MAURICE ROLLINAT ET LA POÉSIE VOLCANIQUE

 

 

(Conférence de Régis Crosnier illustrée de peintures à la cire de Catherine Réault-Crosnier, lue à quatre voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, à la médiathèque de Châteauroux le 8 mars 2025, dans le cadre du Printemps des Poètes.)

 

 

La poésie volcanique est une expression métaphorique difficile à cerner. Elle peut évoquer l’explosion notamment des passions, des émotions… Elle peut évoquer des transformations à l’instar d’une coulée de lave qui modifie le paysage. Elle peut aussi évoquer des dangers.

Chez Maurice Rollinat, certains de ses aspects peuvent se retrouver dans sa poésie. Il a été un observateur de la société de son époque. Dans sa jeunesse, il a beaucoup décrit la nature. Sa période parisienne a surtout été influencée par Edgar Poe et Charles Baudelaire. Quand il s’est installé à Fresselines, il a d’abord réfléchi sur les comportements humains, puis c’est la nature et la vie à la campagne qui l’ont principalement inspiré.

Il est difficile de parler de poésie volcanique par rapport à ses écrits de jeunesse. Néanmoins, il a composé une épopée « La sarabande infernale » qui peut entrer dans cette catégorie. Dans ce poème écrit d’un seul tenant, avec des vers longs, alexandrins, alternant avec d’autres plus courts, octosyllabes, pour opposer les rythmes en même temps que les idées et nous faire entrer dans une danse diabolique. Tout est frisson, épouvante, hurlements, gémissements, grouillements, ténèbres. La nature est déchaînée. L’angoisse va crescendo ; elle est de plus en plus pesante. Le final nous étonne car il s’oppose aux vers précédents : l’homme enfin, en dernier recours, a « invoqué le bon Dieu » et la paix est revenue.

La Sarabande Infernale

La nuit était tombée : au lointain le tonnerre

Hurlait de moments en moments ;

Et parfois des éclairs illuminaient la terre

Plus rapides que des torrents.

Tout dans le monde alors dormait dans le silence,

seuls, les chouettes, les hiboux,

Gémissaient dans leur triste et fauve résidence :

Les murs qui pullulent de trous.

Dans le ciel nuageux ne brillait pas la lune

ce merveilleux astre des nuits ;

Et, parfois, les échos au milieu de la brune

reproduisaient d’étranges bruits.

Tout à coup, retentit au milieu d’une plaine

une triste et lugubre voix,

– Le silence pensif reprend son mort domaine –

mais pour la deuxième fois ;

Un bruit se fait entendre, et soudain une ronde

de spectres, de gnomes affreux,

d’êtres appartenant sans doute à l’autre monde

se forme sur le val poudreux.

La nuit était sans lune : au milieu des ténèbres

ces maudits suppôts de Satan,

Se livraient en hurlant à des danses funèbres

sur le bord fauve d’un étang.

Ils criaient en dansant, et l’écho de la lande

retentissait lugubrement ;

Et parfois aux clameurs de l’effroyable bande

se mêlaient les sanglots du vent.

Tout à coup, les clameurs et les rondes cessèrent ;

L’écho résonnait d’un grand bruit :

Puis, l’écho se taisant, elles recommencèrent…

en ce moment c’était minuit.

Mais, le bruit de nouveau, vint arrêter les danses :

au loin le galop d’un cheval

retentissait… alors des hurlements immenses

s’élevant du groupe infernal,

accueillirent ce bruit qui s’approchait encore…

Bientôt un cavalier parut,

monté sur un coursier blanc, qui d’un pas sonore

arpentait la lande d’Orut.

« Détruisons, détruisons, cet homme téméraire,

crièrent pleins d’affreux transports,

Les gnomes qui dansaient « voyons que veut-il faire

Parmi des squelettes de morts.

« cette lande est à nous, et celui dont l’audace

veut affronter notre courroux

auprès de nous, jamais ne trouve grâce

toujours il périt sous nos coups.

Et le nouveau venu vit la bande effroyable

l’entourer d’un cercle fatal.

Un prestige secret, grand, indéfinissable

agissait sur le blanc cheval,

car il ne bougeait plus, il n’avait plus d’haleine,

et la sueur coulait à flots

sur ses membres tremblants, ses jarrets avaient peine

à se tenir sur leurs sabots.

Mais soudain… Les démons rentrèrent dans la terre,

La lune parût au ciel bleu ;

C’est que le cavalier, ne sachant plus que faire

avait invoqué le bon Dieu.

Juillet 1863

(Poèmes de jeunesse…, pages 83 et 85)

Peinture à la cire de Régis Crosnier Crosnier illustrant le poème LaSarabande infernale de Maurice Rollinat.

