DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

RÉUSSIR SA MORT

 

de Fabrice Hadjadj

 

aux Presses de la Renaissance, collection Essais, 2005, 401 pages

 

 

Fabrice Hadjadj est professeur agrégé de philosophie, dramaturge et critique littéraire au Figaro et à Art Presse. Cet écrivain n’a pas fini de nous surprendre avec un nom arabe, des racines juives, une conversion à l’église Saint-Sulpice à Paris et un baptême à l’abbaye de Solesmes en 1998. Lauréat 2010 du prix de littérature religieuse, il ressent sa mission en lien avec le mystère de l’incarnation. Ses livres en sont imprégnés.

« Réussir sa mort » est un titre hors du commun, à l’opposé de ce que beaucoup attendent, c’est-à-dire réussir sa vie. Fabrice Hadjadj a abordé là un thème qui est pour certains, tabou ou procède du rabat-joie, mais cet auteur a eu son courage récompensé dès 2006, par l’obtention du Grand Prix catholique de littérature. Ce livre « propose une anti-méthode pour accueillir l’échec et la perte, c’est-à-dire aussi la grâce et le don, enfin tout ce qui, comme la mort, vient déjouer vos calculs (…). » (quatrième de couverture)

« L’homme mauvais réussit (…) mais sa réussite l’enfonce. » (p. 20), oui s’il en oublie l’essentiel qui n’est ni la vie ni la mort mais l’amour de l’autre. L’essentiel ne se mesure pas en billets de banque ni en étalage de ses actes. Il est dans la simplicité d’une vie vécue avec amour dans la discrétion, sans emphase, sans recherche d’une récompense, d’une promotion.

Partant du principe que la réussite peut nous pourrir la vie, l’auteur nous entraîne sur des chemins inhabituels, nous montrant que nous sommes programmés pour mourir un jour et qu’en personne douée de raison, nous devons y réfléchir : « Le déni de la mort implique un déni de la vie. Le désir d’une vie toujours rose conduit à la plus noire destruction. (…) On ne peut pas réussir sa vie sans réussir sa mort » (p. 28) Seul l’amour reste pour l’éternité : « (…) ce n’est qu’en donnant sa vie qu’on ne la perd pas, ce n’est qu’en l’immolant qu’on ne la détruit point. » (p. 42) Personnellement je ne suis pas convaincue que nous devons toujours réussir notre mort – dans le sens qui est donné à la réussite à tout prix – mais nous pouvons simplement nous y préparer et l’accepter dans la sérénité et la sagesse, même si le final nous dépasse. Peut-être est-ce cela la vraie réussite ?

« L’amour de la création ne peut que conduire à l’amour de la Croix, si c’est vraiment la Croix qui rachète le monde. » (p. 138) Nous sommes faits pour nous épanouir dans le don et l’amour. Ce n’est jamais la facilité mais n’est-ce pas dans l’adversité que nous nous construisons ?

« L’amour le plus grand ne consiste pas à se détruire soi-même mais à relever l’autre, et même à se relever avec l’autre. Donner sa vie n’est un don véritable que si cette vie est un bien pour son prochain. » (p. 178) À chaque fois que je me tourne vers un être petit, faible, fragile, démuni, malade, je vis dans le partage de ce qui est le plus important dans la vie, donner sans chercher à savoir si l’autre pourra me donner quelque chose en échange, donner simplement en offrande pure : « Il ne s’agissait plus de l’aimer pour ce qu’elle me donnait ; il s’agissait de l’aimer pour lui donner. » (Jean Giono cité par Fabrice Hadjadj, p. 180)

Quelle est notre finalité dans la vie ? Faire ce qui est bon pour la santé, chercher à se faire plaisir, point final ? Est-ce manger pour bien se nourrir, apprécier les bons plats pour soi ? Ne voir dans l’acte sexuel que le côté pratique, pulsion à assouvir, baisse de tension ? Fabrice Hadjadj nous parle des « béatitudes d[e notre] siècle » (p. 198) : « manger des bananes, qui permettent la production de sérotonine, mais aussi des fraises qui regorgent d’antioxydants, et de la crème au chocolat, qui libère des endomorphines. » (p. 197) « L’acte sexuel est recommandé non pas parce qu’il ouvre sur une autre vie mais parce qu’il fait baisser la tension et agit comme un tranquillisant naturel. » (p. 198) Alors nous oublions l’essentiel mais c’est pourtant ce superficiel qui est mis sur un piédestal dans les publicités, les journaux à la mode, les émissions de télévision comme si cela pouvait être un modèle à suivre, un idéal de vie !

