par George Sand : « Les vents qui soufflent les jours de tempête sont comme des tourbillons de damnés. On dit qu’ils sont des âmes mauvaises qui s’engouffrent à l’intérieur des maisons pour y prendre ce qu’on leur doit. » (p. 14) Nous comprenons déjà le sens premier du titre de ce roman à travers la violence latente ou criante comme dans nos vies : « Sous la violence, les vagues noires s’emmêlaient comme des corps. C’étaient des murs d’eau qui étaient charriés (…). Ces vagues, les déferlantes. » (p. 18) La force n’a-t-elle pas le dernier mot ? Oui même si la fragilité ne peut perdre qu’en apparence : « On dit ici que le vent parfois est tellement fort qu’il arrache les ailes des papillons. » (p. 98)

Deux êtres se rencontrent, se parlent et se quittent avec l’impression que derrière des mots banaux, il y a un déclic : « Il y a eu ces quelques secondes fragiles où on aurait pu partir aussi, chacun de son côté, on se serait croisés. Deux inexistants l’un pour l’autre (…). » (p. 109) La femme se sent en perpétuelle migration, un peu comme « les oies sauvages » (p. 11). La solitude est aussi sa compagne : « Les falaises, c’étaient mes chemins de solitude. Je ne savais plus marcher à deux. » (p. 114)

Un pan du passé ressurgit comme un morceau de nuage qui se déchire, un drame, une énigme : « Théo a éteint le phare. Je ne sais pas pourquoi mais je sais qu’il l’a fait. » (p. 117)

L’amour disparu refait aussi surface : « Est-ce que je pouvais t’aimer encore ? » (p. 131) même après la mort puisque « L’amour, la mort, ça se ressemble si on n’articule pas… » (p. 161) Quand tout est décousu, peut-on recoudre l’amour ? (p. 162)

Le danger peut griser quand on frôle la mort et quand peu importe : « C’était un monde mouvant, plus vraiment le monde de l’eau mais pas celui de la terre. Un entre-deux. » (p. 169) Pour fuir une réalité trop cruelle, chacun cherche une échappatoire : « Il y a toujours mille raisons pour s’enfermer. Sortir est beaucoup plus difficile. » (p. 171)

Des visions peuvent hanter nos vies comme pour ceux qui ont perdu un être cher en mer. Pour Lambert, ce sont les « disparus, de ces morts sans corps à la sépulture impossible. » (p. 179) L’espoir vacille, hésite à refaire surface : « Des lumières tremblantes. Comme noyées. » (p. 192)

Après la mort, que reste-t-il ? « Quand des gens disparaissent, ceux qui les aimaient croient longtemps qu’ils ont réussi à ne pas mourir. » (p. 202) Certains êtres très sensibles, restent fragilisés, marqués à vie. Que pouvons-nous faire pour celui qui est : « Plus fragile que les autres. » (p. 205) Une seule réponse « l’aimer davantage. » (p. 205) Cette femme blessée, désespérée par la perte de son mari, aurait voulu mourir avec lui (p. 206). Par peur, elle refuse de s’attacher à nouveau à quelqu’un : « Je butais (…). J’avais peur d’aimer. Ta mort m’avait laissé ça. » (p. 256) Le manque de l’être aimé marquait sa vie, sa chair.

Claudie Gallay a l’art de maintenir le suspens, de dévoiler juste ce qu’il faut pour réfléchir et garder l’attention du lecteur au cours d’une longue promenade en ce livre, pour découvrir au fil de cette marche, des morceaux à assembler en final pour recoller l’ensemble.

