DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LE VIEIL HOMME ET LA MER

 

d’Ernest Hemingway

 

aux Éditions France Loisirs, 2012, pages 1242 à 1318

 

Hemingway (1899 – 1961), l’un des plus grands auteurs du XXème siècle, romancier et journaliste, a reçu pour Le vieil homme et la mer, le prix Pulitzer en 1953 puis un an après, le prix Nobel de littérature. Ce livre est paru aux éditions Gallimard en 1952 et a été réédité de nombreuses fois. Hemingway a su avec beaucoup de délicatesse et de tendresse, aborder le thème de la vieillesse, de la décadence, de la déchéance, de la solitude. Ce vieux pêcheur cubain garde confiance même s’il revient bredouille de la pêche depuis « quatre-vingt-quatre jours » (p. 1242), trois mois.

Le récit commence comme un conte de fées : « Il était une fois un vieil homme, tout seul dans son bateau, qui pêchait au milieu du Gulf Stream. » (p. 1242) Mais la détresse de ce vieillard ressort encore plus, en opposition avec le jeune à qui il apprit le métier et qui lui garde sa confiance et le materne, lui apportant à boire, à manger, veillant à ce qu’il n’ait pas froid. « Chaque soir, le gamin avait la tristesse de voir le vieux rentrer avec sa barque vide. Il ne manquait pas d’aller à sa rencontre et l’aidait (…). Le vieil homme était maigre et sec, avec des rides comme des coups de couteau sur la nuque. (…) Tout en lui était vieux, sauf son regard, qui était gai et brave, et qui avait la couleur de la mer. » (p. 1242)

L’intimité entre l’enfant et le vieux est émouvante. Tout est amour discret et connivence. Leurs paroles sont simples, directes et Hemingway retrace cette amitié entre ces deux âges extrêmes.

« – Qué va, dit le gamin. Y a beaucoup de bons pêcheurs, et puis y a des très grands pêcheurs. Mais y en a qu’un comme toi. (…)

– Peut-être que je ne suis pas aussi costaud que ça, dit le vieux. Mais je connais des tas de trucs, et je suis têtu. » (p. 1250)

Hemingway sait trouver les mots pour décrire avec respect, le vieux endormi dans sa déchéance : « La chemise du vieux avait tellement de pièces qu’elle ressemblait à la voile de sa barque (…). Ce visage aux yeux fermés n’avait plus l’air vivant. Le journal était étalé sur les genoux du vieux ; le poids de son bras le défendait contre la brise du soir. Le vieux était pieds nus. » (p. 1247)

Le vieux se laisse faire comme un enfant et accepte de n’avoir plus faim, de ne plus rien prendre à la pêche. Il attend que la mort arrive mais il garde son énergie, sa joie de vivre devant l’enfant lui promettant de prendre un gros poisson. L’enfant ne lui enlève pas son rêve, « Bonne chance, grand-père » (p. 1253) et le vieillard part en haute mer, plus loin que d’habitude sans regret, sans crainte : « Le vieux savait qu’il irait très loin (…) ; chaque coup de rame l’enfonçait dans l’odeur matinale et pure de l’océan. » (p. 1253)

Hemingway décrit la mer, en se mettant dans la peau du vieux qui n’a vécu que pour elle. Il sait aussi laisser parler l’homme pour accentuer sa présence : « – Des dorades ! dit le vieux à haute voix, et des grosses ! (…) Au-dessus de la côte, les nuages s’étaient mis à ressembler à des montagnes ; (…). Le vieux apercevait des taches rouges de plancton au fond de cette obscurité où le soleil mettait des clartés étranges. » (p. 1257)

Contre toutes les prévisions, il pêche un thon assez beau. Encouragé par ce début, il continue vers les grands fonds sans crainte et finit par prendre un poisson très fort qui l’entraîne. Il n’arrive qu’à le suivre : « Quatre heures plus tard, le poisson nageait toujours, en plein vers le large, remorquant la barque, et le vieux s’arcboutait toujours de toutes ses forces, la ligne en travers du dos. » (p. 1264) Qui emmène qui ? On ne sait plus mais le vieux veut vaincre pour vivre, manger, prouver qu’il peut encore pêcher. Il veut l’attraper, tout en le respectant. Habitué à vivre de peu, il mange sa pêche crue et boit sa ration d’eau ayant apporté avec lui, une bouteille d’eau. Il pense à l’enfant qui l’aiderait bien s’il était là. Il reste présent en son esprit. Il ne l’oublie pas, lui parle : « Je voudrais bien que le gosse soit là. » (p. 1268)

Son amour pour la mer persiste au-delà de sa fatigue croissante et des bonds du poisson. Son corps s’use ; il se blesse mais n’y prend pas garde : « il se fendit la joue au-dessous de l’œil. (…) » (p. 1269) « (…) sa main droite était tout ensanglantée. » (p. 1271) « (…) il avait mal, ce qu’il se refusait à admettre. » (p. 1277) « Sa main gauche était insensible. De toute la force de sa main droite, il freina la fuite du fil. (….) ce furent alors son dos et sa main gauche qui subirent la morsure de la corde ; (…). » (p. 1289)

