Maurice Rollinat, « LES ANIMAUX »

 

 

(Texte lu à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, le 17 novembre 2018 à Argenton-sur-Creuse, dans le cadre de la soirée de poésie des journées annuelles de l’association des Amis de Maurice Rollinat.)

 

 

Maurice Rollinat (1846 – 1903) peut être considéré comme l’ami des animaux au vu du nombre de poèmes qu’il leur a consacrés, en particulier chats et chiens, si bien examinés dans toutes leurs postures et leurs états. Parfois il leur a sauvé la vie. Les animaux lui ont bien rendu.

Nous ne pourrons pas les citer tous mais nous essaierons de traduire la diversité des créations du poète les mettant à l’honneur et vous serez étonnés par l’originalité de ses textes toujours captivants, véritables œuvres d’art, alliance de minutie de descriptions et de déclics de vie. Vous les trouverez par ci, par là au fil de ses livres.

De nombreux poèmes animaliers ont été appris dans les écoles durant la première partie du XXème siècle et même ensuite ; ils sont souvent extraits de son livre Dans les brandes dont « L’écureuil », poème très musical, au rythme sautillant, reflétant l’art descriptif chez Maurice Rollinat dans cette scène prise sur le vif :

L’ÉCUREUIL

Le petit écureuil fait de la gymnastique
Sur un vieux chêne morne où foisonnent les guis.
Les rayons du soleil, maintenant alanguis,
Ont laissé le ravin dans un jour fantastique.

Le paysage est plein de stupeur extatique ;
Tout s’ébauche indistinct comme dans un croquis.
Le petit écureuil fait de la gymnastique
Sur un vieux chêne morne où foisonnent les guis.

Tout à l’heure, la nuit, la grande narcotique,
Posera son pied noir sur le soleil conquis ;
Mais, d’ici là, tout seul, avec un charme exquis,
Acrobate furtif de la branche élastique,
Le petit écureuil fait de la gymnastique.

(Dans les brandes, pages 155 et 156)

 

Nous pouvons aussi citer le rondel « La chanson de la perdrix grise » que Maurice Rollinat a mis en musique. Sa construction sur deux rimes et aux sonorités harmonieuses, le rend très agréable à l’oreille.

LA CHANSON DE LA PERDRIX GRISE

La chanson de la perdrix grise
Ou la complainte des grillons,
C’est la musique des sillons
Que j’ai toujours si bien comprise.

Sous l’azur, dans l’air qui me grise,
Se mêle au vol des papillons
La chanson de la perdrix grise
Ou la complainte des grillons.

Et l’ennui qui me martyrise
Me darde en vain ses aiguillons,
Puisqu’à l’abri des chauds rayons
J’entends sous l’aile de la brise
La chanson de la perdrix grise.

(Dans les Brandes, pages 208 et 209)

 

Dans ce même livre, nous trouvons aussi différents textes dont les titres à eux seuls nous donnent l’orientation de sa pensée en union avec les paysages : « Le chemin aux merles » (Dans les brandes, p. 42), « Le champ de chardons » (p. 57) avec l’âne à la première place, ou d’autres à connotation plus sombre dans « Nuit fantastique » (pp. 102 et 103) près des éléments déchaînés, se mêlant aux beuglements des vaches mordues par les loups ; le coté morbide et fantastique du poète apparaît alors. Dans « La gueule », deux bêtes se rencontrent et Maurice Rollinat n’hésite pas à nous donner le frisson sans omettre d’en tirer une conclusion inattendue :

LA GUEULE

O fatale rencontre ! au fond d’un chemin creux
Se chauffait au soleil, sur le talus ocreux,
Un reptile aussi long qu’un manche de quenouille.
Mais le saut effaré d’une pauvre grenouille
Montrait que le serpent ne dormait qu’à moitié !
Et je laissai, l’horreur étranglant ma pitié,
Sa gueule se distendre et, toute grande ouverte,
Se fermer lentement sur la victime verte.
Puis le sommeil reprit le hideux animal.
La grenouille, c’est moi ! Le serpent, c’est le mal !

