DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

OURAGAN

 

de Laurent GAUDÉ

 

aux Éditions Actes Sud, 2010, 192 pages

 

 

Romancier et dramaturge, Laurent Gaudé a reçu le prix Goncourt en 2004 pour Le soleil des Scorta. Si son œuvre est connue dans le monde entier, ce n’est pas un hasard mais une juste reconnaissance pour sa force d’écriture et la profondeur des sentiments dont il sait nous parler.

Dans Ouragan, l’action se passe en Louisiane. Laurent Gaudé a les mots de la puissance majestueuse et du frisson de l’horreur à venir : « Le vent s’est levé à l’autre bout du monde et celle qui arrive est une sacrée chienne qui fera tinter nos os de nègres… » (p. 14)

L’auteur a les mots de l’espoir fou. Une femme au lieu de fuir l’ouragan, décide de rester envers et contre tout : « Elle reste, elle, parce qu’elle n’a pas de voiture, parce qu’elle ne sait pas où aller et qu’elle est fatiguée. » (p. 35) Un homme fait de même en sens inverse c’est-à-dire qu’il quitte tout pour aller vers une femme dans l’ouragan, pour essayer de la retrouver : « Aujourd’hui, il roule vers une femme qui l’a oublié, qui ne l’attend pas et même, peut-être, ne voudra plus jamais entendre parler de lui et cela est dur. Il a peur. » (p. 44) Laurent Gaudé nous montre que l’ouragan peut aider à prendre une décision qu’il n’aurait jamais prise sinon. Car ce monde en furie laisse place à l’impossible rencontre, en balayant les préjugés, les doutes, les égarements, rendant l’homme fragile comme une feuille emportée au vent et en même temps capable d’une décision vitale : « Lui aussi roule pour sa survie, lui aussi a pris sa voiture pour se sauver. » (p. 48) Mais il se sauve dans le sens inverse des autres, en allant vers l’ouragan pour se racheter, dans un espoir fou. Il sait combien il est petit, fragile mais aussi grand dans sa volonté de sauver ce qui était perdu : « (…) il y a de la noblesse à éprouver son insignifiance, de la noblesse à savoir qu’un coup de vent peut balayer nos vies et ne rien laisser derrière nous, pas même le vague souvenir d’une petite existence. » (p. 53)

Laurent Gaudé a les mots de la force de la nature tel cet ouragan dévastateur : « Que restera-t-il de la ville quand la tempête sera passée ? » (p. 60) Mais notre petitesse peut aussi faire notre grandeur : « Nous sommes de pauvres hommes tapis au fond des entrailles de la prison et le monde croule sur nos têtes. » (p. 60) De la détresse des êtres, peut renaître l’amour : « Elle a son fils dans les bras et il n’y a que cela. Elle doit veiller sur cet enfant et le protéger contre la colère du monde. » (p. 61) Dans ces moments de désarroi, les décisions intenses au plus fort de l’être, peuvent se prendre avec une grande émotion et volonté, comme vis-à-vis de son enfant : « (…) il est son erreur, sa souillure, sa laideur mais elle veille sur lui comme une louve et, si l’ouragan veut les tuer, elle se battra jusqu’au sang pour qu’il ne l’ait pas. » (p. 63)

Laurent Gaudé a les mots de la libération. L’ouragan peut être le déclic salvateur pour ceux qui avaient honte de leur vie mais ne savaient pas en changer ; cela peut être le temps de la réconciliation pour l’amour blessé, bafoué, une dernière chance avant la fin : « (…) j’ai ri avec lui pour remercier l’ouragan qui nous ramenait à la vie. » (p. 73) Alors l’ouragan devient beauté car il permet à notre soif d’amour enfoui de renaître : « Elle l’écoute et c’est comme de boire, boire jusqu’à plus soif, une eau longtemps attendue. » (p. 81)

De même, les prisonniers passifs en leurs cellules deviennent acteurs libres, frôlant la mort : « L’eau !... L’eau !… (…) L’eau arrive dans le couloir. Elle se déverse à grands paquets, elle coule, glisse, pénètre partout, l’eau qui vient nous tenir compagnie et nous lèche déjà les pieds. (…) jusqu’où va monter l’eau ? » (p. 67). Cette liberté inattendue au seuil de l’imprévisible, vie ou mort, les laisse face à un choix, donner un sens à leur vie ou assouvir leurs impulsions meurtrières : « (…) je répète qu’il n’y a pas de policiers et de prisonniers mais seulement onze hommes qui essaient de survivre, alors il serre les dents et lâche : « Ferme ta gueule ! » Je me tais. Tant pis pour lui. » (p. 83)

