La vie à Fresselines décrite par Maurice Rollinat dans ses poèmes

 

(Conférence lue à quatre voix avec des poèmes mis en valeur à la guitare par Michel Caçao, le 14 mai 2023, à 15 h 00, à l’Espace Monet-Rollinat de Fresselines.)

 

 

Cette année correspond au cent-quarantième anniversaire de l’arrivée de Maurice Rollinat à Fresselines en septembre 1883, et au cent-vingtième anniversaire de son décès en octobre 1903. Durant les vingt années de sa vie à Fresselines, il a écrit quatre livres de poésie et un livre de prose, et des inédits qui ont permis de publier trois livres posthumes.

Maurice Rollinat est né le 29 décembre 1846 à Châteauroux. Son père François Rollinat, avocat, est un grand ami de George Sand. Maurice fait ses études à Châteauroux et va chaque été, pour les vacances, dans le domaine familial de Bel-Air, sur la commune de Ceaulmont.

C’est là que son père lui fait découvrir la nature ce qui va influencer sa poésie durant toute sa vie. Albert Decourteix rapporte ces propos de Maurice Rollinat : « J’ai pour la mémoire de mon père, s’écriait-il, un culte profond. Aucun souvenir ne m’est plus cher que le sien. Il a été mon maître le plus sûr et le meilleur. Je me rappelle les longues promenades que j’ai faites avec lui et pendant lesquelles il me donnait des leçons d’histoire et de philosophie. (…) Les vers que je publie sont l’œuvre de la réflexion et de la méditation. Le caractère observateur que j’ai, je le tiens de mon père. C’est lui qui m’a appris à aimer et à comprendre ce qui est beau et ce qui est grand… C’est de lui que je tiens l’esprit méthodique et réfléchi que je possède aujourd’hui ! »

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier représentant François Rollinat.

 

Jeune, Maurice Rollinat a rencontré George Sand à Châteauroux, à Nohant et à Gargilesse. Elle l’a beaucoup influencé, elle peut être qualifiée de « marraine littéraire ». Elle lui a donné de nombreux conseils par rapport à ses poèmes, par exemple : « Tu as du talent, cela est certain, mon cher enfant. A présent il faut ouvrir les yeux tout grands et voir le beau, le joli, le médiocre, comme tu vois le laid, le triste et le bizarre. Il faut tout voir et tout sentir, (…). » (lettre du 21 janvier 1873). On pourrait aussi citer sa lettre du 18 avril 1874 que Maurice Rollinat a utilisée comme préface à son ouvrage Le Livre de la Nature (1893).

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier représentant George Sand.

Après sa période parisienne de 1871 à 1883, qui lui a permis d’être connu et reconnu, il recherche le calme et sur les conseils d’Alphonse Ponroy, il choisit de vivre d’abord à Puyguillon, puis à partir de mars 1884 à La Pouge, sur la commune de Fresselines. Il trouve dans la campagne creusoise, son inspiration principalement axée sur l’observation de la nature et des habitants. De nombreux poèmes montrent des scènes locales.

Nous avons choisi pour décrire la vie à Fresselines, des poèmes extraits de ses livres La Nature et Paysages et Paysans. Maurice Rollinat avait toujours sur lui un petit carnet sur lequel il notait ses impressions, des morceaux de poèmes… Albert Chantrier le décrit à la pêche aux poissons, mais aussi aux vers : « Et nos parties de pêche, les lignes de fond, qu’il plantait çà et là le long de la rive, avec un soin et une recherche sans égal. Puis en attendant, il arpentait le terrain, scandant des alexandrins par de grands gestes, façon de travailler qu’il affectionnait tout particulièrement et qui faisait dire aux habitants : « V’la M’ssieu Maurice qui plaide (sic). » (Albert Chantrier, « Souvenirs de Fresselines », Revue du Berry du 15 mars 1904, pages 73 à 85). L’expression « qui plaide » ne renvoie pas à la profession de son père, mais en patois local signifie « qui parle tout seul ».

Dans son livre La Nature, Maurice Rollinat décrit aussi bien les vipères que « La grosse Anguille », « La Bête à Bon Dieu » ou « La Jument aveugle ». Durant ses longues marches campagnardes il a pu approcher avec respect et sans arrière pensée, la vie de la nature et des animaux aimés ou mal aimés des humains. Il ne porte aucune marque de jugement sur eux.

Par exemple, la grosse anguille ne manque pas de charme et d’originalité sous la plume du poète car il la présente, très dynamique et rusée. Il transforme ses mouvements en schémas mathématiques en utilisant par exemple, le S ou le Z ainsi que le chiffre 8 pour mieux traduire ses contorsions. Ainsi nous l’imaginons mieux se cachant, s’enfonçant dans la vase pour disparaître au regard humain. En final, il lui donne un surnom inattendu mais tout à fait adapté à la situation !

LA GROSSE ANGUILLE

La grosse anguille est dans sa phase
Torpide : le soleil s’embrase.
Au fond de l’onde qui s’épand,
Huileuse et chaude, elle se case
A la manière du serpent :
Repliée en anse de vase,
En forme de 8, en turban,
En S, en Z : cela dépend
Des caprices de son extase.

Vers le soir, se désembourbant,
Dans son aquatique gymnase
Elle joue, elle va grimpant
De roche en roche, ou se suspend
Aux grandes herbes qu’elle écrase,

La grosse anguille.

L’air fraîchit, la lune se gaze ;
Moitié nageant, moitié rampant,
Alors elle chasse, elle rase
Sable, gravier, caillou coupant…
Gare à vous, goujonneau pimpant !
Gentil véron, couleur topaze !
Voici l’ogresse de la vase,

La grosse anguille !

(La Nature, pages 71 et 72)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La grosse Anguille de Maurice Rollinat.