(Dans les Brandes, page 105)

 

Dans Les Névroses, son livre le plus connu et le plus édité, les animaux n’ont pas souvent la première place sauf dans le chapitre « Les refuges » car bien sûr les animaux sont un secours pour le poète. Ils l’aident à leur manière à faire face aux aléas de la vie, lui apportant un peu de sérénité. Nous pourrions mettre à l’honneur « L’enterrement d’une Fourmi » (p. 34), « Le Martin-Pêcheur » (p. 204), « Ballade de la reine des Fourmis et du roi des Cigales » (p. 156), « Le petit lièvre » (p. 143) et tant d’autres ! Nous avons choisi le poème animalier le plus connu de Maurice Rollinat, tant appris dans les écoles car nous ne pouvons pas nous lasser de le lire, de le dire et de l’entendre :

LA BICHE

La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux :
Son petit faon délicieux
A disparu dans la nuit brune.

Pour raconter son infortune
A la forêt de ses aïeux,
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux.

Mais aucune réponse, aucune,
A ses longs appels anxieux !
Et le cou tendu vers les cieux,
Folle d’amour et de rancune,
La biche brame au clair de lune.

(Les Névroses, page 219)

 

À l’opposé, nous pouvons citer « Memento quia pulvis es » dans lequel l’homme devient presque rien. Maurice Rollinat exprime la finitude humaine en comparant l’homme au « moucheron » et à la « vipère » pour insister sur notre petitesse, notre fragilité puis notre effacement en poussière.

MEMENTO QUIA PULVIS ES

Crachant au monde qu’il effleure
Sa bourdonnante vanité,
L’homme est un moucheron d’une heure
Qui veut pomper l’éternité.
C’est un corps jouisseur qui souffre,
Un esprit ailé qui se tord ;
C’est le brin d’herbe au bord du gouffre,

Avant la Mort.

Puis, la main froide et violette,
Il pince et ramène ses draps,
Sans pouvoir dire qu’il halète,
Étreint par d’invisibles bras.
Et dans son cœur qui s’enténèbre,
Il entend siffler le remord
Comme une vipère funèbre,

Pendant la Mort.

Enfin, l’homme se décompose,
S’émiette et se consume tout.
Le vent déterre cette chose
Et l’éparpille on ne sait où.
Et le dérisoire fantôme,
L’oubli vient, s’accroupit et dort
Sur cette mémoire d’atome,

Après la Mort !

(Les Névroses, pages VII et VIII)

 

Dans L’Abime (1886), Maurice Rollinat est au creux du désespoir après avoir quitté les fastes superficiels de la gloire et de la vie parisienne tapageuse pour la campagne profonde à Fresselines, sur les bords de la Creuse. Les poèmes de ce livre reflètent son état d’esprit très sombre. Par exemple, il peut nous parler d’un ermite et de son chat, description proche de sa vie quotidienne avec un animal familier à ses côtés. Dans la solitude et l’impression de néant, des images de son passé, des pensées philosophiques intenses sur la petitesse de l’homme, émergent en lien principalement avec son expérience parisienne.

LE CHAT PARLANT

Par le val hérissé, caverneux et stagnant,
Le crépuscule marche à pas de revenant,
Brouillant l’horizon vide et les routes étroites
Qu’un lent déluge inonde avec ses larmes droites.
Dans une vieille chambre aux meubles non moins vieux
Qui, sous le jour mourant des carreaux pluvieux,
Semblent vouloir conter les mystères qu’ils gardent,
Un ermite et son chat, distraits, s’entre-regardent,
Bizarres, singuliers, fantastiques tous deux,
Au milieu de l’horreur qui s’accroît autour d’eux.

Parfois quelque tison faisant son bruit d’atomes,
D’un rougeoiment furtif éclaire ces fantômes…
Soudain, l’ancien rôdeur des greniers et des toits,
Sybarite profond, désabusé matois
De tous les vains gibiers du vague et du peut-être,
S’exprime de la sorte, en parlant à son maître :

« Ainsi donc, nous avons dûment enseveli
La curiosité comme la turbulence,
Pour goûter côte à côte, au pays du silence,
L’indifférence inerte et le flânant oubli.

