POÈTE À DÉCOUVRIR

 

LA MALLE MYSTÉRIEUSE

 

 

Dans un grenier, une malle volumineuse, fermée à clef. Que contient-elle ?

À la mort de son propriétaire, inconnu solitaire, ses descendants l’ouvrent pensant trouver un trésor, de l’or, mais surprise, il n’y a qu’un amoncellement de feuilles de papier en désordre. Il est difficile de comprendre le sens de ces livres inachevés, de ces fragments de poèmes épars, destinés à des livres futurs jamais terminés. Ce sont des poèmes écrits en portugais, non pas d’auteurs connus mais du défunt.

La famille se souvient, il est vrai, que de son vivant, ce petit fonctionnaire anonyme et renfermé, écrivait et avait essayé plusieurs fois de créer une revue littéraire et poétique sans succès. Il est vrai que toutes les entreprises de ce poète avaient été vouées à l’échec. Il y avait bien quelques amis qui avaient tenté de le faire connaître mais le public était restreint et ce poète était tombé dans l’oubli.

Autre fait étonnant, ce poète avait écrit sous des noms différents des œuvres contradictoires qui ressemblaient chacune à leur hétéronyme comme si le poète avait eu la faculté de se démultiplier et d’avoir des personnalités différentes voire opposées et que chacune puisse s’exprimer. Par exemple, l’une pouvait écrire des poèmes mystiques et l’autre, des poèmes athées. Il avait ainsi créé soixante-douze hétéronymes.

La famille essaya de mettre un peu d’ordre dans ces papiers avec l’aide d’anciens amis de l’auteur puis elle proposa un petit recueil à un éditeur à titre de souvenir posthume. Le miracle se produisit alors. Les contemporains de ce poète inconnu apprécièrent ces écrits d’aspect pourtant torturés mais pleins de pensées étonnantes. Le recueil se vendit si bien que les éditeurs en redemandèrent et petit à petit, il fallut défricher cette jachère poétique qui attendait là pour fructifier.

Sur des années, la malle fut vidée de son contenu, les écrits analysés par des spécialistes, traduits dans le monde entier et cet auteur devint le poète national du Portugal.

Ainsi cette malle devint un vrai trésor non pas de pièces d’or, mais d’une manne intellectuelle presque intarissable par son volume, sa modernité et l’intrication de ses personnages aux écrits si variés.

Vous avez peut-être trouvé le nom de cet écrivain si apprécié actuellement... Il s’agit bien sûr de

FERNANDO PESSOA (1888-1935), le plus grand poète portugais actuel.

Après cette introduction énigmatique, nous allons pénétrer d’une manière plus traditionnelle dans l’univers de ce poète, dans sa vie et ses écrits.

 

Sa vie :

Fernando PESSOA est né à Lisbonne en 1888. À six ans, il invente son premier hétéronyme. Son père meurt quand il a sept ans. Il écrit son premier poème. Sa mère, veuve, épouse un commandant nommé consul du Portugal et part avec son enfant à Durban, en Afrique du Sud. Il y fera sa scolarité et sera un bon élève ; il apprend l’anglais et vit dans les livres avec un désir de gloire inassouvi. Pendant ses études, il se crée un hétéronyme anglais, Alexander Search pour converser avec lui. En 1901, il crée ses premiers poèmes anglais. Son anglais est idiomatique, érudit et fortement latinisé. Son manuscrit anglais "Le violon enchanté" (The mad fiddler) sera refusé des éditeurs, oublié puis retrouvé après sa mort.

À dix-sept ans, il retourne à Lisbonne et veut devenir écrivain. Le portugais est sa langue maternelle et désormais il n’utilisera plus qu’elle. Il travaille pour vivre et est correspondant étranger en anglais. Il sera toute sa vie, un petit fonctionnaire qui devra gagner sa vie pour vivre. Il aimait se promener dans les rues de Lisbonne, en fumant cigarette sur cigarette, s’attardant pour siroter son eau-de-vie dans les cafés de la Baxia. Il crée ses hétéronymes principaux : Alberto Caiero, Ricardo Reis, Alvaro de Campos qui se réclame du paganisme, le demi-hétéronyme, Bernardo Soarès qui a choisi de rêver sa vie plutôt que de la vivre, et Fernando Pessoa lui-même bien sûr.

