Maurice Rollinat, d’infinis paysages

 

Cette conférence a été lue  à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, en son intégralité à Mézières-en-Brenne, le dimanche 20 mars 2011, partiellement à Tours le samedi 19 février 2011 (sans l’introduction « D’infinis paysages autour de Maurice Rollinat ») et à Châteauroux le samedi 12 mars 2011 (sans l’introduction « D’infinis paysages autour de Maurice Rollinat » et sans la partie concernant l’Étang rouge situé en Brenne), dans le cadre du Printemps des Poètes.

 

 

D’INFINIS PAYSAGES AUTOUR DE MAURICE ROLLINAT

 

Nous pouvons commencer par un poème d’un grand écrivain que Maurice Rollinat aimait beaucoup et qui l’a conseillé dans ses écrits, George Sand (1804 – 1876). George Sand n’est pas connue comme poète mais elle a écrit quelques poésies dont « La Reine Mab » publiée pour la première fois en 1832. Nous retrouvons son style, proche de la nature, des gens, des légendes berrichonnes avec le sabbat des follets et des fées, le déroulement d’une histoire comme dans ses romans. Maurice Rollinat a un côté sandien dans son inspiration, avec sa quête d’un ailleurs, son souhait de communion avec les éléments dont la tempête que nous retrouverons tout à l’heure sur l’Étang rouge de la Brenne.

Le livre La mare au diable de George Sand peut être rapproché du poème « La mare aux grenouilles » de Maurice Rollinat par son aspect trompeur. Le poème « Le petit fantôme » de Rollinat a des points communs avec les follets et les fées qui peuplent les brumes berrichonnes de George Sand. Cette femme a su sublimer les petites gens dans la spontanéité de leurs sentiments et les faire revivre pour nous. De même Maurice Rollinat décrit dans ses longues descriptions de la nature, des gens de la campagne pris sur le vif comme la cuisinière, la couturière, la gardeuse de boucs, le pêcheur… Il peut les faire parler pour nous les rendre plus proches, plus particulièrement dans son livre Paysages et Paysans.

Écoutons ce poème de George Sand où la reine Mab sert de fil conducteur. Cette femme symbolise en irlandais médiéval, « Ivresse ». Shakespeare s’en est servi dans ses écrits. Elle est la reine de Roméo et Juliette. Les poètes Shelley et Yeats l’ont décrite. Il n’est donc pas étonnant que George Sand ait voulu la faire vivre, le temps d’un poème :

LA REINE MAB

Chasseur sur cette plaine,
Que vois-tu donc venir ?
Dans la nuit incertaine
Qui peut ainsi courir ?
Quelle rumeur profonde
S’élève dans les airs ?
Est-ce du sein de l’onde
Que partent ces concerts ?

Ces vivantes nuées,
Amis, c’est le sabbat,
Des follets et des fées
C’est l’essaim qui s’ébat ;
Ils escortent leur reine,
Mab, aux cheveux dorés,
Dont le pied couche à peine
L’herbe fine des prés.

Vois-tu, c’est la plus belle
Parmi les fils de l’air,
Plus d’un barde pour elle
Souffre un tourment amer.
Oh ! crains qu’elle te montre
Seulement son pied blanc ;
Ou songe, à sa rencontre,
A te signer tremblant.

A son regard perfide
Ne va pas t’exposer ;
Ici-bas la sylphide
Ne saurait se poser.
Pétulante et menue,
L’air est son élément,
Elle enfourche la nue
Et chevauche le vent.

Quand la lune se lève
Sur le pâle rayon,
Elle vient comme un rêve,
Dansante vision.
Le duvet que promène
Le souffle du lutin,
Est le char qui l’emmène
Au retour du matin.

Au bord des lacs humides,
Dans la brume des soirs,
De ses ailes rapides
Effleurant les flots noirs ;
Sur un flocon d’écume
Que le vent fait voguer,
Molle comme une plume,
Elle aime naviguer.

Lorsqu’à grand bruit l’orage
Court sur le bois flétri,
La fleur d’un lis sauvage
Souvent lui sert d’abri :
La tempête calmée,
Elle prend son essor
Et s’envole embaumée
D’une poussière d’or.

Au nid de l’hirondelle
Qui pend sous le rocher,
Parfois, pliant son aile,
On la voit se cacher ;
Puis, s’élançant comme elle
Sur les flots en fureur,
Rire à la mer cruelle
Où sombre le pêcheur.

En vain de son passage
Sur l’Océan vermeil,
J’ai cherché le sillage
Au lever du soleil,
La grève de sa trace
Ne peut rien retenir :
D’elle, hélas ! tout s’efface,
Tout, hors le souvenir !

Le pieux solitaire
A cru souvent la nuit
Voir sa forme légère
Glisser dans son réduit,
Mais, loin qu’il l’exorcise,
A son regard si doux,
Pour un ange il l’a prise,
Et s’est mis à genoux.

Du chasseur téméraire
Elle égare les pas,
Et rase la bruyère
En lui tendant les bras ;
Sur la mare trompeuse,
Qu’elle effleure sans bruit,
Elle l’attend, moqueuse,
L’y fait choir et s’enfuit.

Mais, dit-on, la diablesse,
Soit caprice, ou remord
Parfois d’une caresse
Tient en suspens la mort.
Eh bien ! Mab est si belle,
Qu’on me verrait courir
Après un baiser d’elle,
Quand j’en devrais mourir !

George Sand

 

Près de Maurice Rollinat, sa femme, pianiste et poète a souffert de son amour idéalisé mais quasi impossible dans la vie quotidienne. Marie Sérullaz après moult séparations et réconciliations est partie, quittant définitivement le poète. Maurice Rollinat a continué à lui clamer son amour et Marie a gardé une nostalgie douloureuse envers son mari. Nous remercions Marc Beaumont-Sérullaz qui est né deux ans après le décès de Marie Sérullaz et qui en tant que membre de sa famille, entretient son souvenir. Marc Beaumont-Sérullaz nous signale que l’année 2011 correspond au soixante-dixième anniversaire de la mort de Marie Sérullaz. Écoutons ce délicat poème de femme dont la description est liée à d’infinis paysages. Il est extrait d’un carnet manuscrit intitulé « Notes intimes – coups de pinceaux » dont la date n’est pas encore identifiée. Ce poème est proche de Maurice Rollinat par son cadre de nature, la précision de la description, son animation par les êtres qui y vivent, oiseaux, levraut et par son angoisse avec des mots comme « étranglent », « meurtrière », « vacille » qui sont l’expression de son spleen lié à l’amour perdu :

OCTOBRE

Les noisetiers étranglent les clairières
De leurs bras blonds faits pour s’entrelacer ;
Le hoche queue aime à s’y balancer
Les bons lutins y disent leurs prières.

