DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

L’ENFANT MÉDUSE

 

de Sylvie Germain

 

aux Éditions Gallimard, 1991, 318 pages

 

 

Sylvie Germain, prix Fémina en 1989, pour Jours de colère, est née à Châteauroux. Dans L’enfant méduse, elle va sur les traces de ce passé lointain berrichon puisque l’histoire se déroule dans un village du Berry. Même si les lieux ne sont pas décrits d’une manière précise, nous retrouvons des caractéristiques de cette région, les landes, les marais peuplés d’oiseaux, d’insectes, de crapauds et de fées invisibles, l’atmosphère de sorcellerie et de magie des contes berrichons comme dans les livres de Jean-Louis Boncœur et celle d’imprégnation de brume et d’eau proche de George Sand.

« Des eaux magiques qui lancent des sanglots de bronze dans les brumes des soirs d’avril. Les marais alors retentissent comme si dans les profondeurs de leurs vases des royaumes engloutis sonnaient le glas à la volée. Des cités dont les crapauds sont tout à la fois les princes et les hérauts, les forgerons et les sonneurs de cloches. Les chants d’amour des crapauds sont funèbres et grotesques, ils parent de sons mortuaires les tourments du désir, (…). » (pp. 142 et 143)

« Le crapaud psalmodiait une obscure prière, pétrie de boue, de nuit et de chagrin. » (p. 33)

En Berry, se trouvent aussi les fées, les maraudeurs, les sorciers, les jeteurs de sort, les mal-morts :

« Une Fade malheureuse y vivait. Personne ne l’avait jamais vue, cette pauvre fée au cœur navré, mais ses pleurs d’invisible faisaient pitié. (…) Le chagrin de la fée se tordit dans les flammes, monta au ciel et disparut. » (p. 29)

« Les revenants, souvent, c’est de la souffrance qui maraude, ce sont des âmes aux abois, de pauvres âmes sans repos qui ont perdu leur corps et tout asile sur la terre, (…). » (p 181)

Les morts s’enchevêtrent, celles des enfants martyrs et celle du fils dévergondé, celle sublimée par la mère en quête de retrouvailles corporelles avec son défunt mari, dans une même litanie, près de la pureté des fleurs, lors d’une cérémonie pour un enterrement :

« Une lumière rousse traverse les vitraux et poudroie dans le chœur. (…) Bientôt ces fleurs très solennelles iront se poser au chevet des morts en signe de mémoire et d’amour douloureux. Sourds sanglots retenus, les chrysanthèmes veilleront sur les tombes enveloppées de brume. » (p. 203)

La lumière qui d’ailleurs porte le titre d’un chapitre (p. 79), fait partie intégrante de l’histoire bien qu’elle soit cachée :

« Ce n’est pas le jour, ce n’est pas la nuit. C’est un temps tout autre, c’est un frêle point de tangence entre les minutes et l’éternité, entre l’émerveillement et l’effroi. C’est le cœur du monde qui se montre à nu – un cœur obscur ceint de gloire. » (p. 16)

« (…) nous sommes tous faits de poussières d’étoiles mortes et tous nous redeviendrons des poussières, pour à la fin être à nouveau des étoiles. » (p. 71)

Nous oscillons entre le jour et la lumière, la clarté et le sombre qui se côtoient dans nos vies pétries de cassure :

« Le bleu de la nuit se déchire ; juste un accroc dans l’immensité lisse. Une clarté, si frêle encore qu’il semble que la moindre mésange d’un coup d’aile un peu brusque pourrait suffire à la briser, affleure les bords de cette déchirure. » (p. 81)

L’eau est parsemée près des humains. Elle peut être eau bénie, rivière claire, marécage, eau stagnante :

« Des eaux mortes qui grouillent d’une vie multiple et violente. Des eaux au ras desquelles veillent les yeux des grenouilles et des crapauds, globuleux et splendides. » (p. 142)