En 1912, il fait ses débuts en littérature. Il est employé de commerce, célibataire, mesure 1 m 73, a les yeux marron, la mise soignée, l’air courtois. Il a une moustache triangulaire, porte des binocles ou des lunettes à fine monture métallique, un nœud papillon, un chapeau gris à larges bords, un imperméable beige. Il a échoué dans toutes ses entreprises : il abandonnera ses études de lettres commencées à la faculté de Lisbonne, il ne deviendra jamais un écrivain professionnel comme il le désirait, la revue "Orpheu" qu’il essaie de promouvoir n’aura que deux numéros...

Fernando Pessoa a créé ses personnages mais pas seulement en exprimant leurs pensées dans des poèmes ; il les a créés totalement, leur donnant une biographie, un aspect physique, les faisant naître, vivre et mourir lorsqu’ils n’ont plus rien à dire. D’autres personnages ont aussi été inventés par le poète mais ils sont effacés par la forte personnalité des hétéronymes principaux, cités plus haut.

Alberto Caiero, Ricardo Reis, Alvaro de Campos et Bernardo Soares sont des postures différentes de sa conscience, des figures d’autres destins qu’il aurait pu vivre. Décrivons maintenant chacun de ces personnages :

En 1914, il crée Alberto Caiero. Il le fait naître en 1889 ; il est blond, sans instruction ; c’est le poète-paysan, "païen" avec un sentiment vrai de la nature.

Ricardo Reis est un intellectuel, médecin, nourri de culture classique ; il est serein sans illusion.

Alvaro de Campos est juif, porte-parole du futurisme, poète frénétique et pamphlétaire brutal qui polémique parfois avec le doux Pessoa.

Bernardo Soarès est un obscur employé de bureau qui rédige un journal intime où il décrit sa vie recluse en poésie.

Le vrai poète, l’orthonyme, c’est Fernando Pessoa. Son exigence intellectuelle et spirituelle est sans limites. Il a aimé une femme, Ophélie qu’il a sacrifiée à ses écrits. Il rompra en 1920 car lui écrit-il "Mon destin appartient à une autre loi dont vous ne soupçonnez même pas l’existence".

En 1920, il s’installe chez sa mère et déprime. L’année suivante, il écrit des poèmes en anglais puis un peu plus tard, manifeste en faveur de poètes homosexuels. En 1924, il crée la revue "Athéna". Sa mère meurt en 1925. En 1931, il rompt pour la deuxième fois avec Ophélie qu’il avait revue en 1929. Il déprime régulièrement. En 1934, il publie "Message".

Il meurt inconnu, dans une chambre d’hôpital à Lisbonne, le 30 novembre 1935, à l’âge de quarante-sept ans.

 

Son œuvre :

Si vaste est l’œuvre de Fernando Pessoa qu’il ne m’est pas possible de résumer ici toute son étendue ; je vais donc simplement essayer de présenter les différentes facettes de sa poésie. L’édition "Christian Bourgois" permet d’avoir accès en français à l’essentiel de ses écrits, en huit tomes. Son œuvre n’a été publiée que progressivement après sa mort.

Les poèmes de 1911 à 1935 sont réunis dans le premier tome intitulé "Cancioneiro". Ils se caractérisent par leur philosophie et leur lyrisme. Les pensées sont parfois des contradictions comme par exemple :

"Comprendre m’est incompréhensible et je ne sais pas
Si je serai, n’étant rien, ce que je vais être."

Même si le poète nous confie son désarroi, son manque de confiance en lui-même, son désir d’être un autre, ses poèmes nous touchent par l’intensité de leur spleen :

"Je suis un évadé
Dès que je suis né,
En moi l’on m’a enfermé ;
Oui, mais je me suis enfui.
(...)
Je suis un fou en exil dans mon âme."

Le malaise d’être lui-même, Fernando Pessoa le transforme en questionnement poétique.