Les buis cirés sont venus s’enchâsser
Aux creux des rocs pareils aux meurtrières
Et que les eaux, ces lentes ouvrières,
Avec le temps arrivent à gercer.

Sur quelques-uns la mousse caressante
Met ses velours brodés au plumetis
Plus de cigale à l’aigre cliquetis

L’herbe a froid, sous la brume opalescente
Passe un levraut yeux bleus et poils mouillés ;
Le gland vacille aux chênes effeuillés.

Marie Sérullaz 1855-1941 (Mme Maurice Rollinat)

 

Marie Krysinska (1864 – 1908) était la seule femme à se produire aux Hydropathes et au Chat Noir. Musicienne de talent et poète, elle a mis en musique des textes de Baudelaire, Verlaine, Charles Cros…, elle s’est produite sur scène en même temps que Maurice Rollinat qui l’a bien connue. Ses poèmes très contemporains par leur style, reflètent des paysages de l’inconscient comme dans « Les Fenêtres » où les boulevards semblent s’allonger à l’infini, à côté des ailes des fenêtres, ouvertures vers un ailleurs, avec leurs rideaux flottant au vent et permettant l’émergence d’un univers imaginaire vers un certain envoûtement, à base de « confidences » et de « charme inquiétant ». Poète d’un certain mystère, Marie Krysinska nous suggère l’étrange à côté du rêve qui nous paraît devenir réalité et du réel qui se transforme en imaginaire. Voici le début de ce poème :

 

LES FENÊTRES

Le long des boulevards et le long des rues elles étoilent les maisons ;
À l’heure grise du matin, repliant leurs deux ailes en persiennes, elles abritent les exquises paresses et emmitouflent de ténèbres le Rêve frileux.
Mais le soleil les fait épanouir comme des fleurs, – avec leurs rideaux blancs, rouges ou roses, –
Le long des boulevards et le long des rues.

Et tandis que la vitre miroite comme de l’eau dormante, que de charme inquiétant et que de confidences muettes, entre les plis des rideaux blancs, rouges et roses.

(…) (Les Poètes du Chat Noir, p. 228)

 

*
* *

 

Y a-t-il d’infinis paysages dans l’œuvre de Maurice Rollinat ? Oui car ce poète a besoin de se ressourcer hors des villes et voit dans la campagne, un ailleurs immense. Dans sa jeunesse, il a publié de nombreux poèmes sur la nature dans son livre Dans les Brandes puis dans le chapitre « Les refuges » des Névroses. Au fil de son œuvre, les paysages sont caractéristiques de son style alliant fantastique, morbide, musique envoûtante et finesse de description. Après sa période parisienne, il s’installe à Fresselines où il décrit encore la nature.

J’ai choisi de parler de son premier livre Dans les Brandes. Il écrit : « A la mémoire de George Sand je dédie ces paysages du Berry. » La veine sandienne imprègne profondément les poèmes de ce livre. Le premier poème, « Fuyons Paris » est très long – sept pages –. Maurice Rollinat l’a écrit dans sa jeunesse avant d’être connu à Paris. Il est comme prémonitoire de ce qu’il vivra plus tard avec le retour salvateur aux sources de la nature et avec l’apaisement dans la solitude. La douleur du début va contraster plus loin, avec sa joie de vivre à la campagne comme les nombreux points d’exclamation le soulignent et rendent le texte plus animé. La beauté des paysages est liée à la vivacité d’un présent bien réel. Nous sommes surpris par l’humour parsemé comme des pétales de fleurs au fil des strophes comme lorsqu’il dit à sa compagne qu’il ne veut mirer ses yeux que dans la prunelle des vaches. Il s’adresse à une douce amie :

FUYONS PARIS

O ma fragile compagne,
Puisque nous souffrons à Paris,
Envolons-nous dans la campagne
Au milieu des gazons fleuris.

Loin, bien loin des foules humaines,
Où grouillent tant de cœurs bourbeux,
Allons passer quelques semaines
Chez les peupliers et les bœufs.

Fuyons les viles courtisanes
Aux flancs de marbre, aux doigts crochus,
Viens ! nous verrons des paysannes
Aux seins bombés sous les fichus.

Nos boulevards seront des plaines
Où le seigle ondoie au zéphir,
Et des clairières toutes pleines
De fleurs de pourpre et de saphir.

En buvant le lait d’une ânesse
Que tu pourras traire en chemin
Tu rafraîchiras ta jeunesse
Et tu lui rendras son carmin.

Dans les halliers, sous la ramure,
Douce rôdeuse au pied mignon,
Tu t’en iras chercher la mûre,
La châtaigne et le champignon.

Les fruits qu’avidement tu guignes,
Va ! laisse-les aux citadins !
Nous, nous irons manger des guignes
Au fond des rustiques Édens.

Au village, on a des ampoules,
Mais, aussi, l’on a du sommeil.
Allons voir picorer les poules
Sur les fumiers pleins de soleil.

Sous la lune, au bord des marnières,
Entre des buissons noirs et hauts,
La carriole dans les ornières
A parfois de si doux cahots !

J’aime l’arbre et maudis les haches !
Et je ne veux mirer mes yeux
Que dans la prunelle des vaches,
Au fond des prés silencieux !

Si tu savais comme la muse
M’emplit d’un souffle virginal,
Lorsque j’entends la cornemuse
Par un crépuscule automnal !

Paris, c’est l’enfer ! – sous les crânes,
Tous les cerveaux sont desséchés !
Oh ! les meunières sur leurs ânes
Cheminant au flanc des rochers !

Oh ! le vol des bergeronnettes,
Des linottes et des piverts !
Oh ! le cri rauque des rainettes
Vertes au creux des buissons verts !

Mon âme devient bucolique
Dans les chardons et les genêts,
Et la brande mélancolique
Est un asile où je renais.

Sans fin, Seine cadavéreuse,
Charrie un peuple de noyés !
Nous, nous nagerons dans la Creuse,
Entre des buis et des noyers !

Près d’un petit lac aux fleurs jaunes
Hanté par le martin-pêcheur,
Nous rêvasserons sous les aunes,
Dans un mystère de fraîcheur.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Fuyons Paris de Maurice Rollinat.