« Ayant le gîte sûr et le vivre établi,
Au gré du temps berceur de notre nonchalance,
Nous attendons la mort, si pleins de somnolence,
Que nous dormons déjà le repos accompli. »

Ces paroles du chat mordent le solitaire,
Et voici qu’il frémit ce blasé volontaire
Qui se croyait si bien déraciné de tout ;
Car, à mesure, hélas ! qu’en lui-même il explore,
Il voit distinctement au fond de son dégoût
Des tronçons de regrets se tortiller encore.

– Et tandis que le maître installe son tourment
Et que le chat torpide ébauche un nouveau somme,
Entre la Nuit qui va nourrir inversement
Le calme de la bête et le frisson de l’homme.

(L’Abîme, pages 227 à 229)

 

(Sybarite = Personne qui aime le luxe, le raffinement en matière de plaisir, qui recherche le confort dans la vie comme dans la pensée ou qui y est habitué (…). (Cf. Atilf)

 

Continuons ce parcours animalier avec des poèmes extraits du livre La Nature. Les animaux qu’il nous présente, sont souvent emplis de sensibilité. Dans « Les petits endormis », Maurice Rollinat donne la première place au paysage avant d’introduire l’histoire imprégnée de pensées philosophiques. Il nous intrigue, donnant la parole à un hibou pour transmettre son étonnement puis il présente discrètement deux êtres de manière inhabituelle. Avec délicatesse et respect, un tout petit animal côtoie un humain délaissé, tous deux unis dans le cadre grandiose des éléments déchaînés. Peu à peu, ils prennent place et nous sommes dominés par une émotion intense. Dans le final de ce poème, tout se dévoile mais dans la douceur, contrairement aux apparences, par l’intermédiaire d’une mère étonnante. Rollinat la magnifie avec un M majuscule ; il utilise le terme « madone », mot inattendu dans ce contexte mais caractéristique de l’utilisation artistique d’oxymores chez ce poète pour renforcer son idée, avant l’étrange arrivée de la paix dans une « chute » d’une douceur inattendue.

LES PETITS ENDORMIS

En face d’un grand nénuphar,

Près d’un étang perdu qui vaguement moutonne,

Le petit pauvre et le petit lézard

Ont été si grisés par la chaleur d’automne
Qu’ils prolongent encor leur sieste monotone :
Et, pourtant, l’air fraîchit, le ciel devient blafard.
Puis le temps change, à grands coups sourds il tonne !

Sans mouvement et sans regard,

Tous deux ne bougent pas ! Le hibou s’en étonne :
D’où vient qu’ils restent là, par l’orage et si tard ?
C’est qu’ayant bien voulu que chacun prît sa part
Du bon soleil si cher à quiconque frissonne,

Maternellement, comme une madone,

La Mort, au même instant, sur ce talus hagard
A touché du sommeil dont ne revient personne
Ces mignonnets frileux, réunis par hasard,

Le petit pauvre et le petit lézard.

(La Nature, pages 80 et 81)

 

Je ne résiste pas à l’envie de vous présenter un poème que vous connaissez tous car il est très représentatif de la proximité de Maurice Rollinat avec un de ces animaux favoris, si bien décrit, joueur et gardien fidèle :

MON CHIEN PISTOLET

Sa gravité comique et son froid badinage
Font que mes yeux distraits s’amusent, n’importe où.
Au creux, sur la hauteur, au bord de l’eau, partout,
Rôde éternellement notre compagnonnage.

Même en ses jours de fugue et de libertinage
II vient me retrouver encore – tout à coup
Il surgit d’un buisson, d’un bois, d’un casse-cou,
Et reprend devant moi son gai papillonnage.

De face ou de profil – assis comme debout,
Au petit pas, rampant, à la course, à la nage,
Dans toutes ses façons, il est bien moyen-âge
Avec son œil de biche et sa couleur de loup.