S’il nous confie ses impressions, c’est aussi un poète lyrique qui aime son pays et le chante comme dans le poème le plus connu de lui, "Cloche de mon village" :

"O cloche de mon village,
Plaintive dans le soir calme,
Chacun de tes battements
Résonne au creux de mon âme."

Le tome deux de ses œuvres contient les poèmes ésotériques, "Message" et "Le marin", écrits entre 1913 et 1934. Fernando Pessoa nous confie ici sa foi gnostique, son intérêt pour les doctrines secrètes, les pratiques magiques et les rituels initiatiques. En 1915, il s’exprime beaucoup à travers ses hétéronymes. Sa recherche de Dieu est angoisse comme dans "Abîme" :

"Dieu est un immense Intervalle,
Mais entre quoi et quoi (...)

L’abîme est ma clôture
Être moi n’a pas de mesure.
(...)
L’absence de Dieu est aussi un Dieu."

Pour Fernando Pessoa, le poète est un initié qui doit trouver des réponses mais lui, il ne trouve que des interrogations. Il reste dans la recherche d’une vérité qu’il ne peut atteindre :

"Je demeure sans pouvoir relier
L’Être, l’idée, ce qui d’âme a le nom,
À moi-même, à la terre et aux cieux...
Alors tout à coup, je rencontre Dieu."

"Message" a été écrit en 1934 ; c’est un poème emblématique, c’est-à-dire initiatique et lyrique, une sorte de prophétie conduisant au destin final de l’homme :

"Le corps est l’ombre des vêtements
Qui dissimule ton être profond."

C’est aussi une œuvre de jeunesse où tout est signifié sans être dit :

"Dieu a mis dans la mer le péril et l’abîme,
Mais il fit d’elle aussi le seul miroir du ciel."

Le tome trois s’intitule "L’intranquillité" ; son auteur est l’hétéronyme Bernardo Soarès. C’est le livre de la tristesse et de la mélancolie, du désenchantement du monde. Par la voix d’un autre, Fernando Pessoa est dans "un espace crépusculaire entre conscience du monde et rêve du monde" :

"La vie entière de l’âme humaine est
Mouvement dans la pénombre."

"Caresser doucement, comme je ferai à un chat,
Toutes les choses que j’aurais pu dire."

C’est Alvaro de Campos qui nous parle dans le tome quatre. Il présente ses œuvres poétiques, d’une manière extravertie et exhibitionniste ce que Fernando Pessoa lui-même n’oserait pas faire de part sa nature pudique donc l’inexprimable peut ainsi être exprimé par la voix d’un autre. Par instant, les textes nous rappellent le "bateau ivre" de Rimbaud :

"Larguer les amarres, vers les vagues, le péril et la mer,
S’en aller vers le Large, vers l’Ailleurs, vers l’Étendue Abstraite."

Fernando Pessoa est à la recherche d’un voyage vers un autre univers dans le temps et l’espace, mais aussi la pensée. À travers Alvaro de Campos, il peut nous confier son malaise d’être tel qu’il est :

"Je me regarde, je ne me comprends pas .
(...)
Je ne sais même pas si c’est bien moi qui
Sens au-dedans de moi."

À l’opposé de la pensée de Descartes "Je pense donc je suis", lui, il ne sait où il est :

"Je suis l’intervalle entre ce que je voudrais être et ce que les autres ont fait de moi. (...)"

"Je sais que le monde existe mais je ne sais pas si j’existe."

Les poèmes païens d’Alberto Caiero et les odes de Ricardo Reis sont présentés dans le tome cinq. À travers Alberto Caiero, le talent romantique de Fernando Pessoa peut s’exprimer face au passé lointain. Les titres des poèmes "Le gardeur de troupeaux", "Le berger amoureux" nous transporte dans un univers champêtre, dans une civilisation antique, dans la Grèce ancienne, dans une quête spirituelle :

"Ma vie toute entière est une oraison et une messe.
(...)
Mon âme est comme un berger,
Elle connaît le vent et le soleil."

Ce poème se lit un peu comme un psaume en se laissant bercer par une mélodie ancienne :

"Le troupeau, ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes sensations."