Fuyons square et bois de Boulogne !
Là, tout est artificiel !
Mieux vaut une lande en Sologne,
Grisâtre sous l’azur du ciel !

Si quelquefois le nécrophore
Fait songer au noir fossoyeur,
Le pic au bec long qui perfore
Est un ravissant criailleur.

Sommes-nous blasés sans ressource ?
Non, viens ! nous serons attendris
Par le murmure de la source
Et la chanson de la perdrix.

Le pauvre agneau que l’homme égorge
Est un poème de douceur ;
Je suis l’ami du rouge-gorge
Et la tourterelle est ta sœur !

Quand on est las de l’imposture
De la perverse humanité,
C’est aux sources de la nature
Qu’il faut boire la vérité.

L’éternelle beauté, la seule,
Qui s’épanouit sur la mort,
C’est Elle ! la Vierge et l’Aïeule
Toujours sans haine et sans remord !

Aux champs, nous calmerons nos fièvres,
Et mes vers émus, que tu bois,
Jailliront à flots de mes lèvres,
Dans la pénombre des grands bois.

Viens donc, ô chère créature !
Paris ne vaut pas un adieu !
Partons vite et, dans la nature,
Grisons-nous d’herbe et de ciel bleu !

(Maurice Rollinat, Dans les Brandes, pp. 3 à 9)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Fuyons Paris de Maurice Rollinat.

À travers ce poème, nous imaginons Rollinat jeune, pétillant de spontanéité, aimant rire et se ressourcer dans la nature. L’infini est ici rendu par la longueur du poème tout d’abord, puis par la diversité des impressions partagés avec le lecteur. Nous parcourons des étendues immenses avec Rollinat, près des bœufs et des peupliers (id., p. 3), des paysannes « aux seins bombés sous les fichus » (id., p 4) Nous retrouvons l’attrait de Rollinat pour la sensualité puis nous parcourons des champs de seigle, des clairières, voyons une ânesse, des halliers, des mûres, des châtaignes et champignons, des poules, du fumier, des prés et le paysage continue de se dérouler près d’un petit lac, d’un pic et de champs à perte de vue. L’infini n’est-il pas dans ce défilement d’images champêtres ?

De même dans le poème « À travers champs » (id., p. 10), le titre nous prépare déjà à la promenade. Le fait de déambuler, ne facilite-t-il pas la rencontre, le côtoiement de l’infini à travers ces paysages toujours changeants, toujours nouveaux ?

(…)
M’y voici : la campagne est blonde,
L’horizon clair et le ciel bleu.
La terre est sereine, – et dans l’onde
Se mire le soleil en feu !
(…)

(id., p. 11)

La sérénité et la lumière des lieux ne nous emportent-ils pas hors du temps et de l’espace ? L’impression de liberté créée par la déambulation ne contribue-elle pas à animer le cadre champêtre ?

(…)
Je marche enfin le long des haies,
L’âme libre de tout fardeau,
Traversant parfois des saulaies
Où sommeillent des flaques d’eau.
(…)

(id., p. 13)

Dans le poème « La lune », par l’impression d’éloignement, Rollinat part vers l’infini : « La lune a de lointains regards » (id., p 17) puis la lune est à distance de nous dans le ciel en même temps que dans les profondeurs insondables de l’eau. De manière étonnante, la distance accentue l’impression d’infini entre la lune et nous, la lune et son reflet :

(…)
Dans les marais peuplés d’ajoncs
Et flotte sur les vieux donjons
Pleins de chouettes !
(…)

(id., p. 17)

La lune :

(…)
Elle argente sur les talus
Les vieux troncs d’arbres vermoulus
Et rend les saules chevelus

Si fantastiques,

Qu’à ses rayons ensorceleurs,
Ils ont l’air de femmes en pleurs
Qui penchent au vent des douleurs

 Leurs fronts mystiques.

(…)

(id., p. 19)

La lune humanisée peut avec le poète, pleurer, souffrir, prier, tendant vers une autre image de l’infini dans la variété des sentiments.

Dans « La petite couturière », Rollinat dresse le portrait d’une femme dans un cadre vaste qui s’oppose à la proximité de la silhouette décrite en action :

Elle s’en vient à travers champs,
Le long des buissons qui renaissent
Pleins de murmures et de chants ;
Elle s’en vient à travers champs.
Là-bas, sur les chaumes penchants,
Mes yeux amis la reconnaissent.
(…)

(id., p. 22)

La superposition de cette femme au paysage crée une impression de proximité et d’éloignement qui accentue l’infini du paysage.

De même dans « Les gardeuses de boucs » (id., pp. 35 à 38), les bergères contrastent avec le paysage dans sa diversité à perte de vue :

LES GARDEUSES DE BOUCS

Près d’un champ de folles avoines
Où, plus rouges que des pivoines,

Ondulent au zéphyr de grands coquelicots,
Elles gardent leurs boucs barbus comme des moines,

Et noirs comme des moricauds.

L’une tricote et l’autre file.
Là-bas, le rocher se profile

Noirâtre et gigantesque entre les vieux donjons,
Et la mare vitreuse où nage l’hydrophile

Reluit dans un cadre de joncs.

Plus loin dort, sous le ciel d’automne,
Un paysage monotone :

Damier sempiternel aux cases de vert cru,
Que parfois un long train fuligineux qui tonne

Traverse, aussitôt disparu.

Les boucs ne songent pas aux chèvres,
Car ils broutent comme des lièvres

Le serpolet des rocs et le thym des fossés ;
Seuls, deux petits chevreaux sautent mutins et mièvres

Par les cheminets crevassés.

Les fillettes sont un peu rousses,
Mais quelles charmantes frimousses,

Et comme la croix d’or sied bien à leurs cous blancs !
Elles ont l’air étrange, et leurs prunelles douces

Décochent des regards troublants.

Pendant que chacune babille,
Un grand chien jaune dont l’œil brille,

L’oreille familière à leur joli patois,
Les caresse, va, vient, s’assied, court et frétille,

Aussi bonhomme que matois.

Et les deux petites gardeuses
S’en vont, lentes et bavardeuses,

Enjambant un ruisseau, débouchant un pertuis,
Et rôdent sans songer aux vipères hideuses

Entre les ronces et les buis.

Or l’odeur des boucs est si forte
Que je m’éloigne ! mais j’emporte

L’agreste souvenir des filles aux yeux verts ;
Et, ce soir, quand j’aurai barricadé ma porte,

Je les chanterai dans mes vers.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Les gardeuses de boucs de Maurice Rollinat.