Souple et fort – jappant sec et plutôt taciturne,
Ce chien d’acier répond au nom de Pistolet :
Et certe ! il en vaut un par sa garde nocturne !

Au moindre craquement de porte et de volet
II s’arme ! et, si quelqu’un pénétrait dans la salle
Il ne ferait qu’un bond, soudain comme une balle.

(La Nature, pages 246 et 247)

 

Dans « La bonne bête », le poète met en scène son garde du corps, peut-être Pluton, Pistolet ou Margot… et la sentence va venir en final : qui est le plus humain, le plus dévoué à l’autre ?

LA BONNE BÊTE

Sa léchade à tel coin du gite ou du chemin
Me semble le baiser de la bonté suprême ;
Et sa patte qu’il vient me tendre de lui-même
Est pour moi le meilleur des serrements de main.

Dans sa fidélité je vois le pur emblème
Du dévouement obscur et presque surhumain ;
Ce qu’il était hier, il le sera demain :
Toujours flattant naïf, aimant sans stratagème.

C’est pourquoi, quand je l’ai battu comme aujourd’hui,
A propos d’un méfait tout naturel pour lui,
Sur-le-champ, j’en éprouve un regret, j’en frissonne…

Car, il n’a pas compris mes coups, je le sens bien !
L’ébahissement règne en cette âme de chien
Qui, navré, me regarde ainsi qu’une Personne.

(La Nature, pages 289 et 290)

 

Dans Les Apparitions, Maurice Rollinat partage avec nous, sa manière inhabituelle de voir le monde avec des images concrètes, liées par magie à des idées philosophiques. Il se transforme en visionnaire, alliant avec art, fantastique, enchantement et douceur pour une pensée d’amour profond, inattendu en lien avec une image de mort de toute beauté, avec le mot « cœur » et « rose » en lien d’une certaine manière avec l’éternité par l’utilisation du mot « métempsycose » (du grec ancien μετεμψύχωσις / metempsúkhôsis), déplacement de l’âme pour exprimer la possibilité d’un passage après la mort, d’une âme humaine dans un corps humain, animal ou végétal.

LES DEUX SCARABÉES

C’était exactement à cette heure sorcière
Où les parfums des champs rouvrent leur encensoir,
Quand l’espace alangui baigne son nonchaloir
Dans la solennité de la lumière.

Le soleil allumant les bruines d’été
Que les feuillages lourds buvaient comme une éponge
Faisait en ce moment le paradis du songe
De l’humble jardinet si plein d’intimité.

C’est alors qu’un rosier m’offrit l’enchantement

De petites bêtes robées
D’émeraude et de diamant :
Je pus assister longuement
Aux amours de deux scarabées.

Ils semblaient, se joignant avec un air humain,

Dans la torpeur de la caresse

Couver en eux sur leur couchette de carmin

Tout l’infini de la tendresse.

Et je rêvai d’amants défunts dont les baisers
Se recontinuaient en leur métempsycose,
Devant ces deux petits insectes enlacés
Qui s’adoraient ainsi dans le cœur d’une rose.

(Les Apparitions, pages 108 et 109)

 

Dans son livre Paysages et Paysans, Maurice Rollinat est à l’écoute de la vie rurale qu’il décrit à merveille et de manière très vivante. Les animaux rarement présents trouvent place à côté des humains ; ils participent au dur labeur. Dans « Tristesse des bœufs », nous ne pouvons pas rester indifférents devant le laboureur qui prend la parole et nous transmet les pensées et les états d’âme de ses bêtes, reflets des siens :

TRISTESSE DES BŒUFS

Voilà ce que me dit en reniflant sa prise
Le bon vieux laboureur, guêtré de toile grise,
Assis sur un des bras de sa charrue, ayant
Le visage en regard du soleil rougeoyant :

« Ces pauv’ bêt’ d’animaux n’comprenn’ pas q’la parole.
T’nez ! j’avais deux bœufs noirs !… Pour labourer un champ ?
C’était pas d’leur causer ; non ! leur fallait du chant
Qui s’mêle au souffl’ de l’air, aux cris d’l’oiseau qui vole !