Pour ceux qui hésitaient ou erraient à la recherche d’un sens à leur vie, l’ouragan fait ressurgir les sentiments à côté des crocodiles affamés de chair humaine, envahissant les villes tandis que la pluie et le vent hurle et cause la dévastation et la mort : « Des alligators arrivent. Ils sont une dizaine et rampent en plein milieu de l’avenue, dans un bruit visqueux de ventres et d’écailles. » (p. 134) « Les bêtes prennent possession de nos rues et les cadavres flottent dans les bayous. Tout est à l’envers. » (p. 141) Laurent Gaudé nous entraine dans le basculement de la vie vers un autre univers, presque irréel, les alligators dans les rues, les meurtriers non punis, les voleurs qui dépouillent les maisons sans personne pour les arrêter : « Comment savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas ?... » (p. 142)

Laurent Gaudé a les mots de la réconciliation. L’enfant si passif auparavant, l’enfant de la honte, retrouve le chemin du sens de sa vie : « Il a l’air si calme, si confiant dans sa mort que plus rien ne l’effraie et il me tient la main, toujours, avec sérénité. » (p. 141) À côté de la vision angoissante d’apocalypse, « l’eau qui continue à monter, l’eau qui ne se lasse pas de tout saccager et veut avaler les hommes. » (p. 148), il y a par contraste, la possibilité d’un saisissant bonheur quelque soit le temps qu’il reste à vivre : « Son fils raté et son homme perdu, ils sont là, tous les deux, face à elle. » (p. 150)

Laurent Gaudé a les mots de justice envers le racisme. Alors revient la longue litanie de la femme noire qui n’est pas montée dans les bus avec la foule affolée, se bousculant, trépignant pour avoir une place. Elle seule a su garder, calme et dignité pour venger les outrages des blancs qu’elle a subis durant toute sa vie, pour venger « le corps jamais retrouvé de Marley, les regards d’insulte dans les bus, l’ivresse de la victoire après des années de lutte (…) » (p. 151) Elle devient un symbole, la beauté, la fierté d’un peuple : « Je suis la Louisiane, les flots et l’ouragan, les hommes me laissent passer, bouche bée. » (p. 151) De même la femme qui a retrouvé son homme, rend louange à l’ouragan : « (…) elle quitte l’ouragan à regret, parce qu’il lui a donné un homme, au cœur de la pluie, un homme avec de larges épaules et un souffle posé, (…) ce sera aussi la naissance de son fils et sa vie retrouvée, (…). » (p. 188)

Laurent Gaudé nous montre que de la fragilité et l’humilité naît l’or des sentiments : « Elle est belle, infiniment belle de ses rides naissant au coin des yeux, du combat que se livrent sur son visage la jeunesse et l’usure. Elle est belle, pleine de force et lézardée de doutes. Alors il répond simplement (…) : « C’est pour cela que je suis revenu » (…) les deux corps face à face dans ce salon, l’enfant qui dort, l’intensité de l’air traversé par leurs mots, leurs vies mises à nu. » (p. 85) Après l’erreur, la fuite, la bassesse, il y a toujours la place pour l’espoir : « il est fidèle à Rose retrouvée. » (p. 121) car l’amour « cloue la nuit au silence. » (p. 159)

Laurent Gaudé a les mots de l’amour qui a le dernier mot, même si l’homme meure : « (…) il meurt avec ce mot, fidèle, et plus rien n’a été vain. O dernier jour d’une vie, dernières secondes où le corps est encore animé d’un éclat, (…) ô derniers instants qu’il bénit (…) avant de retourner au néant. » (p. 186)

Alors dans une vision finale, la femme nègre chante une longue litanie qui allie vie et mort : « (…) le ciel s’est ouvert (…) lorsque je mourrai, souvenez-vous de moi et garder le regard droit. » (p. 189)

 

7 décembre 2010

Catherine RÉAULT-CROSNIER