Le poème « Le chemin aux merles » (id., p. 42 à 44), est caractérisé par l’alliance du tout petit, le merle, la rainette, la libellule avec l’immense cadre champêtre pour mieux faire ressortir chaque élément du tableau. Dans ces infinis paysages, la vie est là, « la libellule vibre », les merles sont « les rires des buissons » à côté des états d’âme du poète, leitmotiv de chaque strophe, « Vague du spleen, en vain contre moi tu déferles ! » :

LE CHEMIN AUX MERLES

Voici que la rosée éparpille ses perles
Qui tremblent sous la brise aux feuilles des buissons.
– Vague du spleen, en vain contre moi tu déferles !
Car, dans les chemins creux où sifflotent les merles,
Et le long des ruisseaux qui baignent les cressons,
La fraîcheur du matin m’emplit de gais frissons.

Mystérieuse, avec de tout petits frissons,
La rainette aux yeux noirs et ronds comme des perles,
S’éveille dans la flaque, et franchit les cressons,
Pour aller se blottir aux creux des verts buissons,
Et mêler son chant rauque au sifflement des merles.
– Vague du spleen, en vain contre moi tu déferles !

– Vague du spleen, en vain contre moi tu déferles
Sous l’arceau de verdure où passent des frissons,
J’ai pour me divertir le bruit que font les merles,
Avec leur voix aiguë égreneuse de perles !
Et de même qu’ils sont les rires des buissons,
La petite grenouille est l’âme des cressons.

La libellule vibre aux pointes des cressons.
– Vague du spleen, en vain contre moi tu déferles !
Le soleil par degrés attiédit les buissons,
Déjà sur les talus l’herbe a de chauds frissons,
Et les petits cailloux luisent comme des perles ;
La feuillée est alors toute noire de merles !

C’est à qui sifflera le plus parmi les merles !
L’un d’eux, s’aventurant au milieu des cressons,
Bat de l’aile sur l’eau qui s’en égoutte en perles ;
– Vague du spleen, en vain contre moi tu déferles !
Et le petit baigneur fait courir des frissons
Dans la flaque endormie à l’ombre des buissons.

Mais un lent crépuscule embrume les buissons :
Avec le soir qui vient, le sifflement des merles
Agonise dans l’air plein d’étranges frissons ;
Un souffle humide sort de la mare aux cressons :
O spleen, voici qu’à flots dans mon cœur tu déferles !
Toi, nuit ! tu n’ouvres pas ton vaste écrin de perles !

Pas de perles au ciel ! le long des hauts buissons,
Tu déferles, noyant d’obscurité les merles
Et les cressons ! – Je rentre avec de noirs frissons !

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Le chemin aux merles de Maurice Rollinat.

Dans « La mare aux grenouilles » (id., pp. 52 à 56), poème de dix-huit quatrains, nous retrouvons cette même alternance du tout petit avec les grenouilles, les corbeaux face à l’immensité du paysage avec la lande s’étendant vers un horizon sans fin, dans une atmosphère angoissante augmentant sous la force du vent qui emplit de son vide la notion d’infini. Au fil des saisons, c’est toujours la même impression d’espaces immenses où des êtres se meuvent dans des descriptions interminables. Ici les animaux bougent, s’expriment et ont étonnamment par rapport à leur taille, une place importante qui permet par contraste, d’augmenter l’étendue du paysage :

LA MARE AUX GRENOUILLES

Cette mare, l’hiver, devient inquiétante,
Elle s’étale au loin sous le ciel bas et gris,
Sorte de poix aqueuse, horrible et clapotante,
Où trempent les cheveux des saules rabougris.

La lande tout autour fourmille de crevasses,
L’herbe rare y languit dans des terrains mouvants,
D’étranges végétaux s’y convulsent, vivaces,
Sous le fouet invisible et féroce des vents ;

Les animaux transis, que la rafale assiège,
Y râlent sur des lits de fange et de verglas,
Et les corbeaux – milliers de points noirs sur la neige –
Les effleurent du bec en croassant leur glas.

Mais la lande, l’été, comme une tôle ardente,
Rutile en ondoyant sous un tel brasier bleu,
Que l’arbre, la bergère et la bête rôdante
Aspirent dans l’air lourd des effluves de feu.

(…)

Et tout rit : ce n’est plus le corbeau qui croasse
Son hymne sépulcral aux charognes d’hiver :
Sur la lande aujourd’hui la grenouille coasse,
– Bruit monotone et gai claquant sous le ciel clair.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème La mare aux grenouilles de Maurice Rollinat.

Dans le même état d’esprit, nous pouvons citer « Le champ de chardons » (id., p. 57), « Promenade champêtre » (id., p.  70), « La neige » (id., p. 97), « Nuit fantastique » (id., p. 101), « La ruine maudite » (id., p. 110) ou « Retour de foire » (id., p. 212).

Dans « Le petit fantôme » (id., pp. 62 à 66), c’est le personnage très vivant qui en se promenant, apporte le paysage infini, mouvance de la diversité, oscillant entre le fantastique et le concret de la description sur un rythme endiablé :

LE PETIT FANTÔME

J’habite l’Océan,
Les joncs des marécages,
Les étranges pacages
Et le gouffre béant.

Je plonge sous les flots,
Je danse sur la vague,
Et ma voix est si vague
Qu’elle échappe aux échos.

Je sonde les remous
Et, sur le bord des mares,
Je fais des tintamarres
Avec les crapauds mous.

Je suis dans les gazons
Les énormes vipères,
Et dans leurs chauds repaires
J’apporte des poisons.

Je sème dans les bois
Les champignons perfides ;
Quand je vois des sylphides,
Je les mets aux abois.

J’attire le corbeau
Vers l’infecte charogne,
J’aime que son bec rogne
Ce putride lambeau.

Je ris quand le follet
Séduit avec son leurre
L’enfant perdu qui pleure
De se voir si seulet.

Je vais dans les manoirs
Où le hibou m’accueille ;
J’erre de feuille en feuille
Au fond des halliers noirs.

Mais, malgré mon humour
Satanique et morose,
Je vais baiser la rose
Tout palpitant d’amour.

Les nocturnes parfums
Me jettent leurs bouffées ;
Je hais les vieilles fées
Et les mauvais défunts.

La forêt me chérit,
Je jase avec la lune ;
Je folâtre dans l’une
Et l’autre me sourit.

La rosée est mon vin.
Avec les violettes
Je bois ses gouttelettes
Dans le fond du ravin.