À côté, nous avons des hommes déconcertants par leur manière de vivre à contre-courant de ce qui est à la mode, tel le pape Jean-Paul VI vers la fin de sa vie qui portait le poids de son corps malade avec un sourire radieux et pouvait encore tant donner aux autres : « Le pape, atteint d’une maladie dégénérative du cerveau, la portait dans la patience et dans l’amour, et nous révélait combien nous étions atteints d’une maladie dégénérative de l’âme. Le rationalisme français était ridicule devant cette gloire de la Croix. » (p. 234)

Plutôt que de gémir devant le corps vieillissant ou malade, ne devrions-nous pas plutôt nous alarmer devant la cruauté de l’égoïsme, devant l’inconscience du futile devenu le dieu de la consommation ? Nous perdons alors notre identité première puisque les sentiments n’ont plus leur place et que la réflexion devient inutile voire négative. À refuser toute proximité avec la souffrance ou la mort, nous vivons dans la facilité, une trop grande et néfaste aisance qui nous déconnecte du vrai et nous emporte dans le virtuel sans sentiments.

La vision de celui qui porte son corps malade avec patience et sourire, quand cela lui est encore possible, témoigne d’une démarche d’amour tournée vers l’autre. Alors la vie et la mort changent de sens : « (…) le mourir pouvait être l’ultime grandeur, et (…) la vie, loin d’être diminuée par ce terme, y trouvait son plein épanouissement d’offrande. Le papillon ne déchirera-t-il pas sa chrysalide ? La fleur ignorera-t-elle qu’elle ne se flétrit que pour donner son fruit ? » (p. 235)

De même la vision de celui qui sait voir celui qui souffre et veut l’aider, témoigne d’un chemin d’amour : « Seigneur, fais-nous comprendre que nous n’aborderons à la plénitude de la vie que par une incessante mort à nous-mêmes et à nos désirs égoïstes. » (p. 238) « Mon existence est suspendue à l’amour que Dieu me porte. Cet amour m’arrache au néant (…). » (p. 254)

Contrairement aux apparences, certains vivants sont plus morts que les mourants car « Celui qui n’aime pas demeure dans la mort. », nous confie saint Jean. (Jn 3, 14) (cité p. 255)

Pour saint Augustin, « La peine de mort peut se retourner en grâce de vie » car « pour le pur, tout est pur. » (p. 283) Peu importe en effet les aléas de la vie si nous avons trouvé la vraie route. Nous sommes tous en recherche, en marche vers un ailleurs illuminé d’un amour absolu, celui de Dieu qui nous englobe tous : « c’est Dieu lui-même qui prend en charge la clameur de tous les délaissés, de tous ceux qui souffrent (…). Les saints, après avoir embrassé volontairement l’agonie du Seigneur, peuvent mourir dans la lumière de l’amour. » (p. 303)

Pour Armand Robin, « Quiconque veut vous détruire, dites-lui : « Je veux vous reconstruire ! » » (cité p. 313) Nous ne pouvons pas en effet, empêcher l’autre de faire le mal, nous ne pouvons que l’aider à quitter ce chemin de perdition qui le détruit en détruisant l’autre.