Les odes de Ricardo Reis montre la facette classique de l’éducation de Fernando Pessoa en Afrique du Sud ; elles expriment une sagesse ancienne, venue des grecs, épicurienne. Ricardo Reis est un païen. Il s’exprime sous forme de maximes :

"Désire peu : tu auras tout.
Ne désire rien : tu es libre."
(...)
"Mais c’est bien assez que la vie ne soit rien
que la vie, et que je la vive."

Le tome six a pour titre "Faust". Fernando Pessoa s’est inspiré de Goethe : en effet, son œuvre se déroule sous forme d’un soliloque lyrique et métaphysique, sans autre théâtre que sa conscience. C’est un corps à corps avec le désespoir :

"Le Soupir du Monde
Vie, mort,
Rire, pleurs,
Voilà le manteau
qui me couvre.
(...)
Plus je vois clair
En moi, plus est obscur ce que je vois."

Dans le tome sept, "Le chemin du serpent", Fernando Pessoa cherche le secret de la vérité. Il nous dit :

"Que j’aimerais consacrer ma vie à la construction d’une route commençant en plein champ, et allant se perdre au beau milieu d’un autre."

L’œuvre de ce poète est une route qui serpente sans savoir où elle va. Même si la route est crépusculaire par ses pensées, elle resplendit comme une aurore. Sur cette route, on rencontre la construction du Cinquième Empire, rêve portugais. Fernando Pessoa part à la conquête du monde avec son roi Dom Sebastien, ses châteaux, ses écussons. Il dépasse l’histoire pour devenir messie, annonçant un monde futur, dans une quête spirituelle qui n’exclut pas sa difficulté d’être :

"Sentir, c’est créer. Sentir, c’est penser sans idées : voilà pourquoi sentir, c’est comprendre, vu que l’Univers n’a pas d’idées."

Le tome huit, "Le violon enchanté", "The mad fiddler", comprend les poèmes en anglais de Fernando Pessoa. Ce sont donc des écrits intellectuels, reflétant sa scolarité anglaise. Une brume nostalgique nous envahit :

"Pleurez, pleurez, viole et violon
Flûte en sourdine, suave basson.
Voici une île ensorcelée
Liseré de lune sous la lune.
Mon rêve marche et bruit à travers elle
Sur un échiquier d’ombres et de rayons (...)."

Des tableaux anglais comme ceux de Turner ou de Constable, nous viennent à l’esprit car le cadre des poèmes est champêtre et romantique mais ces images sont contrebalancées par une angoisse d’intonation dramatique comme dans Shakespeare :

"Entre moi et ma conscience
s’étend un abîme
sur le fond invisible duquel roule
Le fracas d’un torrent bien loin de tout soleil
Dont le bruit véritable est en fait noir et froid."

 

En conclusion, Fernando Pessoa est un poète qui n’a pas pu s’empêcher d’écrire toute sa vie, bien que n’étant pas connu, d’écrire continuellement dans une soif d’absolu. Il a beaucoup d’imagination, créant de nombreux personnages fictifs, ses hétéronymes mais par ailleurs, il entame beaucoup de projets de livres sans en finir un seul. Ses feuillets sont épars, il crée, crée encore. Il est comme un volcan qui ne peut contenir le flot débordant de sa lave, lave destructrice ou féconde qui fertilisera la terre. La création pour Fernando Pessoa est au-dessus de la vie :

"Vivre n’est pas nécessaire ;
ce qui est nécessaire, c’est créer."

Le poète s’interroge continuellement sur le sens de l’existence :

"Je ne suis rien
Je ne serai jamais rien
Je ne peux vouloir être rien
Cela dit, je porte en moi
Tous les rêves du monde."

 

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

23 mars 1998

 

Bibliographie :

Fernando PESSOA, Œuvres, tomes 1 à 8, Éditions Christian Bourgois, 1988
Émission télévisée "Un siècle d’écrivains" sur Fernando PESSOA, le 06 décembre 1995, sur FR3.

 

NB : Outre le présent article, vous pouvez lire sur ce site un poème de Fernando PESSOA ayant participé au " Mur de poésie de TOURS 2002" : "Charades".