Quelquefois j’ose aller
Au fond des grottes sourdes ;
Et sur les brumes lourdes
Je flotte sans voler.

A moi le loup rôdant
Et les muets cloportes !
Les choses qu’on dit mortes
M’ont pris pour confident.

Quand les spectres blafards
Rasent les étangs mornes,
J’écoute les viornes
Parler aux nénuphars.

Invisible aux humains,
Je suis les penseurs chauves
Et les poètes fauves
Vaguant par les chemins.

Quand arrive minuit,
Je dévore l’espace,
Dans l’endroit où je passe
On n’entend pas de bruit.

Mais lorsque le soleil
Vient éclairer la terre,
Dans les bras du mystère
Je retourne au sommeil.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Le petit fantôme de Maurice Rollinat.

Le paysage de Rollinat peut témoigner d’une alliance entre la nature, le rêve et les sentiments comme dans la dernière strophe du poème « Le remords » :

(…)
  Le soleil s’élève
    Comme un drap d’or.
      L’eau qui rêve
        Sans trêve
          Dort,
  Pendant que le remord
Me taillade avec son glaive.

(id., p. 84)

Les écrits de Maurice Rollinat peuvent aussi se rapprocher des paysages d’Edgar Poe dont il appréciait beaucoup l’art fantastique ; il ajoute alors une touche morbide comme dans « Le pacage » (id., pp. 85 à 89). Ces infinis paysages sont laids comme « ce hameau hideux » ou sombres avec de « ténébreux taillis », un « pré sinistre » (id., p. 87). Du pacage, peut se dégager une « horreur » (id., p. 87), les bœufs peuvent avoir « un air effaré sous les saules affreux. » (id., p 87) :

LE PACAGE

Couleuvre gigantesque il s’allonge et se tord,
Tatoué de marais, hérissé de viornes,
Entre deux grands taillis mystérieux et mornes
Qui semblent revêtus d’un feuillage de mort.

L’eau de source entretient dans ce pré sans rigole
Une herbe où les crapauds sont emparadisés.
Vert précipice, il a des abords malaisés
Tels, que l’on y descend moins qu’on n’y dégringole.

Ses buissons où rode un éternel chuchoteur
Semblent faits pour les yeux des noirs visionnaires ;
Chaque marais croupit sous des joncs centenaires
Presque surnaturels à force de hauteur.

(…)

Et le morne donjon s’en allait en ténèbres,
La haie obscurcissait encor son fouillis,
Et sur les coteaux noirs la cime des taillis
Craquait sous la rafale avec des bruits funèbres !

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Le pacage de Maurice Rollinat.

Dans « Les arbres », poème de treize strophes, le végétal emplit le tableau de lyrisme et de grandeur :

(…)
Quand l’éclair et la foudre enflent rafale et grêle,
Les forêts sont des mers dont chaque arbre est un flot,
Et tous, le chêne énorme et le coudrier grêle,
Dans l’opaque fouillis poussent un long sanglot.
(…)

(id., p 113)

Dans « La chanson de la perdrix grise », le vol de l’oiseau permet de parcourir de vastes étendues « sous l’azur, dans l’air qui me grise » (id., p. 208) et de conduire à un enivrement onirique musical :

LA CHANSON DE LA PERDRIX GRISE

La chanson de la perdrix grise
Ou la complainte des grillons,
C’est la musique des sillons
Que j’ai toujours si bien comprise.

Sous l’azur, dans l’air qui me grise,
Se mêle au vol des papillons
La chanson de la perdrix grise
Ou la complainte des grillons.

Et l’ennui qui me martyrise
Me darde en vain ses aiguillons,
Puisqu’à l’abri des chauds rayons
J’entends sous l’aile de la brise
La chanson de la perdrix grise.

(id., pp. 208 et 209)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème La chanson de la perdrix grise de Maurice Rollinat.

« Le lamento des tourterelles » (id., pp. 268 à 269) nous entraîne dans une atmosphère nostalgique avec les voix des tourterelles qui nous emportent dans la nuit. Le monde est animé de mouvement, « l’arbre s’effare et gesticule ». Les tourterelles sont alors des messagères pour nous conduire vers d’infinis paysages liés au déroulement du temps :

LE LAMENTO DES TOURTERELLES

Par les ombres du crépuscule
Et sous la lune de minuit,
Quelle tristesse au fond du bruit
Que la campagne inarticule,
Et comme alors il vous poursuit
De la ravine au monticule,
Ce râle exhalé par l’ennui

Des tourterelles !

L’arbre s’effare et gesticule
Aussi vaguement qu’il bruit ;
Dans l’herbe un frisson brun circule ;
L’eau n’est plus qu’un brouillard qui luit,
Et le vent tiède véhicule
À l’écho qui le reproduit
Le roucoulement minuscule

Des tourterelles !

Et moi, que la douleur conduit,
Je mêle à ces voix de la nuit
Ma plainte horrible où s’inocule
Tout le regret du temps qui fuit
Et du passé qui se recule.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Le lamento des tourterelles de Maurice Rollinat.

« Où vais-je ? » (id., p. 270) est le dernier poème de ce livre Dans les Brandes. Il reflète bien l’état d’esprit du poète, marcheur angoissé, proche de la nature. La campagne garde la première place à côté du questionnement incessant du poète, de son frissonnement lié à son attirance pour le macabre, des bruits des animaux et de l’eau :

OÙ VAIS-JE ?

Sur les petits chênes trapus
Voici qu’enfin las et repus
Les piverts sont interrompus

Par les orfraies.

(…)

Au fond des grands chemins herbeux,
Ça et là troués et bourbeux,
J’entends les taureaux et les bœufs

Qui se lamentent,

(…)

Sur les sols mobiles et mous,
Espèces de fangeux remous,
Je marche avec les gestes fous

Des maniaques !

(…)

Et je m’empêtre dans les joncs,
Me cramponnant aux sauvageons
Et labourant de mes plongeons

L’ignoble gouffre !

Sous le ciel noir comme un cachot,
Crinière humide et crâne chaud,
Je m’avance en parlant si haut

Que je m’enroue.

Suis-je entré dans un cul-de-sac ?
Mais non ! après de longs flic-flac
Je finis par franchir ce lac

D’herbe et de boue.

(…)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Où vais-je de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat est bien le poète d’infinis paysages ; il marche toujours vers un ailleurs entouré de visions créées à partir du réel vers un imaginaire frissonnant.