Alors, creusant l’sillon entr’ buissons, chên’s et viornes,
Vous les voyiez filer, ben lent’ment, dans ceux fonds,
Tels que deux gros lumas, l’un cont’ l’aut’, qui s’en vont
Ayant tiré d’leu têt’ tout’ la longueur des cornes.

L’sillon fini, faisant leur demi-rond d’eux-mêmes,
I’s en r’commençaient un auprès, juste à l’endroit ;
J’avais qu’à l’ver l’soc qui, rentré doux, r’glissait droit…
Ainsi, toujours pareil, du p’tit jour au soir blême.

C’était du bel ouvrage aussi m’suré q’leur pas,
Q’ça soit pour le froment, pour l’avoin’, pour le seigle,
Tous ces sillons étaient jumeaux, droits comme un’ règle,
Et l’écart entr’ chacun comm’ pris par un compas.

Par exempl’, fallait pas, dam’ ! q’la chanson les quitte !
A preuv’ que quand, des fois, j’la laissais pour prend’ vent,
I’s’arrêtaient d’un coup, r’tournaient l’mufle en bavant,
Et beurmaient tous les deux pour en d’mander la suite.

Mais, c’est pas tout encor, dans l’air de la chanson
I v’laient d’la même tristesse ayant toujou l’mêm’ son,
A cell’ du vent et d’l’arb’ toujou ben accordée.
Mais d’la gaieté ? jamais i’n’en voulur’ un brin !

Ça tombait ben pour moi qui chantais mon chagrin.
Ya donc des animaux qu’ont du choix dans l’idée
Et qu’ont l’naturel trist’ puisque, jamais joyeux,
Dans la couleur des bruits c’est l’noir qu’i’s aim’ le mieux.

(Paysages et Paysans, pages 47 et 48)

 

Dans En errant, proses d’un solitaire, Maurice Rollinat laisse errer ses pensées au fil de ses promenades ; il écrit sur ses carnets au fur et à mesure de leur venue. Dans « Pêcheurs de truites », ce poisson rusé est la star pendant vingt-et-une pages sans nous lasser ! Comme par magie, nous la suivons, filant dans des poses et des attitudes étonnantes. Le poète utilise des termes artistiques, pour exprimer la souplesse, le dynamisme et le sens de l’orientation, avec des comparaisons inhabituelles et justifiées telles « gouvernail et levier, ressort et tremplin », « bonds de sauterelle et de grenouille des bois ! Acrobate aussi pour escalader un mur d’écluse ; s’il est à pic et pas trop haut, elle le franchit d’un seul trait. (…). » (p. 13) Cet acrobate est toujours décrit par des mots justes et avec l’imagination débordante de ce conteur qui excelle dans ses trouvailles. Pendant plusieurs pages, par la magie de l’artiste, la truite se promène, saute ou se cache, semblant dormir dans une atmosphère « féérique » conduisant à l’« ensorcellement » car elle est aussi « La panthère, par sa férocité, ses crocs et ses taches ! » ou « L’hirondelle, car, ne fût-ce qu’un instant, elle peut raser la surface, planer sur l’écume et voltiger dans la vapeur. » (p. 14)

Maurice Rollinat nous montre avec art, l’habileté de ce poisson enragé à déjouer les pièges ou devenant pierre : « Au repos, la truite tient encore embusquée : adhérente au sable, roide entre deux pierres, appliquée au flanc d’une roche ainsi que le fer à l’aimant. » (p. 15) Nous continuons au rythme de la truite. Bien que chassée, la vorace prend le temps de manger : « Un goujon rôde à sa portée, crac ! elle l’a déjà englouti ; (…). » (p. 15).