L’eau peut refléter le malheur, les larmes :

« Il y a une odeur des larmes. C’est une odeur terriblement douceâtre et déplaisante, comme celle qu’exhale la rouille ou le moisi. Il y a une odeur à cette sudation du cœur. Une légère odeur de peau surie. » (p. 236)

L’eau peut signifier annonce d’un changement, purification ; elle peut laver l’offense, tuer l’ogre malfaisant. La fragilité de l’eau fait sa force, est lumière, espoir de renaissance dans les ténèbres de la vie :

« Il pleut. Une pluie lente et monotone qui crible de trous la neige, la dévore peu à peu. Le ciel est gris, la terre est noire. (…) Sur le rebord d’une fenêtre s’étend une mince bande de neige (…). Un moineau est venu s’y poser. Il sautille (…). Ses pattes gravent d’infimes étoiles sur la neige. » (p. 247)

Sylvie Germain ne se limite pas à ces empreintes de pure beauté champêtre. Elle se trace une ligne de conduite hors des sentiers battus. À côté de ces oasis de beauté, elle nous conduit vers la misère humaine et ses perversités pour nous montrer comment un être humain peut dévier et un autre être tué dans son corps et dans son esprit. La nature reste pour nous permettre de reprendre souffle à côté la dureté des faits vécus, trop cruels, presque inhumains…

 C’est l’histoire d’une petite fille joyeuse qui ne sait pas encore pourquoi sa mère remariée préfère son frère aîné. Le père de celui-ci est mort à la guerre mais sa mère porte le deuil en continuant à idolâtrer son premier mari. Lucie pétille d’insouciance, celle liée à l’enfance et à la confiance :

« Lucie n’en concevait ni jalousie ni complexe. Elle était même fière du passé glorieux de sa mère et d’avoir un grand frère engendré par un héros. Quant à son propre père, elle l’aimait tel qu’il était ; un vieux monsieur, déjà, silencieux et effacé, mais d’une merveilleuse douceur. » (p. 154)

Aloïse, la mère de la fillette, vit encore et toujours sous le charme de son premier mari mort en héros et des plaisirs d’une sensualité inassouvie, qui continuent de l’inonder. Envahie par son idée fixe, elle s’intéresse à peine à sa fille née de son second mariage. Elle idéalise plutôt son fils, le vrai portrait de son père :

« Sa mère (…) ne s’illumine que face au fils de son ancien amour demeuré éternel. Face à son fils confondu à l’amour. Sa mère, une louve presque. Une traître qui s’ignore. » (p. 108)

« Mais elle ignore, la mère, combien l’effroi qui hante cet admirable corps d’amour est profond, dévastant. Elle ignore tout, la mère, elle a toujours tout ignoré. » (p. 202)

Le fils adulé, chéri devient pervers sous l’impulsion de son corps d’adulte qu’il ne maîtrise plus sous l’assaut d’ : « Une jouissance qui confondait si intimement, si délicieusement, le plaisir et la honte, l’innocence et le crime, l’extase et la douleur, (…). » (p. 94) Pour oublier ce qui lui fait à la fois horreur et plaisir, il s’alcoolise : « Mais son désir se relevait chaque fois en tyran invincible. Une hydre qui ne cessait de redresser une nouvelle tête, rieuse et insolente. » (p. 94)

Sylvie Germain se sert de la beauté des fleurs empreintes de messages à décoder, pour faire passer ses idées insensiblement, goutte à goutte, imperceptiblement, et nous montrer la fugacité de toute chose, de tout être. Le pourpre du cœur de la rose, n’est-il pas une manière indirecte de nous parler de l’indicible, le viol d’une fillette ?

