POÈTE À DÉCOUVRIR

 

CESARE PAVESE (1908-1950) :

un poète italien entre pessimisme et lyrisme

 

 

Cesare Pavese est plus connu comme romancier et auteur noir mais il s’est voulu d’abord poète : son premier et son dernier livre sont des livres de poésie, un peu comme si la poésie pouvait cerner toute sa vie.

On comprend très bien le pessimisme de l’auteur lorsque l’on sait qu’il a perdu son père quand il avait six ans, qu’il a été élevé par sa mère, femme très stricte. Cesare Pavese a toujours eu du mal à vivre et on retrouve cette tendance dans tous ses écrits.

Il aurait pu perdre son pessimisme s’il avait pu trouver l’amour de sa vie mais il a seulement cru le trouver en la personne d’une actrice américaine qu’il a rencontrée à Rome en 1950, Constance Dowling. Celle-ci l’abandonne et il se suicidera la même année, en 1950, après avoir écrit sa dernière œuvre, "La mort viendra et elle aura tes yeux", recueil poétique dont le titre est très explicite et Cesare Pavese ne fera pas que de dire qu’il veut mourir ; il mettra son projet à exécution.

Son premier livre publié "Travailler fatigue", est paru en 1936. C’est une sorte d’autobiographie stylisée où les silences eux-mêmes nous parlent. Pour l’auteur, il faut travailler pour vivre mais il n’est pas sûr de tenir à la vie. Il assimile le travail à une tâche ingrate qui fatigue.

 

Ses œuvres poétiques :

Avant la parution de ce livre, Cesare Pavese avait déjà écrit des poèmes à l’âge de 21 ans (1928-1929). Ce sont des poèmes du désamour. Il a choisi d’abord d’écrire en vers libres puis il façonne son propre vers, à sa manière (13 syllabes, 4 accents).

Il publie ensuite "Le métier de poète" en 1934 puis "Travailler fatigue" en 1936 puis un recueil qui s’échelonne sur dix ans (1930-1940), "Le métier de vivre".

Son dernier recueil "La mort viendra et elle aura tes yeux" sera publié à titre posthume, un an après sa mort, c’est-à-dire en 1951. Ce livre n’a été écrit que pour Constance Dowling.

Comme je l’ai déjà signalé, Cesare Pavese est surtout romancier. Il a en particulier écrit "Le bel été" (1940), "Le diable dans les collines" (1948), "Entre femmes seules" (1949). On retrouve aussi dans ses romans, l’importance des paysages, l’enfance révolue et le pessimisme latent.

 

La poésie de Cesare Pavese :

"Travailler fatigue" est certainement le livre préféré de l’auteur. Il a une place unique dans la poésie italienne et européenne à mi-chemin entre "l’hermétisme des uns et le populisme des autres". Le rêve et la réalité s’emmêlent, s’unissent si bien que l’homme ne sait plus s’il est, où il est, s’il rêve ou non. Cesare Pavese décrit la nature qu’il aime, celle de son enfance avec la nostalgie des choses définitivement disparues : il caresse des yeux les collines :

"Ici sur la hauteur, la colline n’est plus cultivée.
Il y a les fougères, les roches dénudées et la stérilité.
Le travail ne sert à rien ici (...)"

(Paysage I)

Le travail lui paraît toujours inutile. Pour lui, c’est l’image de sa mère qui se fatigue, c’est l’usure pour rien. Alors dans ce contexte, la poésie apparaît comme le lieu de l’attente c’est pourquoi il associe ses paysages, des rues, des fenêtres, lieux ouverts sur le monde :

"La fenêtre entrouverte enferme un visage
Sur la plaine marine. Ses cheveux vagabonds
Accompagnent la tendre cadence de la mer".

(Matin)

Sa poésie esquive ses questions angoissantes dans un flou, pour lui rassurant. Mais des visages se créent, s’effacent au fil des descriptions. Ces yeux attendent ce qui va arriver :

"Les mots que tu écoutes t’effleurent à peine.
Il y a sur ton calme visage une pensée limpide
Qui suggère à tes épaules la lumière de la mer.
Il y a sur ton visage un silence qui oppresse
Le cœur, sourdement, et distille une douleur antique
Comme le suc des fruits tombés en ce temps-là".

(Matin)

Derrière les paysages et ces visages, il y a le passé (douleur antique), les racines très anciennes, les origines mais celles-ci sont des restes inutiles (fruits tombés). Le passé proche, c’est l’enfance innocente et il sait que, pour lui, cette époque est révolue :

"L’enfant n’ose pas regarder dans l’ombre,
Et pourtant il sait bien que pour devenir homme
Il devra se perdre dans le soleil et se faire aux regards du ciel".

(Atavisme)

La poésie sert aussi au poète à exorciser ses impressions négatives. Lorsqu’il suffoque, que tout devient insupportable, il pressent alors que même si tout rentre dans l’ordre habituel des choses, ce n’est qu’une illusion ; ce n’est que pour s’installer dans le domaine du néant et de la mort :

"Ici, dans le noir, solitaire
Mon corps est tranquille et se sent souverain".

(Manie de solitude)

Cesare Pavese aime aussi se retrouver dans le monde du rêve où il arrive à puiser une certaine paix :

"Il y a dans la mer des yeux qui affleurent parfois".