Nous la suivons et sommes étonnés de l’entrain de ce poisson et de l’art de Maurice Rollinat pour traduire ses ébats. Après moult péripéties, l’histoire ne se termine jamais car même si chacun retourne chez soi, « ce poisson aristocrate » continue de hanter Rollinat par « le fantastique isolement de sa vie sournoise et meurtrière ! » (p. 17)

 

Dans son livre posthume de prose, Ruminations, que Maurice Rollinat a préparé de son vivant et qui est sorti quelques mois après sa mort, les animaux ont une place infime près de l’homme omniprésent, hanté par ses pensées sur de multiples sujets philosophiques dont la fragilité et la petitesse humaine.

Par exemple, il peut observer des insectes pour en tirer une réflexion intense sur notre condition humaine et celle des animaux qu’il décrit en quelques mots frappants, transformant une scène auparavant idyllique en boucherie…

« Assise à cette même table où elle venait de panser avec tant de soin les brûlures d’un petit enfant, la jolie dame, si charitable, semblant ne songer à rien, avec un air de somnambule, écrasait machinalement, à pleins doigts, de pauvres petites fourmis qui glissotaient à l’aventure : brusque hécatombe d’insectes, du même coup mort et bouillie !…

J’avoue que je partageai alors l’avis de la grosse mouche qui disait dans son bourdonnant soliloque contre la vitre : "Si la dame réfléchissait que nous sommes tous enfants de la même fatalité, et qu’un bloc, tombant sur son corps comme ses doigts sur les fourmis, à l’instant ferait d’elle une purée semblable, il est à croire qu’elle respecterait la vie d’une bête autant que celle d’un être humain !" » (id., pp. 10 et 11)

Maurice Rollinat, ami des bêtes, aimait beaucoup ses chiens mais n’oublions pas qu’il était aussi toujours entouré de chats qu’il comprenait très bien :

« Le chat, quoi qu’on en dise, est très aimant, mais, comme il est réservé, fier, indépendant et soupçonneux de sa nature, il faut, pour ainsi dire, sortir de lui ses bonnes dispositions à votre égard, les aider, les gagner peu à peu, provoquer l’éveil, la venue de sa sympathie, l’attirer, lui donner le goût, la confiance de vous la retémoigner davantage. Et cela, vous l’obtiendrez par beaucoup de prévenances d’amitié, surtout par une invariable égalité dans les compliments, les caresses, les attentions et les soins. Alors ainsi, vous aurez captivé son humeur, charmé sa suspicion, ensorcelé son naturel. Il aura l’abandon avec vous, il sera content de hanter votre présence ; à sa manière, il vous exprimera ses sentiments à lui, en y mettant aussi bien que tout le velours de ses griffes, tout l’affectueux râpement de sa langue rosette, tout l’exhalé de son cœur, dardé, si bénin, par la claire fixité de ses prunelles magnétiques – si fascinantes quand elles sont vertes ! – par toute la grâce et l’onduleuse douceur de son être discret, vous offrant sa petite âme de jolie bête élastique et mystérieuse. » (id., pp. 270 et 271)

 

Son livre Les Bêtes, paru en 1911, est constitué uniquement de poèmes sur les animaux, non publiés de son vivant.

Le premier retient tout de suite notre attention car le poète a su allier art descriptif, finesse de pensée des animaux et questionnement. En final, il donne la première place et la parole aux bêtes qui jugent les hommes et nous nous sentons très petits devant leur sentence.

 

LE JUGEMENT DES BÊTES

Par l’œil où quelquefois transpire
Un peu du sphinx de leur esprit,
Par le presque humain de leur cri,
Les animaux semblent nous dire :

Vous ne savez que nos dehors,
Mais rien du dedans de nous-mêmes.
Pour vous nous sommes des problèmes
Comme les objets et les morts.

(…)

Mais nous avons nos deuils, nos troubles,
Qui sait ? peut-être nos remords !
Deux esprits luttent dans nos corps.
Autant que vous, nous sommes doubles.

Nul animal ne se prévaut,
Tout comme vous, d’avoir une âme,
Pourtant il a dans son cerveau
De la comédie et du drame.

Ces drames ou ces comédies,
Qu’en voit l’homme, à peine devin
De notre soif, de notre faim,
Et de nos rares maladies ?