Dans un registre différent, Maurice Rollinat se rapproche de l’infiniment petit en décrivant les insectes. Il leur donne le premier rôle en lien avec la nature qui l’entoure, par exemple avec la coccinelle :

LA BÊTE A BON DIEU

La bête à bon Dieu tout en haut
D’une fougère d’émeraude
Ravit mes yeux… quand aussitôt,
D’en bas une lueur noiraude
Surgit, froide comme un couteau.

C’est une vipère courtaude
Rêvassant par le sentier chaud
Comme le fait sur l’herbe chaude,

La bête à bon Dieu.

Malgré son venimeux défaut
Et sa démarche qui taraude,
Qui sait ? Ce pauvre serpent rôde
Bête à bon Diable ou peu s’en faut :
Pour la mère Nature il vaut

La bête à bon Dieu.

(La Nature, pp. 105 et 106)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La bete a bon Dieu de Maurice Rollinat.

« Chez Rollinat, la vision a l’exactitude du fait. Le détail transparait derrière l’ensemble. Pas une bête qui se soit montrée à lui telle qu’elle est, et toute. Il sait tout ce que fait dans sa journée le plus petit animal de la création. » écrit Clovis Hugues (La Petite République Française du 21 juillet 1892, page 1, « Chronique indépendante – Maurice Rollinat »).

Nous trouvons dans ses poèmes, de nombreuses descriptions de reptiles ; voici maintenant deux orvets qui symbolisent l’amour avec un grand « A » :

LES DEUX ORVETS

Un soir de mai, j’errais par des pays boisés,
Près de hauts buissons blancs pleins d’arome et d’extase,
Quand je vis deux orvets, tordus sur l’herbe rase

Et qui semblaient entre-croisés.

Se piquant à mi-corps de leur petite gueule,
L’un l’autre ils s’aspiraient dans ce mordillement,
Figés d’ivresse, au bord du vieux chemin dormant

Que déjà l’ombre éclairait seule.

Tableau de volupté ! mais d’un mystérieux,
D’un vague, d’un perdu, tel que jamais les yeux

N’en ont surpris à l’improviste !

Ce couple de serpents, à cette heure : c’était
L’emblème de l’amour si profond qu’il se tait,

Du grand amour sauvage et triste !

(La Nature, pp. 91 et 92)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les deux Orvets de Maurice Rollinat.

Dans une lettre à Frantz Jourdain, datée de septembre 1885, Maurice Rollinat décrit l’environnement dans lequel il vit : « Mon ermitage est situé dans un paysage de rêve : par devant, serpente une petite route rocailleuse et blafarde enfouie dans de buissonneuses pénombres, à la façon des chemins creux. Ses bords étroits en fouillis d’herbes folles sont le pâturage des moutons pauvres, et c’est peu souvent que les branlantes carrioles y viennent profiler leur silhouette. Mais derrière la maison s’étend la grande campagne verte et rocheuse avec tout le fantastique du mystère et de la solitude. Je suis à deux pas du ravin de la Creuse et l’âme de la rivière emplit toute ma chambre. » (lettre de Maurice Rollinat à Frantz Jourdain, datée de septembre 1885, publiée dans Fin d’Œuvre, pages 257 à 260).

Cette situation lui permet par exemple d’observer les moutons :

LES MOUTONS

Grimpeurs, vifs malgré l’embonpoint ;
Buissonniers, – dans le paysage
Accrochant leur laine au passage
Et semant leur odeur de suint.

Toison d’un blanc sale, ou bien rousse,
Ou toute noire, – l’œil bombé,
Vitreux, de longs cils embarbé ;
Une humeur que rien ne courrouce.

Crottes en grains de chapelet
Par monts et par vaux propagées ;
– Ovales et brunes dragées
De la pie et du roitelet ; –

Cri tendre exprimant tout, la peine,
L’amour, la peur, – cri saisissant
Qui rappelle par son accent
L’enfance de la plainte humaine :

A grands traits, voici présentés
Les pauvres moutons domestiques,
Emblèmes des douceurs mystiques
Et des saintes humilités.

Chacun broute ou plutôt broutoche,
Tant c’est bref, saccadé, menu.
A grelottement continu,
Mécanique, leur museau pioche.

Un bruit ? vite se dépêchant,
A suivre sa piste ils s’attardent ;
Puis, ils reviennent et regardent
A la barrière de leur champ.

Ou bien encore, ils vont se mettre
A lutter : si fort est le choc
De leurs fronts durs comme le roc,
Qu’on l’entendrait d’un kilomètre.

L’été, l’hiver, dans le bonheur
Ou dans l’ennui de la campagne
Leur doux bêlement accompagne
Le berger qui chante en mineur.
(…)

(La Nature, pages 126 à 136)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Moutons de Maurice Rollinat.

« Quand Rollinat parle des animaux, il fait montre à leur égard d’une pitié attendrissante » constate Henri Schwabacher (La Presse du 16 janvier 1893, page 2, « Causerie littéraire ; Maurice Rollinat – La Nature »). Dans le poème qui suit, c’est l’amour maternel qui domine malgré le handicap :

LA JUMENT AVEUGLE

Avec l’oreille et les naseaux
Y voyant presque à sa manière,
La vieille aveugle poulinière
Paissait l’herbe au long des roseaux.

Elle devait s’inquiéter
Lorsque sa pouliche follette
S’égarait un instant seulette,
Car elle cessait de brouter.

Un hennissement sorti d’elle,
Comme un reproche plein d’émoi,
Semblant crier à l’infidèle :
« Reviens donc vite auprès de moi ! »

Parfois même en son désir tendre
De la sentir et de l’entendre,
Elle venait à pas tremblants,

Lui lécher l’épaule et la tête,
Tandis que dans ses gros yeux blancs
Pleurait sa bonne âme de bête !

(La Nature, pages 159 et 160)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Jument aveugle de Maurice Rollinat.

Les bruits de la campagne révèlent la présence d’animaux ou d’oiseaux ; si certains chants peuvent troubler, cela lui importe peu. Dans ce registre des impressions inattendues, nous pouvons aussi citer les chats-huants dont le chant fait frissonner ceux qui l’entendent dans la nuit sans le voir.