(Femmes passionnées)

Étonnante poésie où la nature reflète ses états d’âme, où les fleurs peuvent être "de feu et de sang" lorsqu’il pense à la guerre.

Cesare Pavese se retrouve aussi dans le silence qui est pour lui un mode d’expression où les non-dit parlent et où les fenêtres sont lourdes de sous-entendus, " ouvertes, immobiles sur l’air qui se tait " :

"Chaque soir, le silence de la chambre solitaire
Se referme comme l’air sur l’écume légère
Des gestes. Chaque soir, l’étoile fenêtre
S’ouvre immobile sur l’air qui se tait. La voix
Douce et rauque ne résonne plus dans le silence frais"

(La voix)

Cesare Pavese voudrait oublier la réalité de la poésie mais il n’y arrive pas complètement :

"Le lointain murmure ne voile pas le souvenir".

Et le silence revient, lancinant, pour durer dans l’éternité. Le silence, c’est aussi l’absence, le rejet du passé :

"Pour toujours, le silence
Se tait, tranquille et rauque dans le souvenir de jadis".

(La voix)

Les mêmes idées sont exprimées dans "Le métier de poète", en particulier sur le passé. Lorsque l’auteur veut donner ses impressions sur ce recueil, il dit :

"Il fallait que je me prouve qu’une sobre énergie dans la conception entraînait une expression fidèle, immédiate, essentielle".

Cesare Pavese essaie d’analyser ses intuitions car elles reflètent sa personnalité. Il est tiraillé entre le flou de l’imaginaire et le réel angoissant. Il n’arrive pas à faire face à son angoisse de vivre.

Dans son dernier livre, "La mort viendra et elle aura tes yeux", il pressent que tout va disparaître dans le feu et dans le sang. Le titre veut déjà par lui-même exprimer la violence de ses états d’âme. Il accuse celle qu’il aime pour son indifférence :

"Terre rouge, terre noire,
Tu viens de la mer,
Des campagnes brûlées
Où sont des mots anciens
Et des peines de sang ".

" Ô toi dure et très douce
Parole, ancienne par le sang
Amassé dans tes yeux, (...)"

(La terre et la mort)

L’amour malheureux a servi à de nombreux poètes comme moyen pour dépasser leur douleur mais ici, c’est l’inverse qui se produit : les sentiments tragiques culminent. Le poète est en pleine crise sentimentale et sa douleur est si folle qu’il en vient à souhaiter la mort :

"Tu es la terre et la mort
Ta saison est ténèbres
Et silence. Rien ne vit
Qui soit étranger
À l’aube que tu n’es".

(La terre et la mort)

Sa poésie est un cri qui dit à l’aimée qu’il ne peut plus vivre car il ne peut exister sans elle :

"L’espérance se tord
Et t’attend et t’appelle.
Tu es la vie et la mort.
Ton pas est léger.
Sombre est le matin qui passe
Sans la lumière de tes yeux".

(La terre et la mort)

Cesare Pavese ne voit aucune issue à sa douleur mais il ne fait aucun reproche à celle qui l’a quitté. Il chante encore la femme même dans le désespoir :

"Une flore inconnue
De désir, enfermée dans ce ciel
De noir et de silence".

(The night you slept)

Le poète n’a plus goût à la vie et sa poésie passionnée se termine comme une tragédie, par sa mort.

Cesare Pavese est un poète surprenant qui ne peut nous laisser insensible tellement son œuvre reflète son déchirement entre deux espaces incompatibles, le passé qui ne reviendra jamais et l’avenir qu’il ne souhaite pas connaître car l’inconnu est pour lui, source d’angoisse ; la vie est trop difficile à vivre. Il n’a pas su s’adapter au monde mais l’expression de ses difficultés existentielles lui a permis de dire sous forme lyrique et avec une force passionnée, tout son mal d’être.

Sa poésie est esquive, flou, essai de trouver une issue par une fenêtre, en même temps qu’exorcisme. Ses vers trouvent leur apothéose dans l’expression de l’amour malheureux.

Son œuvre est suspendue entre le réel et le rêve, mélange de feu et de sang, de paysages flous et de néant, c’est ce qui fait toute la force de cette poésie.

Cesare Pavese est comme un funambule sur la corde de la vie. Il se balance, voit les collines de son enfance, le passé disparu, le présent qui le déçoit mais il ne voit rien de positif à l’horizon, dans l’avenir, sans amour. Alors il n’a plus rien à dire et il se laisse tomber volontairement dans le néant, pour ne plus souffrir.

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

27.05.1998

 

Bibliographie :

PAVESE Cesare, "Travailler fatigue", Éditions Poésie Gallimard, 1979
PAVESE Cesare, "La mort viendra et elle aura tes yeux", Éditions Poésie Gallimard, 1979
PAVESE Cesare, "Le bel été", Collection Du monde entier, Gallimard, 1964

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER a obtenu pour cet article, le prix international de l’essai Cesare Pavese de l’Union Mondiale des Écrivains Médecins, en 1999.

Abraham DE VOOGD remettant le prix Cesare Pavese à Catherine RÉAULT-CROSNIER, le 14 octobre 1999

Le Docteur Abraham DE VOOGD remettant son prix à Catherine RÉAULT-CROSNIER,
lors du congrès de l'Union Mondiale des Écrivains-Médecins, le 14 octobre 1999, à Bienne (Suisse).