Au contraire, en vous notre œil plonge,
Y trouvant, quoique vous soyez
Des hypocrites variés,
La vérité sous le mensonge.

(…)

Par le nombre de vos mimiques,
De vos tics physionomiques,
De vos gestes tristes ou gais,
Vos dessous nous sont divulgués.

Qu’ils s’échappent ou se renfoncent,
Vos regards surtout vous dénoncent,
Même aussi votre son de voix,
L’air de vos silences parfois.

Vous ne le croyez pas, mais nous vous connaissons
Tout de même depuis que nous vous subissons.
Nous sentons que vos cœurs ne valent pas les nôtres,

Votre méchanceté nous trouve conscients.
Si nous sommes rusés, serviles, méfiants,
C’est que nous vous savons plus mauvais que nous autres.

(Les Bêtes, pages 1 à 4)

 

Maurice Rollinat sait aussi mettre en valeur les éléments immenses ou presque microscopiques, preuve de son attention envers tous. De même il donne une grande place aux animaux délaissés, les faisant revivre de manière dynamique comme dans :

LE PETIT LÉZARD GRIS

L’âme des mètres de cailloux,
C’est la rapiette charmante,
Glissant magique, sans froufrous,
Gracieux éclair qui les hante,
Ses flancs battant à petits coups,
Elle y brille et les diamante,
Les anime, les mouvemente.
Leur scintillement jaune et roux
D’un frisson lumineux s’augmente
Si peu qu’elle quitte ses trous.
On va, lourd piéton que tourmente
L’ennui poudreux des soleils fous,
Aux regards s’allonge opprimante,
Blanchâtre, entre des pays flous,
La grand’route où marquent vos clous.
Un lézard luit : tout s’agrémente,
Et vous bénissez d’un œil doux
L’âme des mètres de cailloux.

(Les Bêtes, pages 43 et 44)

 

(rapiette = Le lézard des murailles est appelé « rapiette » dans le sud-ouest de la France, de l’occitan rapieta (Wikipédia).)

 

Le dernier livre de Maurice Rollinat, Fin d’Œuvre, paru en posthume, en 1919 grâce à Gustave Geffroy qui le préfaça, comprend des œuvres rassemblées, tout d’abord « Les Songes » (dernières poésies) puis des poèmes anciens, la plupart non édités.

Dans son poème, « Les deux puces », Maurice Rollinat nous questionne indirectement et étrangement sur notre manière de vivre, en se servant de deux puces. Notons que ce récit reste très vivant car le poète donne la parole à ces petites bêtes bien astucieuses.

LES DEUX PUCES

Tandis qu’au-dedans d’elle augmente
La démangeaison du désir,
La dévote cherche à saisir
Une puce qui la tourmente.

Elle la pince avec dégoût
Et l’échappe… Le parasite
Dit à voix petite, petite,
Mais si claire qu’on entend tout :

« Deux puces te piquaient ensemble,
La moindre était moi, ce me semble !
Avec quelle rage pourtant

Tu voulais mon trépas, ô femme !
T’acharnes-tu jamais autant
Contre la puce de ton âme ? »

(Fin d’Œuvre, pp. 87 et 88)

 

Dans le chapitre « Interprétations de Poésies d’Edgar Poe », nous pénétrons dans une facette d’atmosphère très étrange, entièrement déconnectée du réel. Maurice Rollinat excelle dans une interprétation personnelle laissant aussi place à son imagination. Il a apprécié dès sa jeunesse, cet écrivain qui l’a passionné pour son inventivité dans le rêve et pour son style fantastique et macabre. Stéphane Mallarmé avait déjà traduit le poème « Le Corbeau » en français et en prose, puis l’avait fait éditer dans un livret avec des illustrations d’Édouard Manet en 1875 (éditions Richard Lesclide éditeur, Paris). D’autres écrivains, dont Baudelaire, ont traduit aussi ce poème en prose mais Maurice Rollinat entreprit une démarche différente, celle d’une interprétation, et il est le seul à l’avoir traduit en alexandrins et octosyllabes, acte courageux après ces traductions en prose.