LES CHATS-HUANTS

Au fond des campagnes sévères :
– Champs ravinés, marais gluants,
Bois pierreux, carrefours, calvaires. –
Voici geindre les chats-huants.

Mais c’est une plainte peureuse,
D’un éclat profond, bref et mou…
Comme un tout petit miaou
Qui s’enveloppe et qui se creuse.

Leur concert de sanglots malins
D’ordinaire autrement résonne :
Ce soir, le silence en frissonne,
Car chacun des oiseaux félins,

Pour crier le mauvais augure,
Reste invisiblement caché
Dans son petit chêne ébranché,
De fantomatique figure.

Si bien qu’en ce lugubre lieu,
Parmi ces rocs dont peu à peu
Blêmissent les couleurs de marbre,

A cette heure, sous ce ciel bas,
On s’imagine, à chaque pas,
Entendre miauler un arbre.

(La Nature, pages 73 et 74)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Chats-Huants de Maurice Rollinat.

« Mais où nul poète contemporain ne saurait, sinon égaler, du moins dépasser Maurice Rollinat, c’est dans l’étude, l’amour, l’admiration, la compréhension de la nature. Les arbres et les forêts, les rocs et les montagnes, les ruisseaux et les torrents n’ont aucun secret pour lui, pas plus que les brins d’herbe ou les brindilles de la mousse. » écrit Charles Buet (Revue politique et littéraire – Revue bleue, n° 14 du 6 octobre 1888, article « Les artistes mystérieux – M. Maurice Rollinat », pages 443 à 448).

Dans le poème « La Source », Maurice Rollinat pénètre dans des lieux peu fréquentés où la nature est inhospitalière ; tout oscille entre silence et vengeance comme quand le poète parle des griffures de « l’énorme ronce agressive ». Mais en même temps, l’eau est source de vie et permet d’étancher la soif du passant :

LA SOURCE

En son recoin mystérieux
Dont l’ajonc hérisse l’approche,
La source filtre de la roche
Comme des pleurs furtifs des yeux,

D’une façon triste, aussi douce,
Avec le même cachement.
Aussi silencieusement
Puisqu’elle goutte sur la mousse.

Sans doute, à brins menus et courts,
Elle serpente bien fluette
Car la terre reste muette
Aux points présumés de son cours.

La pente obscure qui la guide
Retient ses petits filets tors
Pour l’épanouir au dehors
En grains de diamant liquide.

Si grêle au pied du roc songeur
Elle nourrit les touffes d’herbe
Qui montrent constamment superbe
Le vernissé de la fraîcheur.

Et l’énorme ronce agressive
Lui doit on ne sait depuis quand
L’intégrité de son piquant
Et de sa belle couleur vive.

Par un de ces lourds soirs d’été
Ensorcelant jusqu’à la pierre,
Et dont la morbide lumière
Revêt l’arbre d’étrangeté,

Je vis près de l’humble fontaine
Un vieux mendiant paysan
Sur son bissac se reposant
De quelque marche très lointaine.

Immobile tel qu’un objet
Devant la source minuscule,
En attendant le crépuscule
Pour terminer son long trajet,

Il contemplait la forme ronde
De ces luisantes perles d’eau.
– Enfin, il reprit son fardeau
Dans la même stupeur profonde,

Puis, au creux de sa maigre main,
A deux genoux dans le mystère,
Il but de ces pleurs que la Terre
Versait là comme un être humain.

Et mon souvenir déjà sombre
Revoit d’un œil tendre et mouillé
Ce vieux buvant agenouillé,
Vague, à la Source pleine d’ombre.

(La Nature, pages 101 à 104)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Source de Maurice Rollinat.

« M. Rollinat est bien, en effet, le poète de la nature, de la nature des champs et des forêts dont il sait rendre le charme et la vie en vers éloquents et pittoresques. Nul mieux que lui ne l’aime et il n’est pas une de ces pièces qui ne soit un tableau, qui ne rappelle un souvenir de soleil radieux, de pesantes chaleurs, de ciel orageux, de miroitement des eaux ou de frissons dans les feuillages. » peut-on lire dans la présentation du livre La Nature parue dans Le Figaro (édition du 6 juillet 1892, page 6, « Revue bibliographique – Poésie »).

En été, les champs de blé prennent des couleurs gaies tel un tableau de peintre. À l’or des blés, le poète associe des notes sombres, des tons « cuivreux » et « violet » qui reflètent sa tendance au spleen.

LE CHAMP DE BLÉ

Bordé d’arbres très vieux où d’une patte alerte
Geais et piverts grimpaient en mariant leurs cris,
Le petit champ de blé dormait sous les cieux gris,
Triangle jaune, au sein d’une immensité verte,

Au milieu d’un désert, dans un cadre chagrin
De rocs monstres, de bois spectres, d’âpres collines,
Entre des joncs, des houx, des genêts, des épines,
D’un mouillé dénonçant la bourbe du terrain.

Ressortant sur ce louche et vaste marécage,
Dans un océan vert, espèce d’îlot blond,
Ce champ vous surprenait : sous la voûte de plomb :
Il devenait terrible en ce pays sauvage.

Il était si perdu, si loin d’une maison !
A croire qu’un génie, amant de la nature,
L’avait ainsi planté pour offrir la pâture
Aux oiseaux besoigneux dans la froide saison.

Bluets, coquelicots, tiges entremêlées,
Ici, là, montaient haut presque jusqu’aux épis ;
Ailleurs, sous des chardons violets assoupis,
Le froment rabattait ses têtes barbelées.

Et muet et léger comme un zéphir d’été
Sur un étang cuivreux engourdi dans sa vase,
L’insecte nonchalant voltigeait en extase
Sur cette nappe d’or dans l’immobilité.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Champ de ble de Maurice Rollinat.

Mais déjà, par endroits, trouble, mal épandue,
La lumière du jour ne se trahissait point ;
Et de grandes vapeurs s’élevant sur tel point,
Tachaient d’ombre le vide affreux de l’étendue.