 

Dans une deuxième partie, nous allons suivre un extrait de son livre En errant, intitulé « L’Étang rouge ». Le récit se situe en Brenne ; le poète y présente d’infinis paysages associés à ses pensées. Nous alternerons ce texte avec des poèmes de cet auteur.

Émile Vinchon, le premier président des Amis de Maurice Rollinat, nous dit que : « (…) de son voyage chez Jules de Vorys, en Brenne, dans cette partie du Berry si différente du Boischaut, il en rapporta l’Étang rouge qui figure dans En errant. » (Vinchon Émile, Maurice Rollinat – Étude biographique et littéraire, p. 145).

Mais qui est Jules de Vorys qui a invité Rollinat ? Régis Miannay, président des Amis de Maurice Rollinat pendant trente ans, dresse une esquisse de Jules de Vorys, dans sa thèse Maurice Rollinat, poète et musicien du fantastique : « Jules de Vorys (1838 – 1928) invita Rollinat dans sa propriété de la Chaume près de Chitray. Grand voyageur, cavalier remarquable et chasseur infatigable, J. de Vorys a écrit des romans, des poèmes et des articles. Il s’est intéressé aux mœurs et aux paysages de la Brenne. » (Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, p. 518)

Pierre Brunaud, vice-président de l’association, présente le voyage de Maurice Rollinat chez Jules de Vorys dans le Bulletin des Amis de Maurice Rollinat n° 44 : « C’est très vraisemblablement à l’automne 1898 que Maurice Rollinat et sa compagne Cécile se rendent chez Jules de Vorys à Chitray (…) ». Il leur fait découvrir l’étang de la Mer Rouge. « Rollinat est subjugué par cette étendue d’eau dormante, lui, habitué aux eaux tumultueuses de la Creuse ; (…) le texte « L’Étang rouge » est le récit assez fidèle de cette randonnée. (…) On peut penser que Maurice Rollinat et Jules de Vorys eurent de nombreux points communs de discussion, les amis communs, Paris, les paysages, la Creuse, les voyages et l’actualité. » (Bulletin des Amis de Maurice Rollinat, n° 44, pp. 21 et 23)

Nous pouvons aborder le thème d’infinis paysages dans l’œuvre de ce poète par L’Étang rouge (Rollinat Maurice, En errant, pp. 131 à 139). Ce texte en prose, caractéristique du style de Rollinat, commence à la manière d’Edgar Poe :

« C’était au milieu d’une interminable plaine, seulement herbue et si peu ! sans arbres, sans ronces ni rochers, toute plate, suant la lèpre et la fièvre, dans ces stériles vallées qui s’appareillent en lugubre, se continuent, se suivent, uniformément unies et mornes, où il semble que la nature ait voulu exprimer l’ennui de son éternité, montrer telle quelle et toute nue son indifférence à produire et la végétante fatalité de sa monotonie. » (id., p. 131)

L’étang de la Mer Rouge se transforme sous la plume du poète, en un paysage de désolation, désert, univers presque irréel ou invivable, rêverie avec les mots « interminable », « sans arbres », un endroit où l’on frissonne, où la « fièvre » vous enveloppe, où rien ne pousse, comme si la vie était morte en ces « stériles vallées » :

« Là, sous le ciel non moins sinistre par la teinte mauvaise, l’ébranlement sourd et la caverneuse rumeur de ses dormants blocs de nuages, l’immense étang noirâtre et lisse étalait à perte de vue sa glace de vertige et de mystère, de plus en plus, sous le brumeux malsain de ses grandes vapeurs funèbres, approfondissait, dans une fermentation d’orage, la morosité de son silence, de son sommeil et de son louche miroitement. » (id., pp. 131 et 132)

Le mot « lugubre » conforte cette idée de mort ; « l’ennui de l’éternité » avec l’« indifférence de sa monotonie » rejoignent le spleen de Baudelaire. Ce même thème est abordé dans de nombreux poèmes de Maurice Rollinat comme dans « Le chemin aux merles » :

(…)
Mais un lent crépuscule embrume les buissons ;
Avec le soir qui vient, le sifflement des merles
Agonise dans l’air plein d’étranges frissons ;
Un souffle humide sort de la mare aux cressons :
O spleen, voici qu’à flots dans mon cœur tu déferles !
Toi, nuit ! tu n’ouvres pas ton vaste écrin de perles !
(…)

(Dans les Brandes, p. 44)

Nous retrouverons des fragments de certains poèmes de la première partie pour les comparer à ce texte. Revenons à ce paragraphe de l’étang rouge qui s’étire en longueur vers l’infini et semble ne jamais se terminer. Il est composé d’une seule phrase qui débute par la mise en situation « sous le ciel non moins sinistre » et l’étang s’étale en sa description. Il est « immense » mais aussi « noirâtre et lisse » ; il nous glace de « mystère » et de « vertige ». Les termes « malsains », « funèbres », « fermentation d’orage » renforcent les sensations morbides dégagées. À nouveau, « la morosité » du silence traduit l’ennui comme à la fin du paragraphe précédent. Maurice Rollinat nous fait ressentir l’atmosphère bizarre avec le « louche miroitement ». Cette impression d’interminable et de sinistre, se retrouve dans de nombreux poèmes de Rollinat comme dans « La mare aux grenouilles » (Dans les Brandes, p. 52) :

Cette mare, l’hiver, devient inquiétante,
Elle s’étale au loin sous le ciel bas et gris,
Sorte de poix aqueuse, horrible et clapotante,
Où trempent les cheveux des saules rabougris.
(…)

Maurice Rollinat décrit ensuite l’Étang rouge en partant des côtés, avec « des forêts de joncs et de roseaux gigantesques qui le ceinturaient, immobiles, (…). » (En errant, p. 132). Là encore la description simple se transforme en un paysage à la Edgar Poe et les joncs semblent emprisonner le lac comme pour l’étouffer ou l’assassiner dans « un prodigieux fouillis droit d’épées et de lances (…). » (id., p. 132) Contrairement à Edgar Poe, Maurice Rollinat a des visions hallucinantes sans se déconnecter du réel. Il analyse finement ce qu’il voit. Pourtant les nénuphars sont « monstrueux », « masquant la perfidie des profondeurs ». (id., p. 132) À son habitude, Rollinat parsème son texte de couleurs, « jaune », « blanc », « vert-pâle », sans pour cela perdre l’ambiance mortuaire qu’il vient d’introduire ; il nous parle d’une « eau sombre des gisements d’énormes cœurs décomposés. » (id., p. 132) Suit une longue énumération, litanie tel un convoi de morts « jaunes cadavéreux », « teintes de plomb », « de vert-de-gris », « d’un luisant mat, renfrogné, sordide, terrifiant, (…) couvant la peste et le drame, (…). » L’accumulation de ces termes entraîne une vision fantastique et frissonnante. Pour insister sur l’ambiance tendant vers l’annihilation des choses, ce poète achève sa phrase par des négations, « sans un bois flottant, sans une barque ». (id., p. 132) Nous pouvons rapprocher cet extrait du poème « Le Pacage » de Rollinat (Dans les Brandes, p. 87) pour sa proximité avec le fantastique d’Edgar Poe :

