POÈTE À DÉCOUVRIR

 

SEAMUS HEANEY : PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1995

SA VIE, SON ŒUVRE.

Seamus Heaney est né en 1939 dans le comté de Derry en Irlande du Nord. Il est le fils de fermiers catholiques et l’aîné de neuf enfants. Un de ses jeunes frères est mort à quatre ans dans un accident de voiture. Il a fait ses études à Belfast où il a ensuite enseigné en tant que professeur.

En 1972, il s’est établi en république d’Irlande avec sa femme, Marie, et leurs enfants. Il alternera la profession d’enseignant avec celle d’écrivain.

Depuis 1982, il partage son temps entre l’Irlande et les États-Unis où il est professeur à Harward. Il a déjà reçu de nombreux prix dont les prix Somerset Maugham, Cholmondeley, W.H Smith et Cooper. Ses œuvres principales sont parues aux éditions Faber et Faber à Londres :

Death of a naturalist en 1966 -Mort d’un naturaliste-,
Door into the dark en 1969 -Porte vers le noir-,
Wintering out en 1972 -Endurer l’hiver-,
North en 1975 -Nord-,
Field work en 1979 -Fouille-,
Preoccupations de 1968 à 1978,
Selected poems de 1965 à 1975 -Choix de poèmes-,
Sweeney Astray en 1983,
Station Island en 1984,
The Haw Lantern en 1987,
The Government of the Tongue en 1988,
The Rattle Bag en 1982 qui est une anthologie de poésie sélectionnée par Seamus Heaney et Ted Hugles.

Il a obtenu le prix Nobel de littérature en 1995.

Après cette brève autobiographie de Seamus Heaney, je vais essayer de donner un aperçu global de son style de poésie et de ses œuvres.

Au premier abord, les poèmes de Seamus Heaney paraissent proches de la terre. Beaucoup ont trait à des impressions ressenties durant son enfance à la campagne, sensations qui resurgissent du passé ainsi que la profondeur des sentiments filiaux même au travers de tâches matérielles qui pourraient paraître anodines comme le fait de ramasser des pommes de terre, par exemple dans le poème "Creuser" :

"Sous ma fenêtre, le crissement net
De la bêche qui plonge dans le sol caillouteux :
Mon père qui creuse. Je le regarde ..."

Dans un deuxième temps, le lecteur est fasciné par l’omniprésence de la tourbe comme de la mort, par exemple dans le poème "L’homme de Tollund" qui nous fait connaître l’histoire de corps sacrifiés, parfaitement conservés dans la tourbe depuis deux mille ans. Cette même idée de corps sacrifiés est développée dans son livre "Door into the dark" puis dans une série de poèmes, "Les Bog Poems" où il associe les rites sacrificiels archaïques avec les actes de représailles que les deux communautés irlandaises s’infligent actuellement en Irlande du Nord.

Pour Seamus Heaney, il n’y a pas de frontière entre ce passé lointain et le présent du XX° siècle si les actes de barbarie sont toujours présents. Il aime associer des faits qui paraissent éloignés pour mieux insister sur leur même cruauté de la même manière qu’il associera des lieux très différents car il préfère voyager plutôt que séjourner, voyager dans l’espace ou dans le temps.

Tout au long de ses œuvres, ce thème revient comme un leitmotiv fascinant, lancinant, dont il ne peut se détacher mais par ce biais, il ramène à nous, l’histoire des millénaires enterrée, enfouie et qu’il déterre comme le jardinier creuse la terre.

La profondeur et le sombre sont aussi deux idées essentielles chez ce poète. La profondeur car tout vient de la terre et retourne à la terre ; il creuse à la recherche des origines, le noir le hante car tout est noir au fond de la terre, la tourbe est noire, la mort est noire comme le désespoir.

Malgré cette impression d’être tourné vers le passé et le monde des impressions, Seamus Heaney est résolument ancré dans l’histoire de son temps et marqué dans le plus profond de son être par le déchirement de son pays comme il nous le confie dans le poème "Accident" (Extrait de Field Work-Fouille-) qui nous rappelle la triste fin d’un pêcheur catholique tué par une explosion dans un pub, le soir de l’enterrement de treize civils à Derry, le 3 janvier 1972. Sa conscience reste tourmentée par la conduite à tenir en face des faits : faut-il suivre sa propre conscience, être fidèle à la mémoire collective, être solidaire d’un groupe ?