Un chaud morne et brumeux ! d’air ? pas même un soupçon,
L’écho restait figé dans sa caverne sourde,
Et le vague emplissait cette atmosphère lourde
Où l’arôme étouffé stagnait comme le son.

Peu à peu le soleil trouant la nue à peine
Teinta ses voiles gris du sang de ses rayons,
Et, bientôt, les hiboux, reptiles et grillons,
Ne firent qu’une voix ligneuse et souterraine.

Tous les oiseaux criards maintenant avaient fui ;
La stupeur écrasait les chênes et les hêtres,
Ce monotone accent des invisibles êtres
Ajoutait au silence un mystère d’ennui.

Et le soir vint : le vent toujours sans remuage,
Effleurait ce grand blé d’insensible façon,
Juste assez pour qu’il eût un semblant de frisson
Dans le croupissement de l’air et du feuillage.

(La Nature, pages 15 à 18)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Champ de ble de Maurice Rollinat.

Puis vient l’automne, les couleurs changent et le paysage se métamorphose avec l’apparition des feuilles mortes. Voici le début de ce très long poème :

LES FEUILLES MORTES

Avec les progrès de l’automne
La campagne se rembrunit
Et, par endroits, saigne et jaunit
Dans son verdoiement monotone.

La méditation du ciel
Prend les paysages. – Les choses
Ont des silhouettes moroses
D’un surgissement solennel.

Et, lugubrement, se prolonge,
Frémissant ou stupéfié,
L’immense feuillage noyé
Dans une atmosphère de songe.

Un murmure bas se produit
A travers cette somnolence ;
Comme une plainte du silence,
Comme un gémissement du bruit.

A la longue, toute la masse
Des grands horizons chevelus
Change et languit de plus en plus
Sous la brume qui se ramasse.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Feuilles mortes de Maurice Rollinat.

Puis, rafales, froid, ciel en pleurs !
Encore se métamorphosent,
S’altèrent et se décomposent
Ces fouillis d’ombre et de couleurs.

On dirait qu’avant la froidure
La terre étale ses adieux :
Si tristes chantent pour les yeux
Ces tons mineurs de la verdure,

Ces doux pastels qui se défont,
Ces aquarelles presque éteintes,
Ces coloris vagues, ces teintes
D’un fané toujours plus profond !

Lorsque la brume se déchire,
On voit luire au soleil peureux
Des jaunes d’un vert douloureux,
D’immortelle, d’ocre et de cire,

Des rouges-vin, des rouges-sang,
De mauvais roses de phtisie,
Tendre et funèbre poésie
Des pauvres feuilles trépassant !

Avant peu, l’oiseau qui les hante
Verra nus l’arbre et le buisson ;
Et voici leur dernier frisson
Sur la branche naine et géante.
(…)

(La Nature, pages 36 à 47)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Feuilles mortes de Maurice Rollinat.

 

Dans son livre, Paysages et Paysans, Maurice Rollinat décrit la vie de la campagne de manière précise et dynamique comme dans le poème qui suit où les enfants heureux en pleine action durant l’hiver, ont le premier rôle et s’amusent beaucoup à patiner sur la glace, tomber, se relever, seule mouvance sur l’étang gelé. Maurice Rollinat traduit avec talent ces images fugaces d’enfants en mouvement et d’autres statiques, immobiles, figés sur la glace. Voici le début de ce long poème :

LES GLISSOIRES

Il fait un froid noir et tout gèle :
Abreuvoir, écluse et ruisseau.
Tous les puits, à l’endroit du seau,
Ont de la glace à leur margelle.

C’est pourquoi, vite, après la classe,
Les enfants viennent, à grands cris,
Glisser sur l’étang si bien pris
Qu’ils ne craignent pas que ça casse.

En tas, casquettes sans visière,
Bérets bâillants, chapeaux tortus,
Ils arrivent, les reins battus
Par leur petite carnassière.

Et, de-ci, de-là, tout heureuse,
Chaque troupe se met au jeu,
Sillonnant à la queue leu leu
La belle surface vitreuse.

Légères, folles, bien ingambes,
Elles ont indéfiniment
Le caprice du mouvement
Ces fragiles petites jambes !

Rapidement, mainte glissoire
Qu’en chœur tant de mutins sabots
Polissent comme des rabots
Est nivelée et presque noire.

On les voit gris et bleus les mioches
Qui, d’un trait, au bas des airs blancs,
Passent, les bras tendus, ballants,
Croisés – ou les mains dans les poches.

Et, plus d’un faisant la mimique
D’accomplir un besoin pressant
Reste accroupi, tout en glissant,
Avec un naturel comique.

Quelques très petiots se hasardent,
Mais, tombés trop fort, ayant peur,
Immobiles, pleins de stupeur,
Se tiennent au bord et regardent ;

Ils sont charmants, piteux et drôles,
Ces pauvres mignons étonnés,
Grelottants, la roupie au nez,
Le cou rentré dans les épaules !

Les autres, au long des saulaies,
Filent toujours avec entrain :
Tels, devant les vitres d’un train
Courent les arbres et les haies.
(…)

(Paysages et Paysans, pages 40 à 44)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Glissoires de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat participait activement à la vie locale, par exemple tous les dimanches et les jours de fête, il jouait de l’harmonium et chantait lors des messes et des cérémonies religieuses. Cela se savait et attirait beaucoup de monde comme le raconte Claude Monet dans une lettre à Alice Hoschedé : « Du reste hier, Rollinat a répété à l’église et j’y suis allé. C’était superbe et la joie du curé était curieuse, il disait que nulle part il n’y avait de messes chantées comme cela. (…) Chaque fois qu’il chante c’est un évènement dans le pays et des bourgeois arrivent des environs. Aussi l’auberge est bouleversée aujourd’hui. » (lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé datée du dimanche 7 avril 1889, publié dans le Bulletin de la société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 56 – Année 2017, page 63).