« L’odeur des pommes et des poires se mêle au parfum poivré des roses sombres qui commencent à ployer en cercle autour du vase de faïence. De temps en temps se détache un pétale qui tombe avec mollesse. La lumière s’enfonce dans les plis des corolles, rosit, à peine, le pourpre des pétales. (…) La fleur voluptueuse où l’insecte avait trouvé la mort, s’effondre et s’exfolie. Les roses sont d’éphémères tombeaux. Le petit corps blond et léger comme un brin de paille gît parmi les lambeaux violacés de la rose. Un même oubli emporte dépouille et sépulture. » (p. 164)

La dure réalité va rejoindre brutalement Lucie, l’enfermer dans des non-dits, l’enliser dans une violence inouïe qui va la rendre brutale, méchante, méconnaissable à cause d’un secret inavouable, le viol par un proche, à répétition, à huit clos, pendant trois ans. Elle esquive les questions de son entourage, de ses amis ; elle se coupe du monde bien pensant car elle ne fait plus partie de cet univers. Sa mère qui ne la comprend pas ou ne préfère pas savoir, la gronde, la rabaisse, lui fait peur, la renie en paroles :

« Vraiment, (…) je ne connais rien de pire qu’un enfant qui refuse de manger. (…) "Lucie, prends garde au loup ! A force de broutailler de l’herbe et des croûtons comme une méchante bique rétive, tu finiras en vilain sac d’os !" ». (p. 102)

Elle va devenir l’enfant méduse qui casse toute amitié, toute relation personnelle car elle ne peut pas se confier. Alors son regard fuyant va devenir un allié. Elle va s’en servir pour faire peur : « ces énormes yeux d’enfant sorcière qui conjuguent la souffrance et la haine, la hideur et la beauté. Un regard de Méduse. » (p. 160) La destruction qui est en elle, est hors des mots.

Chaque jour à vivre, lui devient pesant avec la hantise du recommencement de l’acte imposé, celé dans le silence imposé par le chantage. Dans cette traversée du mal et de l’acte subit, l’enfant n’est plus qu’une loque. Dans sa solitude, sa détresse, il ne lui reste plus qu’à se confier sans parler, à la beauté de la nature, la lumière, les fleurs, les insectes en union avec les larmes qui ne peuvent pas encore jaillir :

« Son regard, – il a couvé au feu de la honte et de la peur, longtemps. Il a couvé sous ses paupières qu’elle a tenu continuellement baissées pendant deux ans. Sous ses paupières qui ne connaissent plus la fraîcheur des larmes. On a dit d’elle qu’elle avait le regard fuyant, sinon sournois. » (p. 129)

Pendant l’orage, en union avec les éléments déchaînés, Lucie retrouve les larmes :

« Lucie pleure, le front contre la terre. Le sens des larmes, après trois ans, lui est soudain rendu. Mais le goût de la joie lui demeure confisqué. » (p. 287)

Lucie a perdu toute confiance en l’homme qui restera pour elle, à jamais, l’ogre dévoreur, insatiable qui lui a tout pris, son corps et son âme. Puis un jour, ce sera l’espoir d’une paix possible prête à éclore dans sa vie étiolée, fragile, hésitante Il faudra encore un autre temps, pour que la blessure cicatrise sans jamais disparaître, pour réapprendre à vivre. Sylvie Germain nous le confie avec délicatesse en final, comme l’arrivée de la lumière dans la nuit de Noël :

« Là-bas, là-bas, le plus merveilleux de tous les là-bas luit doucement au cœur de l’ici et de l’instant présent. Là-bas, ici, une enfance nouvellement née luit dans la paille blonde. » (…) Dans son regard couleur de nuit, toujours. Mais désormais, nuit de Nativité. » (p. 313)

 

26 et 27 février 2012

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Mis en ligne avec l'aimable autorisation de Mme Sylvie Germain en date du 29 février 2012.

"Je suis touchée de l'attention que vous avez portée à la mention que je vous avais faite de ce roman, déjà ancien, qui évoque le Berry, et de la belle analyse que vous avez écrite." (Sylvie Germain)