Notre préparation à la mort est importante comme celle de toutes étapes fondamentales de notre passage sur terre, l’apprentissage de la vie, le partage, la souffrance, les joies des retrouvailles, l’amitié, le pardon. À la fin de notre dégradation corporelle, il restera trois éléments essentiels : l’amour, le pardon, la prière. Fabrice Hadjadj nous le dit ainsi : « (…) ce qui nous prépare à mourir en nous centrant sur notre vie la plus essentielle, c’est la prière. Il s’agit moins de pensée que d’amour, et moins de se détacher du corps que de se détacher de soi. » (p. 323)

Fabrice Hadjadj réfléchit sur le fait de croire ou non. Si nous essayons de transmettre nos convictions personnelles, nous ne devons pas en faire une barrière ni refuser d’accepter celui qui ne pense pas comme nous. Puisque nous nous basons sur l’essentiel, ne soyons pas étonnés que ce soit la sincérité de l’amour qui ait le dernier mot : « L’athée sincère n’est donc jamais démoniaque, ce qui n’est pas aussi sûr du chrétien hypocrite. » (p. 333)

N’essayons donc pas de convaincre à tout prix mais seulement de proposer un chemin de réflexion, un regard aimant de même que nous ne chercherons point à étaler notre savoir en étant imbu de nous-mêmes. Restons simples et humbles. Nous ne sommes qu’un grain de sable dans l’immense univers. Fabrice Hadjadj nous met en garde contre celui qui se croit fort, pense avoir toujours raison, tout savoir, celui qui oublie sa fragilité, sa petitesse et notre besoin d’amour qui nous unit à Dieu et qui seul peut combler notre cœur vers la grande rencontre : « (…) vous ne briguez pas une gloire voyante (…). Vous voudriez intercéder sans interférer. Être assez transparent pour ne pas troubler la rencontre intime et libre de votre prochain avec le Mystère. » (p. 349)

Le sacrifice de Maximilien Kolbe qui prit spontanément la place d’un détenu qui refusait de partir au four crématoire parce qu’il était père de famille, est une preuve de la beauté du don total spontané car son acte « est évident pour le cœur qui aime, il ne l’est pas tout de suite pour la raison qui réfléchit. » (p. 360) Il ne faut pas vouloir tout expliquer, tout décortiquer car nous risquons de tuer le sens du don et de tout remettre en cause, en oubliant que la pensée est en perpétuel devenir. Seul compte le don en sa simplicité. Fabrice Hadjadj nous propose de faire nôtre, l’attention à l’autre, dans la simplicité quotidienne : « Les petites attentions sont toujours les plus grandes. À travers ces riens passe toute la lumière de l’amour. » (p. 361)

Nous ne devons pas passer notre temps en futiles discours ni en jugements intempestifs. Face à celui qui nous hait, nous renie, nous attaque, nous humilie, Fabrice Hadjadj nous montre qu’il n’existe qu’un seul chemin : « Seul l’amour des ennemis évite l’intelligence avec l’ennemi. » (p. 365) Ce propos fait écho à celui de saint Thomas : « La charité est une amitié divine. » (cité p. 368)

« Quand l’agression n’engage que vous, la perfection de la patience est de supporter jusqu’au martyre. » (pp. 374 et 375) Ne pensons pas ne pas être coupable si nous ne tachons pas nos mains de sang ou de haine car si nous laissons l’autre le faire en acquiesçant ou sans réagir comme Hérode, nous sommes vraiment coupables ou pire comme l’écrit Charles Péguy : « (…) Complice, complice, c’est pire qu’auteur, infiniment pire. (…) Celui qui laisse faire est comme celui qui fait faire. » (cité p. 374)

La mort n’achève pas l’être vivant. Ce n’est pas la fin de tout mais simplement notre passage vers l’éternité, une nouvelle naissance comme l’écrit après saint Augustin et Bergson, T. S Eliot : « In my end is my beginning » (cité p. 385).

Fabrice Hadjadj termine son livre dans la douceur et l’espoir : « À la poussière, tu retourneras. (…) à cette poussière que nous avons tant aimée, et dont le poudroiement d’or, sous le soleil d’été, pouvait nous laisser présager qu’un jour y brillerait définitivement la Lumière. » (p. 397)

 

23 avril 2012

Catherine RÉAULT-CROSNIER