Avant de terminer, laissons place aux animaux inhabituellement à l’honneur, « crapauds », « vipères », « corbeau », « hibou », « loup » car Maurice Rollinat sait les mettre en valeur avec art. Il nous les présente de manière discrète mais ils sont toujours bien vivants, même de passage et en symbiose avec la nature.

LE PETIT FANTÔME

J’habite l’Océan,
Les joncs des marécages,
Les étranges pacages
Et le gouffre béant.

Je plonge sous les flots,
Je danse sur la vague,
Et ma voix est si vague
Qu’elle échappe aux échos.

Je sonde les remous
Et, sur le bord des mares,
Je fais des tintamarres
Avec les crapauds mous.

Je suis dans les gazons
Les énormes vipères,
Et dans leurs chauds repaires
J’apporte des poisons.

Je sème dans les bois
Les champignons perfides ;
Quand je vois des sylphides,
Je les mets aux abois.

J’attire le corbeau
Vers l’infecte charogne,
J’aime que son bec rogne
Ce putride lambeau.

Je ris quand le follet
Séduit avec son leurre
L’enfant perdu qui pleure
De se voir si seulet.

Je vais dans les manoirs
Où le hibou m’accueille ;
J’erre de feuille en feuille
Au fond des halliers noirs.

Mais, malgré mon humour
Satanique et morose,
Je vais baiser la rose
Tout palpitant d’amour.

Les nocturnes parfums
Me jettent leurs bouffées ;
Je hais les vieilles fées
Et les mauvais défunts.

La forêt me chérit,
Je jase avec la lune ;
Je folâtre dans l’une
Et l’autre me sourit.

La rosée est mon vin.
Avec les violettes
Je bois ses gouttelettes
Dans le fond du ravin.

Quelquefois j’ose aller
Au fond des grottes sourdes ;
Et sur les brumes lourdes
Je flotte sans voler.

A moi le loup rôdant
Et les muets cloportes !
Les choses qu’on dit mortes
M’ont pris pour confident.

Quand les spectres blafards
Rasent les étangs mornes,
J’écoute les viornes
Parler aux nénuphars.

Invisible aux humains,
Je suis les penseurs chauves
Et les poètes fauves
Vaguant par les chemins.

Quand arrive minuit,
Je dévore l’espace,
Dans l’endroit où je passe
On n’entend pas de bruit.

Mais lorsque le soleil
Vient éclairer la terre,
Dans les bras du mystère
Je retourne au sommeil.

(Dans les Brandes, pages 62 à 66)

 

En conclusion, Maurice Rollinat, nous intrigue toujours par la diversité de ses descriptions animalières. Jamais lassé de nous les présenter, il nous entraîne vers un ailleurs empli de sa fougue de création philosophique, alliance d’art descriptif minutieux aux aspects souvent surprenants, d’imagination créative intense, d’originalité certaine, de conclusions très personnelles traduisant la multiplicité de ses pensées qui jaillissent, nous étonnent, nous ensorcèlent sans jamais nous lasser.

 

Novembre 2018

Catherine Réault-Crosnier.

 

Bibliographie

Livres de Maurice Rollinat utilisés :

– Rollinat Maurice, Les Névroses, G. Charpentier, Paris, 1883, 399 pages.
– Rollinat Maurice, Dans les Brandes, poèmes et rondels, G. Charpentier, Paris, 1883, 281 pages.
– Rollinat Maurice, L’Abîme, poésies, G. Charpentier, Paris, 1886, 292 pages.
– Rollinat Maurice, La Nature, poésies, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages.
– Rollinat Maurice, Les Apparitions, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1896, 310 pages.
– Rollinat Maurice, Paysages et Paysans, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages.
– Rollinat Maurice, En errant, proses d’un solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1903, 325 pages.
– Rollinat Maurice, Ruminations, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1904, 296 pages.
– Rollinat Maurice, Les Bêtes, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1911, 227 pages.
– Rollinat Maurice, Fin d’Œuvre, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1919, 341 pages.

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.