Hemingway nous fait partager les réflexions du vieux dans l’action qui imagine ce poisson et l’humanise : « C’est un beau poisson, et qu’est pas comme les autres (…) Quel âge peut-il bien avoir ? J’en ai jamais attrapé d’aussi costaud, (…). Il se défend, il s’affole pas. C’est-y qu’il a une idée derrière la tête ou qu’il fait n’importe quoi, comme moi ? » (p. 1266)

Le pêcheur réfléchit en philosophe, en regardant une fauvette à bout de forces, qui se pose à l’arrière de sa barque. La fauvette est un peu comme lui, à bout de force, à bout de souffle : « Repose-toi un bon coup, mon petit, dit-il. Et puis, tâche de gagner la terre : tu as ta chance. Tout le monde a sa chance : les hommes, les oiseaux, les poissons. » (p. 1271)

Le pêcheur a presque des remords de conscience au sujet du poisson mais il ne désespère pas : « Je l’ai pris en traître, (…). C’est à cause de mes pièges qu’il a été obligé de choisir. Il avait choisi de rester dans les eaux profondes, (…) loin des traîtres. Et puis, voilà que moi, j’ai choisi d’aller le chercher tout là-bas dans le fond, plus loin que tous les poissons du monde. » (p. 1267)

Après une lutte de trois jours, il voit la longueur de l’espadon, plus grand que son petit bateau et il l’admire : « (…) soudain, l’océan se souleva en avant de la barque, et le poisson apparut. Il n’en finissait pas de sortir ; l’eau ruisselait le long de ses flancs ; il étincelait dans la lumière ; (…) Le poisson émergea tout entier puis, avec l’aisance d’un bon nageur, replongea. » (p. 1276)

L’homme est épuisé ; un instant il attend la fin puis veut encore lutter : « Tu veux ma mort, poisson, (…). C’est ton droit. (…) Allez, vas-y ; tue-moi. Ça m’est égal lequel de nous deux qui tue l’autre. (…) Voilà que je déraille. Faut garder la tête froide. » (p. 1296)

Il réussit enfin, l’exploit d’harponner cette bête plus grande que sa barque. Il amarre le poisson contre le flanc de son navire. Il respecte ce corps mort et a encore la force de l’humour : « Mais j’ai tué ce poisson qui était mon frère et maintenant, faut que je fasse toutes les corvées. » (pp. 1297 et 1298) Il est heureux d’une joie naïve, ne prévoyant pas qu’il va attirer les requins. Il est tout à sa fête d’avoir réussi : « Navigue de ton mieux, et prends les choses comme elles viennent. » (p. 1303). Il travaille à bien fixer l’espadon sur le côté de son bateau pour le ramener et il peut alors repartir vers son petit port de pêche par un vent favorable à un retour plus rapide.

Quand le premier requin arrive, il donne sa ligne de conduite : « l’homme ne doit jamais s’avouer vaincu (…). Un homme, ça peut être détruit, mais pas vaincu. » (p. 1303) Mais il ne peut pas s’empêcher de regretter la mort du poisson et sa petite vie tranquille d’avant : « C’était trop beau pour que ça dure (…). C’est maintenant que je voudrais que ça soit un rêve ! Je voudrais l’avoir jamais pris, ce poisson-là. Je voudrais être tout seul dans mon lit, sur le paquet de journaux. » (p. 1303)

Il fait face, improvise et harponne le requin avant de le rejeter à la mer puis un autre arrive, deux autres et encore d’autres. Il se sert de son harpon, de sa rame, de son canif mais peu à peu, à l’approche du port, les instruments sont tous cassés et les requins ont presque dépecé complètement le beau poisson. Il a juste pu y goûter un peu pour se nourrir. Il ne reste que la carcasse de la bête qui lui prouve qu’il n’a pas rêvé. « C’est fini maintenant, (…). Ils vont probablement remettre ça. Mais qu’est-ce qu’on peut faire dans le noir, et pas armé ? » (p. 1312) Il pense que tout est fini : « Il était raide : il avait mal partout, le froid de la nuit réveillait toutes ses blessures, toutes les douleurs de son corps surmené. » (p. 1312) Le vieux sait que l’enfant est là-bas à l’attendre, qu’il passe chaque jour en sa pauvre masure au cas où il reviendrait, prêt à lui donner à manger, le couvrir, lui parler alors il ne perd pas courage.

Nous voici de retour au port. Sur la plage, la « barque était entourée de pêcheurs qui examinaient ce qu’elle portait en son flanc. L’un d’eux (…) mesurait la longueur du squelette avec une ficelle. » (p. 1315) et dans la maison du pêcheur, « Dans la cabane là-bas, (…) le vieux s’était endormi. Il gisait toujours sur le ventre. Le gamin, assis à côté de lui, le regardait dormir. Le vieux rêvait de lions. » (p. 1318)

Ce livre de profonde humanité, est un hymne à la mer, au vieux pêcheur qui ne désespère jamais contre vents et marées, qui garde son amitié pour l’enfant qu’il a aidé puis qui l’a secouru dans son grand âge. Dans cet ode initiatique, éloge du respect de toute vie, peu importe qui gagne. Seuls comptent l’espoir qui fait encore vivre, la fidélité qui défie le temps et les déchéances, l’amour qui transperce la mort.

 

30 août 2012

Catherine RÉAULT-CROSNIER