Maurice Rollinat observe aussi la vie à l’extérieur de l’église et se fait le témoin des comportements des hommes et des femmes après la messe :

APRÈS LA MESSE

On venait de sortir de l’église ; ici, là,
Les hommes se groupaient, lents, les mains dans les poches ;
Entrant au cimetière, aux derniers sons des cloches,
Les femmes rabattaient leur grand capuchon plat.

Deux vieux – large chapeau, veste courte, air propret,
Rasés, cravate énorme et noueusement mise
D’où montaient les pointus d’un haut col de chemise, –
Du même pas tranquille allaient au cabaret…

Quand l’un fit d’un ton assuré :
« Il a ben prêché not’ curé
A c’ matin, après sa lecture. »

L’autre dit : « Quoi d’étonnant !
Avec son métier d’feignant
C’est si poussé d’nourriture ! »

(Paysages et Paysans, page 95)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Apres la messe de Maurice Rollinat.

Il y a aussi ceux qui ne vont pas à la messe comme le père Pierre qui préfère les joies de la nature :

LE PÈRE PIERRE

Fantastiques d’aspect sous leur noire capote,
Mais, très humaines par leurs caquets superflus,
Les commères, barrant la route aux verts talus,
A la messe s’en vont d’un gros pas qui sabote.

« Tiens ! v’là l’pèr’ Pierr’ ! fait l’une, un malin, celui-là !
Pour accrocher l’poisson quand personn’ peut en prendre ;
I’dit q’quand il a faim, d’fumer q’ça l’fait attendre,
Et qu’un’ bonn’ pip’ souvent vaut mieux qu’un mauvais plat. »

L’homme les joint bientôt. En chœur elles s’écrient :

« Il faut croire, à vous voir marcher
En tournant l’dos à not’ clocher,

Q’v’allez pas à la messe ! » et puis, dame ! elles rient…

« Moi ? si fait ! leur répond simplement le vieux Pierre,
Mais, tout par la nature ! étant ma seul’ devise,

J’vas à la mess’ de la rivière
Du bon soleil et d’la fraîcheur,
Avec le ravin pour église,
Et pour curé l’martin-pêcheur. »

(Paysages et Paysans, pages 153 et 154)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le pere Pierre de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat s’imprègne de la vie des habitants afin de mieux les décrire, comme il le raconte dans une lettre à Jules Barbey d’Aurevilly : « Je connais deux ou trois braconniers, espèces de songeurs en blouse, qui ont un langage grogné, mimé, très furtif et coupé de longs silences. Leur gesticulation ressemble à des mouvements d’arbre, leurs yeux luisent comme ceux des loups, et leur son de voix tient assez de ce vague murmure qui sort des objets inanimés. Avec eux, j’excursionne, je chasse, je pêche au filet, et la nuit, qui vient sitôt maintenant, nous a surpris plus d’une fois sur des berges scabreuses ou dans des vallées inquiétantes. Chemin faisant, ils m’instruisent de leurs observations vulpesques et satanisent le paysage par les diableries qu’ils me content au bruit claquant, lourd et régulier de leurs grands pas saboteux. » (lettre de Maurice Rollinat à Jules Barbey d’Aurevilly, datée du 9 décembre 1883, publiée dans Fin d’Œuvre, pages 246 à 250).

Voici pour commencer la description du braconnier qui brave les interdictions mais reste heureux et joyeux malgré les risques. Maurice Rollinat n’hésite pas à lui donner la parole et nous constatons qu’il a de l’humour :

LE BRACONNIER

Contre sa jambe, à plat, collant sa canardière,
Voûtant son maigre buste au veston de droguet,
Silencieux glisseur, l’œil et l’oreille au guet,
Il longe un des plus creux dormants de la rivière,

Lorsqu’en face du bois surgit, brusque, un gendarme
Et puis un autre encore avec le brigadier.
« A trois vous n’m’aurez pas ! ouf ! Mon outil l’premier ! »
Dit l’homme qui, d’un bond, dans l’onde suit son arme.

D’un nagement de loutre il file entre deux eaux,
Atteint la berge, et, là, debout dans les roseaux,
Aux trois stupéfiés d’en face, alors il crie :

« Eh ben ! vous avez vu que je n’plong’ pas qu’un peu.
Je r’pêch’rai mon fusil lequel, moyennant Dieu,
F’ra du service encor… bonsoir la gendarm’rie ! »

(Paysages et Paysans, page 279)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le braconnier de Maurice Rollinat.

Dans « Le pêcheur d’écrevisses », Maurice Rollinat nous régale d’un portrait pris sur le vif avec beaucoup de précision et d’humour, tout en gardant la spontanéité de cet homme. Vers la fin du poème, le pêcheur se fond peu à peu dans le paysage et dans le mystère puis dans la mort.

LE PÊCHEUR D’ÉCREVISSES

Nez plat, grosse bouche en fer d’âne,
Et, sous les pommettes deux creux
Dans un long visage cireux,
Tout en menton et tout en crâne ;

Glabre, sec et la peau ridée ;
Un petit œil vif et louchon ;
Une jambe en tire-bouchon,
L’autre racornie et coudée ;

Boitant, mais de telle manière
Que, d’un coté marchant plus bas,
Il avait l’air, à chaque pas,
D’entrer un pied dans une ornière.

Les bras tombant à la rotule
Avec une très courte main :
Tel était le pauvre Romain,
Mon visiteur du crépuscule.

Ce gars pêchait des écrevisses
Dans tous les ruisseaux du ravin.
Le goût du tabac et du vin
Était le plus grand de ses vices.
(…)

Ce maigre infirme, à jeun, comme ivre,
Rôdaillait le jour et la nuit…
Et, quand on marchait avec lui,
On avait du mal à le suivre.

S’il avait une ample capture,
Le soir, annoncé par mes chiens,
Il m’arrivait, criait « J’en viens !
J’vous apport’ de la nourriture. »

Exhalant des senteurs de fosses,
Il dépliait son grand mouchoir
Plein de bêtes, me faisait voir
Qu’elles étaient vives et grosses.