Couleuvre gigantesque il s’allonge et se tord,
Tatoué de marais, hérissé de viornes,
Entre deux grands taillis mystérieux et mornes
Qui semblent revêtus d’un feuillage de mort.
(…)

Partout dans « L’étang rouge », la « farouche désolation », l’aspect sauvage traduisent bien d’infinis paysages étranges et angoissants, et même le manoir n’apporte pas une note de soulagement car il n’est que « lézardes », « s’avançant dans le vide », « cauchemar des solitudes », près des « flaques moisies et des mares corrompues » (En errant, p. 133). La solitude de Maurice Rollinat et sa tendance névrotique envahissent le cadre champêtre pour se confondre avec lui. Pourtant ce poète semble comme sortir d’un songe, revenir sur terre ; il entrevoit que la campagne peut renaître même si elle « déconcerte » (id., p. 134). Il peut alors avec la nature qui se calme, retrouver un peu de sérénité : « (…) la couvée noire de la tempête se résorba dans la voûte où les nuages défigés s’éclaircirent, et bleuis, rampèrent tandis que, l’air éveillant de partout ses plus molles haleines, fit peu à peu cesser l’asphyxie de l’espace que l’on vit se désenvoiler, se détendre sous l’épanouissement de l’azur, de la fraîcheur et de la lumière. » (id., p. 134) Cette bouffée de clarté et de nature apaisée ressort et contraste avec le début si sombre. Nous voyons combien l’auteur peut donner vie et minutie à une description champêtre et combien il est proche des paysages. Nous retrouvons la fraîcheur mêlée au fantastique dans le poème « La gardeuse de boucs » (Dans les Brandes, p. 37) :

(…)

Et les deux petites gardeuses
S’en vont, lentes et bavardeuses,

Enjambant un ruisseau, débouchant un pertuis,
Et rôdent sans songer aux vipères hideuses

Entre les ronces et les buis.

(…)

En Brenne, Maurice Rollinat prend du recul par rapport à ses premières impressions sur cet étang et parle de « sortilège » (En errant, p. 135) ce qui le rapprocherait de l’envoûtement de certaines mares de George Sand : « Alors, finit aussi pour l’immense nappe son sortilège d’immobilité : à son morne assoupissement la grande vie élastique resuccéda dans l’étang qui fut de nouveau rebrassé (…) ». Il nous parle de « réveil intérieur » puis accumule les adjectifs en une série grouillante de vie : « par tout l’animé protéiforme, sillonneux, bombé, cannelé, gaufré, onduleux (…) » (id., p. 135)

Après la tempête, Maurice Rollinat nous emporte dans le calme retrouvé : « une paix enchanteresse prenait la clarté, l’atmosphère et l’onde (…) », une paix où le « martin-pêcheur passait rapide, comme une balle irisée. » (id., p. 135) La pluie n’est pas sinistre, elle est dentelle d’art, « si perleusement fine que les trous menus qu’elle creusait sur les froncés du lac semblaient plutôt faits par des bouches de tout petits poissons ; et brusquement, comme elle était venue, elle s’acheva, si immouillante, si chaude et lumineuse qu’on aurait cru voir en les comptant, goutteler des larmes de soleil. » (id., p 135) Dans ce passage, nous trouvons un Rollinat à l’opposé du morbide, confiant et admirateur de la beauté de la nature. Les bouches sont la seule connotation humaine à légère tendance sexuelle mais si discrète avec « les petits poissons » qu’elle devient simple baiser délicat de l’étang. Et la lumière fuse comme pour finir de réchauffer l’atmosphère. Les bêtes qui ont une grande place dans l’œuvre du poète – qui a d’ailleurs intitulé un de ses livres ainsi –, reviennent au premier plan, « dépelotonnés de leur torpeur » (id., p 135), se désengourdissant. Rollinat observe alors une « carpe monstre ou tel brochet géant » (id., p. 136). Il décrit l’eau en mille replis avec délicatesse : « Avec le clapotis, le serpentin, le balancement, le rouvert et le replié de ses ondes toutes moirées de lueurs et toutes plissées de sourires, ces soudaines apparitions de bêtes occultes, (…) attestaient la jubilation du vaste abîme, (…) célébraient l’exaltation même et la fougueuse démence de son allégresse. » (id., p. 136) Cette longue énumération nous montre l’imagination et la précision de l’observation de Rollinat qui n’en finit pas de dérouler le paysage comme dans un film, pour nous transmettre son ressenti.

L’eau a toujours été un thème fort et nous la retrouvons par exemple dans le poème « Ballade de l’arc-en-ciel » (Les Névroses, p. 128) où la pluie laisse sa trace dans un paysage à perte de vue :

La végétation, les marais et le sol
Ont fini d’éponger les larmes de la pluie ;
L’insecte reparaît, l’oiseau reprend son vol
Vers l’arbre échevelé que le zéphyr essuie,
Et l’horizon lointain perd sa couleur de suie.
(…)

L’Étang Rouge, masse d’eau étale, tend lui aussi vers l’infini du paysage. Maurice Rollinat alterne selon l’écrit, fracas, frisson ou calme. L’un se fond dans l’autre et nous passons de l’un à l’autre naturellement. Chaque détail ressort ainsi, amplifié, mis en valeur, plus proche de ses pensées. De temps en temps comme le clapotis de l’eau, une goutte de morbide réapparaît, partie intégrante de sa personnalité avec « une plainte infiniment vague, pénétrante et cachée », avec « les diverses ventriloquies rauques et flûteuses des reptiles », avec le raclement de « l’effroi du silence. » (En errant, pp. 136 et 137) Avec Maurice Rollinat, les serpents sont présents dans le cadre de verdure. Après leur description, la lumière revient, intégrée dans l’infini du paysage : « Et, insensiblement, teintée, nuancée à l’infini, ce fut la fusion et la liquéfaction de la lumière, de tous les points du firmament ruisselant en loques de pourpre, en écharpes de sang, sur les hideux horizons vides (…). » Là encore Rollinat passe de la lumière à l’effroi naturellement, quand les loques et le sang prennent place ; le hideux réapparaît près de « la double contagion de plus en plus spectrale des ombres du sol et des reflets des nuages ! » (id., p. 137)

L’oscillation entre lumière et hideux ou fantastique se révèle aussi dans la poésie de Rollinat par exemple dans la fin du poème « Le remords » :

(…)
  Le soleil s’élève
    Comme un drap d’or.
      L’eau qui rêve
        Sans trêve
          Dort,
  Pendant que le remord
Me taillade avec son glaive.