Deux histoires s’enchevêtrent, celle de cette femme en errance depuis la mort de son mari et qui se réfugie en bord de mer, dans l’observation des oiseaux, et celle d’une famille dont mari, femme, enfant sont morts en mer à cause d’un phare qui fonctionnait seulement par intermittence mais seulement deux corps ont été retrouvés, pas celui de l’enfant. Il y a aussi un autre enfant qui n’était pas dans le bateau et dont on a perdu la trace à l’âge adulte. Il y a là des gens qui en savent plus et se taisent. Pourquoi ? Alors instinctivement, la femme part à la recherche de l’histoire de cet enfant sans tombe et elle écoute les gens du village : « Je pense que l’enfant sur la photo et celui que vous avez vu est le même. » (p. 281) Ne serait-il pas mort ? Mais qui l’a caché et pourquoi ?

La femme se sent aussi fascinée par un autre homme et ne peut que se laisser guider par son instinct : « Vous avez raison, (…) en matière d’attirance, on ne choisit pas. » (p. 286) Elle est cependant « incapable » de s’engager, de « dépendre d’un homme ou d’une histoire. » (pp. 297 et 298)

Peu à peu l’histoire du phare émerge et une phrase confiée par le gardien du phare en dit long : « J’ai éteint. Pas longtemps… » (p. 305) Il explique le pourquoi de ce geste et la douleur ancrée en lui ensuite, quand il a su qu’une famille était morte à cause de lui. Il a tu cet évènement car « On pardonne plus à la mer qu’aux hommes… » (p. 323)

Au contact de la connaissance de la blessure de cette famille noyée en mer, la femme peut refaire surface et l’homme qu’elle a appris à connaître aussi car tous deux reviennent de loin comme il lui confie : « Dans mes rêves, je me suis tellement noyé, je me noie encore… » (p. 356)

Par ailleurs, nous apprenons que l’enfant supposé noyé, ne l’est pas. Il est « un rendu de la mer » (p. 465) Il faut du temps et de l’espace pour accepter la dureté des faits vécus mais la mer, les déferlantes lavent la plage, les rochers et l’histoire des hommes. Claudie Gallay sait nous faire faire des pauses pour nous entraîner dans l’immensité : « Quand je l’ai quitté, la brume était déchirée. Le temps s’était mis à la lumière. Et puis la lumière est partie. (…) Des ténèbres bien avant et bien après la nuit. Et l’espace de la mer sans limite. » (p. 427)

À l’écouter, nous avons l’impression de n’être qu’un grain de sable par rapport au monde gigantesque de l’univers et en même temps, des êtres qui ne prennent leur sens que dans l’amour.

Abandonné ou perdu en mer, qu’importe à cet enfant qui avait sa voie tracée en dehors de ce monde, une voie mystique, tournée vers Dieu, une voie qui peut aussi aider les autres à refaire surface.

À découvrir les blessures des autres, celles de cette femme se referment et elle peut se lier à l’homme rencontré. Claudie Gallay répète la phrase précédemment écrite « on se serait croisés » (p. 109) mais maintenant elle peut la compléter par « Eux qui n’auraient jamais dû se croiser. Qui auraient pu se croiser et ne pas se voir. Se croiser et ne rien se dire. Ils sont là. » (p. 478)

L’enfant abandonné devenu moine, explique son pardon à l’autre. Claudine Gallay nous donne une phrase du pape Jean-Paul II pour souligner cette démarche : « L’homme qui pardonne comprend qu’il y a une vérité plus grande que lui » (p. 513). Nous approchons alors la paix ; cette vie « hors du temps » (p. 519) qui passe, prend une tout autre signification. Claudine Gallay nous le fait entendre à demi-mots : « Que représentaient deux ans, dix ans, pour des hommes ainsi repliés ? Les cloches rythmaient le temps, comme les marées marquaient celui de la Hague. » (p. 520)

Dans la plénitude de la vie mystique, le monde prend un sens différent : « Il m’a parlé de ces hommes, âmes solitaires en quête d’absolu, qui offraient au silence de la montagne leur propre silence. » (p. 523) Là où « les déferlantes » apportaient la mouvance, la violence, l’errance, le silence des pierres est porteur de paix alors chacun peut se reconstruire.

 

Écrit le 24 décembre 2013, en un jour de tempête et veille de Noël.

Catherine Réault-Crosnier