Je lui donnais un coup à boire,
Et, ça dépendait, deux et trois !…
Il buvait, tenant à dix doigts
Son verre comme un saint-ciboire.

Alors, sa pauvre face exsangue,
Prenant un petit ton vermeil,
Il disait : « C’est du jus d’soleil ! »
En faisant claqueter sa langue.
(…)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le pecheur d'écrevisses de Maurice Rollinat.

« Oui ! mais à présent, l’Diab’ me rompe !
Mes doigts ont des yeux pas berlus,
J’les serr’ sur l’écreviss’, pas plus !
Et n’ya pas d’danger que j’me trompe.

Qui q’ça fait q’j’aye un’ jamb’ trop basse ?
Au contrair’, j’ai moins à m’courber,
Et, quand i’ m’arriv’ de tomber,
Les rochers m’connais’ : i’ m’ramassent.

Et puis, voulez-vous que j’vous dise ?
J’s’rais pas infirm’, ça s’rait l’mêm’ jeu ;
Je m’plais trop dans c’qu’a fait l’bon Dieu,
Y flâner, c’est ma gourmandise ! »

Ame inculte, mais nuancée,
Cœur de soleil et de brouillard,
Errant poète du regard,
De l’oreille et de la pensée,

Il les comprenait suivant l’heure
Les paysages qu’il vivait,
Et, dans la nature, il savait
Ce qui parle, rit, chante ou pleure.
(…)

A présent, il dort sous les saules.
Ce coteau, tant de fois grimpé,
Dans une boîte à pan coupé,
Il l’a gravi sur des épaules.

Et, tous mes regrets sur sa tombe
Offrent un hommage fervent
Au pauvre être que, si souvent,
J’évoque, lorsque la nuit tombe.

(Paysages et paysans, pages 233 à 240)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le pêcheur d'écrevisses de Maurice Rollinat.

Avec Maurice Rollinat, les gens d’autrefois revivent à travers ses descriptions minutieuses, animées et prises sur le vif. Dans « Le vieux pêcheur », le poète termine avec une touche de poésie et de romantisme :

LE VIEUX PÊCHEUR

Au fil de l’eau coulant sans bruit,
Triste et beau comme un vieux monarque,
Perche en main, debout dans sa barque,
Le pêcheur aspirait la nuit.

Son extase mal contenue
Rivait, pleins de larmes, ses yeux
Au grand miroir mystérieux
Où tremblait l’ombre de la nue.

L’astre pur, à frissons follets,
Jetait prodigue ses reflets
A cette transparence brune ;

J’entendis l’homme chuchoter :
« C’te nuit ! fait-i’ bon d’exister !
Pour voir l’eau s’ens’mencer d’la lune ».

(Paysages et Paysans, page 293)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le vieux pêcheur de Maurice Rollinat.

« Rollinat aime la campagne ; il y vit ; il fréquente les paysans, il cause avec eux, il les confesse et pénètre leur âme à la fois matoise et naïve. Aussi, comme ses bonshommes sont vivants ! comme on les voit bouger, à peine déformés par un peu d’outrance et de littérature ! comme dans ces vers pleins d’élisions, d’une langue simple et ferme, leur parler se retrouve purifié tout juste du peu de patois qui s’y est perpétué et nous le rendrait inintelligible ! » peut-on lire dans la présentation de Paysages et Paysans parue dans le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire (édition du 7 mai 1899, page 1, article « Au jour le jour – Paysages et paysans » signé « E. »).

Voici maintenant un vieux pâtre qui nous décrit les difficultés de sa vie comparée à celle des gens de Paris :

LE VIEUX PÂTRE

« C’est par mon métier, dit le vieux pâtre aux traits rudes,
Qu’à forc’ de vous cercler les oreill’ et les yeux,
Dans l’song’ de votre esprit rentr’ et rêvent le mieux
Ces grands espac’ q’ont l’air de prend’ vos habitudes.

Vos chants bourdonn’ comm’ ceux des gross’ mouch’ dans l’air doux,
Tel que l’cœur sous l’soleil la bell’ verdur’ se pâme,
L’horizon comm’ vot’ corps d’vient la prison d’une âme,
Et les nuag’ ramp’ dans l’ciel comm’ les pensers en vous.

L’vent d’orag’ vous agit’, vous bouscul’ comm’ les choses,
Surprend vot’ limousin’ comm’ les feuillag’ dormants :
A l’ordinair’, leurs gest’ s’accord’ à vos mouv’ments,
Et, quand vous n’bougez pas, vous avez leurs mêm’ poses.

Ces chos’ qui dur’ toujours ou qui meur’ ben anciennes,
On voit qu’ell’ chang’, comm’ l’homm’, leur humeur, leurs façons,
Q’la Nature, ainsi q’ vous, a tristess’ et chansons,
Et q’les vot’ tomb’ souvent ben juste avec les siennes.

Nuancés, brum’, pluie et vent, la plein’ lumière, l’ombre,
Compos’ le sentiment des form’, des teint’, des bruits,
Qui s’communique au vôt’ !… tell’ment ! q’par un’ bell’ nuit,
Des fois, vous êt’ plus gai que lorsqu’i n’fait pas sombre.

J’rêv’ le rêv’ de tout ça, j’suis en pierr’ comm’ la roche,
En végétal comm’ l’herbe, en liquid’ comme l’eau,
J’rumin’ l’engourdiss’ment ou l’frisson du bouleau…
Et sauf que j’écris pas sur un agenda d’poche,

Que j’crains pas tant l’soleil, et que j’suis pas si blême,
J’song’ comm’ ceux gens d’Paris, bien vêtus, aux blanch’ mains,
Qui, t’nant un bout d’crayon, caus’ tout seuls dans les ch’mins,
L’œil ouvert droit d’vant eux, mais qui plonge en eux-mêmes.