Seamus Heaney est aussi un homme à part entière, sensible à la féminité et lorsqu’il écrit des poèmes à la gloire de la femme, il le fait d’une manière originale et touchante comme par exemple dans "Viens sous la tonnelle" (Extrait de North) - Ce titre correspond aux premiers mots d’une chanson patriotique du XIX° siècle en Irlande - :

"De la panse noire
De la tourbière, les épingles de bois
Cèdent doucement ..."

Ces mots nous étonnent puisqu’ils nous parlent d’une femme étonnamment bien conservée, immobilisée dans la tourbière par des épingles de bois, il y a des millénaires. Mais plus loin, le poète efface cette image mortuaire jusqu’à nous faire oublier qu’il parle d’elle en nous confiant son émotion devant son trésor, le sexe féminin :

"Par delà
Le rêve d’or de la rivière
J’atteins le lingot
De son mont de Vénus."

Dans certains poèmes purement descriptifs comme "Le jour du barattage" (Extrait de "Death of a naturalist"), Seamus Heaney nous décrit la vie de tous les jours mais je ne peux pas m’empêcher de trouver derrière les mots, un sens moins matériel comme si le concret de la vie de tous les jours révélait son inconscient avec par exemple :

"Le babeurre fermentait dans la terre cuite poreuse et fraîche ...
Les quatre pots venaient alors, leur bec lourd de crème,
Déverser leur ventre blanc dans la baratte stérile ...
Le martèlement bref s’accélérait ...".

Nos pensées fermentent, décantent avant de porter du fruit comme la baratte. Les actes de barbarie reviennent par saccades pour marteler nos pensées ...

Dans "L’homme de Grauballe" (Extrait de North), Seamus Heaney nous parle du cadavre d’un homme sacrifié et extrait de la tourbière (et datant de deux mille ans). Il associe là encore la violence archaïque de ces rites avec les assassinats actuels pour faire ressortir leur cruauté :

"Comme s’il avait été plongé
Dans du goudron, il gît
Sur un coussin de tourbe
Et semble pleurer
La rivière noire de son corps."

Dans tous ces extraits, l’extrême sensibilité poétique de Seamus Heaney nous est révélée, ainsi que sa nostalgie d’une enfance révolue. Sa poésie offre un contraste saisissant entre le passé lointain d’actes barbares et le présent cruel comme l’actualité sanglante de l’Irlande du Nord.

Il se réfère aussi à des chansons de son pays, à des comptines anciennes pour enraciner sa poésie dans les profondeurs de l’histoire. Il a besoin de se baser sur des traditions (comme dans "Station Island") car il est en quête d’une harmonie aussi bien culturelle (il cite souvent des poètes des siècles passés) que de communauté, de mémoire, de mythologie, de conscience collective. Il reste tiraillé entre les valeurs locales traditionnelles et la modernité.

Du côté intérieur, il nous révèle une vie souterraine qu’il creuse. Il voudrait retourner au sein de la terre ; il est en union avec elle comme avec une mère nourricière d’où il vient et où il retournera après sa mort, retour considéré comme une pénétration dans un monde enfoui, pour y reconnaître l’innommable, l’insondable, creuser, creuser encore jusqu’à la hantise, l’obsession pour extraire de l’oubli, l’être depuis ses origines, creuser, creuser encore, pour extraire de l’oubli la condition fondamentale de l’être :

"L’odeur froide de la terre remuée, le gargouillis
De la terre détrempée, les courtes entailles d’une lame
Au travers de racines vivantes s’éveillent dans ma tête.
Mais je n’ai pas de pelle pour suivre de tels hommes.

Entre mon doigt et mon pouce
Le stylo trapu repose

Je creuserai avec."

 

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

Mai 1997

 

 

Bibliographie :

POÈMES (1966-1984) de SEAMUS HEANEY, traduit de l’anglais par Anne Bernard KEARNEY et Florence LAFON, introduction de Richard KEARNEY, Éditions Gallimard, "Du monde entier".

 

NB : Outre le présent article, vous pouvez lire sur ce site deux poèmes de Seamus HEANEY ayant participé aux "Mur de poésie de TOURS" : "Traditions" en 2000 et "Fouille" en 2002.