(Dans les Brandes, p. 54)

De même dans l’Étang rouge, il y a alternance entre le morbide des « épanchements et saignements d’agonie nouveaux » (En errant, p. 137) et la luminosité du soleil dégageant une « vaporeuse poussière » (id., p. 137).

Maurice Rollinat met côte à côte des impressions opposées pour agrandir l’expression de ses écrits à un monde plus large, vers l’infini des sensations et des émotions, en union avec la grande diversité de la nature. Il tend à nous donner même dans la précision du concret, une vision globale de l’espace. Il rêve de retrouver la paix comme dans le long poème romantique, « Les arbres » construit en alexandrins pour plus de solennité, nous rappelant aussi bien Alfred de Vigny que Lamartine :

LES ARBRES

Arbres, grands végétaux, martyrs des saisons fauves,
Sombres lyres des vents, ces noirs musiciens,
Que vous soyez feuillus ou que vous soyez chauves,
Le poète vous aime et vos spleens sont les siens.

Quand le regard du peintre a soif de pittoresque,
C’est à vous qu’il s’abreuve avec avidité,
Car vous êtes l’immense et formidable fresque
Dont la terre sans fin pare sa nudité.

De vous un magnétisme étrange se dégage,
Plein de poésie âpre et d’amères saveurs ;
Et quand vous bruissez, vous êtes le langage
Que la nature ébauche avec les grands rêveurs.

Quand l’éclair et la foudre enflent rafale et grêle,
Les forêts sont des mers dont chaque arbre est un flot,
Et tous, le chêne énorme et le coudrier grêle,
Dans l’opaque fouillis poussent un long sanglot.

Alors, vous qui parfois, muets comme des marbres,
Vous endormez, pareils à des cœurs sans remords,
Vous tordez vos grands bras, vous hurlez, pauvres arbres,
Sous l’horrible galop des éléments sans mors.

L’été, plein de langueurs, l’oiseau clôt ses paupières
Et dort paisiblement sur vos mouvants hamacs,
Vous êtes les écrans des herbes et des pierres
Et vous mêlez votre ombre à la fraîcheur des lacs.

Et quand la canicule, aux vivants si funeste,
Pompe les étangs bruns, miroirs des joncs fluets,
Dans l’atmosphère lourde où fermente la peste,
Vous immobilisez vos branchages muets.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Les arbres de Maurice Rollinat.

Votre mélancolie, à la fin de l’automne,
Est pénétrante, alors que sans fleurs et sans nids,
Sous un ciel nébuleux où d’heure en heure il tonne,
Vous semblez écrasés par vos rameaux jaunis.

Les seules nuits de mai, sous les rayons stellaires,
Aux parfums dont la terre emplit ses encensoirs,
Vous oubliez parfois vos douleurs séculaires
Dans un sommeil bercé par le zéphyr des soirs.

Une brume odorante autour de vous circule
Quand l’aube a dissipé la nocturne stupeur,
Et, quand vous devenez plus grands au crépuscule,
Le poète frémit comme s’il avait peur.

Sachant qu’un drame étrange est joué sous vos dômes,
Par les bêtes le jour, par les spectres la nuit,
Pour voir rôder les loups et glisser les fantômes,
Vos invisibles yeux s’ouvrent au moindre bruit.

Et le soleil vous mord, l’aquilon vous cravache,
L’hiver vous coud tout vifs dans un froid linceul blanc,
Et vous souffrez toujours jusqu’à ce que la hache
Taillade votre chair et vous tranche en sifflant.

Partout où vous vivez, chênes, peupliers, ormes,
Dans les cités, aux champs, et sur les rocs déserts,
Je fraternise avec les tristesses énormes
Que vos sombres rameaux épandent par les airs.

(Dans les Brandes, pp. 112 à 115)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Les arbres de Maurice Rollinat.

 

En conclusion, nous pouvons célébrer Maurice Rollinat comme le poète d’infinis paysages, à travers la mouvance de ses visions au fil du temps, des saisons, des contrastes, à travers l’opposition des détails et de l’immensité, des éclairages lumineux ou enténébrés, de la force du vent ou du calme mais nous proposant toujours et partout du rêve, du fantastique, du surnaturel, de la poésie, et de la nature à l’état pur.

 

Mars 2011

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Bibliographie

Livres de Maurice Rollinat utilisés :

Rollinat Maurice, Les Névroses, G. Charpentier, Paris, 1883, 399 pages

Rollinat Maurice, Dans les Brandes, poèmes et rondels, G. Charpentier, Paris, 1883, 281 pages

Rollinat Maurice, Dans les Brandes. Préface de Georges Lubin, Texte établi avec présentation et notes par Régis Miannay, Lettres Modernes Minard, Paris, 232 pages, 1971

Rollinat Maurice, La Nature, poésies, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages

Rollinat Maurice, Paysages et Paysans, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages

Rollinat Maurice, En errant, proses d’un solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1903, 325 pages

Rollinat Maurice, Fin d’Œuvre, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1919, 341 pages

 

Autres documents :

Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, imprimerie Badel, Châteauroux, 1981, 596 pages

Vinchon Émile, Maurice Rollinat – Étude biographique et littéraire, Librairie Jouve, Paris, 1921, 248 pages

Bulletin de la Société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 2, 1956, 31 pages

Bulletin de la Société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 33, 1995, 56 pages

Le poème « La Reine Mab » de George Sand est extrait du n° 12 du Magasin littéraire, de décembre 1894, pages 338 et 339 (ce poème est paru pour la première fois dans Soirées littéraires de Paris, recueil publié par Mme Amable Tastu, Paris, 1832, pages 226 à 230)

Courriel de M. Marc Beaumont-Sérullaz à Catherine Réault-Crosnier en date du 20 février 2011

Les Poètes du Chat Noir, Poésie/Gallimard, Paris, 505 pages, 1979

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.