L’éternité s’ennuie aussi ben q’moi qui passe,
Des moments que j’suis là si triste à la sonder,
J’la surprends, elle aussi, ben triste à me r’garder :
Alors, je m’sens l’cœur vide aussi profond q’l’espace ! »

(Paysages et Paysans, pages 34 et 35)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le vieux pâtre de Maurice Rollinat.

C’est avec un humour malicieux que Maurice Rollinat décrit la charrette à bœufs comparée aux autres véhicules rencontrés dans la campagne :

LA CHARRETTE A BŒUFS

Ces rout’ à tas d’ cailloux où des beaux ch’vaux d’calèches
S’rencontr’ avec des ân’, des perch’rons, des mulets,
Où pass’ carriol’, patach’, tap’culs, cabriolets
Att’lés d’bidets pansus quand c’est pas d’ross’ ben sèches,

Pour moi, c’est des ch’mins d’vill’, censément comm’ des rues
Qui s’allong’raient sans fin et n’auraient pas d’pavés,
Et tout c’qui roul’ dessus, crasseux comm’ bien lavé,
De bruit, d’forme et d’couleur, m’blesse l’oreille et la vue.

Sur ces rubans d’terrain des berg’, des p’tit’ montagnes,
M’né par des maquignons, des laquais, des monsieurs,
Tout ça s’démèn’, court, trott’, craq’ du r’sort et d’l’essieu,
Mais tout ça : rout’, voitur’, ch’vaux, gens, c’est pas campagne !

Dans l’sérieux d’nos vallons comparez donc l’passage
D’ceux ch’vaux vêtus d’harnais qu’un ch’ti fouet cingl’ d’affronts
Avec nos bœufs tout nus qui n’ont que l’joug au front ?
Eux et moi que j’les mène on s’mêle au paysage !

Parlez-moi d’ma charrette entr’ ses buissons d’verdure,
Montée – i’ semblerait – sur deux meul’ de moulin,
Couleur de terre et d’arbre, et dont l’gros moyeu s’plaint
Si douc’ment q’ça m’en berc’, comme un chant d’la nature !

Viv’ la voiture à bœufs qu’une aiguillad’ conduit,
Dont l’herb’, l’ornièr’, la boue étouff’, envas’ le bruit,
Qui prend l’roulis câlin d’ses deux lent’ bêt’ camuses,

Et s’en va comm’ l’eau calme et les bons nuag’ s’en vont !
C’est l’vrai char de nos plain’, d’nos marais, et d’nos fonds,
Tout comm’ leur seul’ musique est cell’ des cornemuses.

(Paysages et Paysans, pages 19 et 20)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Charrette à boeufs de Maurice Rollinat.

Judith Cladel a bien connu Maurice Rollinat qui venait voir ses parents lorsqu’elle était enfant ; elle a bien saisi la manière dont le poète décrit la vie locale : « A force d’étudier et d’écouter les gens de la terre, il eut la tentation, non plus de les dépeindre par ses moyens propres, mais par les leurs : il les met en scène, il les fait parler et parler en vers. Immense difficulté ! Laisser au langage local sa saveur de terroir, ses tournures alléchantes, ses brutalités et ses malices ; les insérer toutes vives en des poèmes, sans que l’art y perde et se rabaisse, soit à des négligences, soit à des complaisances de patois d’opérette, sans, non plus, qu’il bride le naturel et trouble en sa pureté la grande source du sentiment populaire, plus d’un heureux écrivain y vint échouer. Rollinat y parvint. » (Judith Cladel, « Maurice Rollinat », Portraits d’Hier, n° 31 du 15 juin 1910).

Des métiers, maintenant disparus, étaient pénibles mais ceux qui les pratiquaient trouvaient toujours des solutions face aux difficultés, comme le scieur de long :

LE SCIEUR DE LONG

Voûté haut sur la grande chèvre
Enchaînant un frêne équarri,
Le vieux parle, et son gars contrit
L’écoute, en se mordant la lèvre.

« T’es trop vif ! Dans not’ dur métier,
Pas s’presser soulag’ de moitié.
L’corps joue à l’ais’, n’est jamais raide,
Quand la cadenc’ tranquill’ vous aide.

Comprends-moi donc ! membr’, scie, échines,
Les trois n’doiv’ fair’ qu’un’ seul’ machine.
Faut q’les deux homm’, mécaniqu’ment,
S’baiss’ et r’mont’ comm’ leur instrument !

Je l’sais par moi-même, et j’l’assure…
Que deux anciens qui vont en m’sure,
S’mouvant pareils de haut en bas,
Font d’long’ besogne et s’fatig’ pas.

Vois, moi, qui suis vieux scieur de long,
Comme j’la pouss’ net et d’aplomb
La scie ! Au lieu q’toi, c’est l’martyre,
De l’air si r’chigné q’tu la tires.

Ton œil toujou’rlevé voudrait
Voir plus vite avancer son trait,
En c’mençant faudrait qu’elle arrive
Déjà dans l’fin bout d’la solive !

A tout coup, tu crach’ dans tes mains,
Quand ell’ trouve un nœud dans son ch’min ;
Et faut qu’tu jur’ et q’tu te r’prennes,
Si peu qu’elle entre et qu’ell’ s’engrène !

Scier du sapin t’fait batt’ les flancs,
Quand la scie au mou de c’bois blanc
Devrait glisser, sans q’ça t’écœure,
Comme un rasoir dans un pain d’beurre.

Tu s’rais bâti pour le métier,
T’as des bras d’fer, des reins d’acier,
Tandis que moi j’n’ai plus q’l’écorce.
Eh ben ! sais-tu c’qui fait ma force ?

C’est ma patienc’ de volonté.
C’est ma scie à moi, l’entêté,
Pour scier l’découragement qui m’pince,

T’ell’ que l’autre ! à ça près c’pendant,
Que, tout comme elle, ayant des dents,
Quand ell’ s’en sert, jamais ell’ grince ! »

(Paysages et Paysans, pages 243 à 245)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Scieur de long de Maurice Rollinat.

Quant au forgeron, il doit travailler à côté d’un brasier qui le cuit :

LE FORGERON

Dans sa forge aux murs bas d’où le jour va s’enfuir
Haut, roide, et sec du cou, des jambes et du buste,
Il tire, mécanique, en tablier de cuir,
La chaîne d’acier clair du grand soufflet robuste.

Il regarde fourcher, rougeoyer et bleuir
Les langues de la flamme en leur fourneau tout fruste,
Et voici que des glas tintent sinistres… juste :
Le crépuscule alors vient de s’évanouir.

Croisant ses maigres bras poilus,
Il songe à celle qui n’est plus.
Dans ses yeux creux des larmes roulent,

Et le brasier dont il reluit,
Sur sa joue osseuse les cuit
A mesure qu’elles y coulent.

(Paysages et Paysans, page 224)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Forgeron de Maurice Rollinat.

Dans la vie à la campagne, il y a aussi de petites scènes sympathiques :

EN BATTANT LE BEURRE

Dans sa grande jatte de grès,
L’Angélique, la belle veuve,
Avec sa crème toute neuve
Fabrique un peu de beurre frais.

Ses doigts et sa batte à loisir
Fouettent, pressent, foulent, tripotent,
Tournent, roulent, piquent, tapotent
La crème lente à s’épaissir.

Enfin, déjà compacts, les grumeaux s’agglomèrent
Et prennent par degrés leur coloris d’or blond :
Elle aura bientôt fait son pain ovale et rond.
Mais, dévorant des yeux la tentante commère,
En face d’elle, assis à cheval sur sa chaise.
Coude et pieds aux barreaux, voilà que le grand Blaise,
Son soupirant câlin, lui parle à mots si doux,
Que, toute tressaillante à ce regard de faune,
Elle aspire la voix du beau meunier blanc-roux,
Tandis que dans son pot, moins serré des genoux,
S’endort las et distrait son petit bâton jaune.

(Paysages et Paysans, pages 175 et 176)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème En battant le beurre de Maurice Rollinat.

Nous avons peu parlé des animaux de la ferme ; pourtant certains ont un rôle très utile comme cette bonne chienne :

LA BONNE CHIENNE

Les deux petits jouaient au fond du grand pacage ;
La nuit les a surpris, une nuit d’un tel noir
Qu’ils se tiennent tous deux par la main sans se voir :
L’opaque obscurité les enclôt dans sa cage.
Que faire ? les brebis qui paissaient en bon nombre,
Les chèvres, les cochons, la vache, la jument,
Sont égarés ou bien muets pour le moment,
Ils ne trahissent plus leur présence dans l’ombre.
Puis, la vague rumeur des mauvaises tempêtes

Sourdement fait gronder l’écho.
Mais la bonne chienne Margot
A rassemblé toutes les têtes

Du grand troupeau… si bien que, derrière les bêtes,
Chacun des deux petits lui tenant une oreille,

Tous les trois, à pas d’escargot,
Ils regagnent enfin, là-haut,
Le vieux seuil où la maman veille.

(Paysages et Paysans, page 109)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La bonne Chienne de Maurice Rollinat.

Avant de terminer, il nous faut absolument évoquer Pistolet, le chien préféré de Maurice Rollinat :

MON CHIEN PISTOLET

Sa gravité comique et son froid badinage
Font que mes yeux distraits s’amusent, n’importe où.
Au creux, sur la hauteur, au bord de l’eau, partout,
Rôde éternellement notre compagnonnage.

Même en ses jours de fugue et de libertinage
Il vient me retrouver encore – tout à coup
Il surgit d’un buisson, d’un bois, d’un casse-cou,
Et reprend devant moi son gai papillonnage.

De face ou de profil – assis comme debout,
Au petit pas, rampant, à la course, à la nage,
Dans toutes ses façons, il est bien moyen-âge
Avec son œil de biche et sa couleur de loup.

Souple et fort – jappant sec et plutôt taciturne,
Ce chien d’acier répond au nom de Pistolet :
Et certe ! il en vaut un par sa garde nocturne !

Au moindre craquement de porte et de volet
Il s’arme ! et, si quelqu’un pénétrait dans la salle
Il ne ferait qu’un bond, soudain comme une balle.

(La Nature, pages 246 et 247)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Mon chien Pistolet de Maurice Rollinat.

 

Cette promenade à la fin du dix-neuvième siècle à Fresselines, nous a permis de comprendre comment Maurice Rollinat, considérant la campagne comme son cabinet de travail, observait la nature et la vie locale. Chaque animal, insecte ou oiseau, peut devenir le sujet d’un poème. Chaque rencontre peut être enrichissante et aboutir à des descriptions réalistes. De nombreuses scènes peuvent être comparées à des peintures en poésie. Merci Maurice Rollinat de nous apporter tous ces témoignages d’un passé maintenant révolu.

Pour conclure, laissons la parole à Gustave Téry, qui lors d’une excursion a rencontré Maurice Rollinat : « Il me dit et me chanta tout à tour des vers fins et doux, qui disaient et chantaient la douceur et la finesse du ciel natal ; ses strophes légères me contaient la vie des fleurs, des herbes et des sources ; elles suivaient le vol des hirondelles, des papillons et des libellules ; miséricordieuses, elles réhabilitaient les pauvres bêtes méconnues, les crapauds, les chauves-souris, les chouettes, les araignées… Et je n’aurais pu dire si les bonnes odeurs de campagne, que je respirais avec délices, me venaient de ses vers ou de la fenêtre ouverte. A cet instant, j’en suis très sûr, c’était une infinie bonté qui rayonnait dans ses yeux clairs, couleur de ciel… Oui, je crois bien qu’ils étaient bleus. » (« En Passant – Maurice Rollinat », L’Action quotidienne du 6 novembre 1903, page 3).

 

Le 25 mars 2023.

Catherine Réault-Crosnier et Régis Crosnier.

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.