Arrivé à l’âge adulte, il propose à l’éditeur Lemaire en 1871, Tentations ; ce premier livre comporte vraisemblablement des poèmes qui pourraient entrer dans cette catégorie, mais nous n’en connaissons pas le contenu.

Dans les cafés du Quartier latin ou aux séances des Hydropathes, il aimait dire « Le Soliloque de Troppmann », très long poème inspiré de l’histoire de Jean-Baptiste Troppmann, meurtrier de la famille Kinck. Cette affaire l’a beaucoup marqué. Il avait déjà écrit en 1871, un premier poème sur lui intitulé « Les Assassins » (inédit, collection particulière). Fernand Maillaud, dans ses notes pour une conférence prononcée le 22 février 1930 à Guéret, écrit : « Quand il venait à Paris, il m’emmenait voir Pantin et me racontait le drame de Troppmann en 70. Il cherchait le champ où il avait enterré ses victimes. ». On pourrait dire que cette affaire provoque chez Maurice Rollinat, une explosion des émotions. Voici la fin du poème :

LE SOLILOQUE DE TROPPMANN

(…)
Enfin ! Je les tenais, les sommes !
Tous les huit, morts ! C’était parfait !
J’allais vivre, estimé des hommes,
Avec le gain de mon forfait.

Eh bien, non ! Satan mon compère
M’a lâchement abandonné.
Je rêvais l’avenir prospère :
Je vais être guillotiné.

J’allais jeter blouse et casquette,
Je voulais être comme il faut !
Demain matin, à la Roquette,
On me rase pour l’échafaud.

Je me drapais dans le mystère
Avec mon or et mes papiers :
Dans vingt-quatre heures, l’on m’enterre
Avec ma tête entre mes pieds.

Eh bien, soit ! A la rouge Veuve
Mon cou va donner un banquet ;
Mon sang va couler comme un fleuve,
Dans l’abominable baquet ;

Qu’importe ! Jusqu’à leur machine,
J’irai crâne, sans tombereau ;
Mais avant de plier l’échine,
Je mordrai la main du bourreau !

Et maintenant, croulez, ténèbres !
Troppmann en ricanant se dit
Que parmi les tueurs célèbres,
Lui seul sera le grand maudit !

(Les Névroses, pages 284 à 292)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Soliloque de Troppmann de Maurice Rollinat.

Il participe en 1876, à un petit recueil collectif Les Dixains réalistes avec dix poèmes. Dans le numéro 46, une grenouille et un serpent se rencontrent et Maurice Rollinat nous donne le frisson, la gueule grande ouverte du serpent faisant penser à Satan. La conclusion est inattendue avec le poète qui se met dans la peau de la victime.

XLIV

O funeste rencontre ! Au fond d’un chemin creux
se chauffait au soleil sur le talus ocreux
un gros aspic, plus long qu’un manche de quenouille.
Soudain le saut pesant d’une énorme grenouille
fit bouger la vipère endormie à moitié !…
Et je vis – car l’horreur étrangla ma pitié –
sa gueule se distendre, et toute grande ouverte,
se fermer lentement sur la victime verte…
Puis, le sommeil reprit le hideux animal !…
– La grenouille, c’est moi ! – le serpent, c’est le mal !

(Les Dixains réalistes, page 48 – sera repris légèrement modifié dans Dans les Brandes, sous le titre « La gueule »)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Gueule de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat est un observateur de la vie parisienne. Il n’hésite pas à décrire ses travers, de ceux qui, tels une coulée de lave, peuvent détruire une vie. Dans « La Buveuse d’absinthe », il montre la déchéance de l’être humain avili mais jamais il ne se moque ; il garde une certaine pitié de l’être dépravé :

LA BUVEUSE D’ABSINTHE

Au docteur Louis Jullien

Elle était toujours enceinte,
Et puis elle avait un air…
Pauvre buveuse d’absinthe !

Elle vivait dans la crainte
De son ignoble partner :
Elle était toujours enceinte !

Par les nuits où le ciel suinte,
Elle couchait en plein air.
Pauvre buveuse d’absinthe !

Ceux que la débauche éreinte
La lorgnaient d’un œil amer :
Elle était toujours enceinte !

Dans Paris, ce labyrinthe
Immense comme la mer,
Pauvre buveuse d’absinthe,

Elle allait, prunelle éteinte,
Rampant aux murs comme un ver…
Elle était toujours enceinte !

Oh ! cette jupe déteinte
Qui se bombait chaque hiver !
Pauvre buveuse d’absinthe !

Sa voix n’était qu’une plainte,
Son estomac qu’un cancer :
Elle était toujours enceinte !

Quelle farouche complainte
Dira son hideux spencer !
Pauvre buveuse d’absinthe !

Je la revois, pauvre Aminte,
Comme si c’était hier :
Elle était toujours enceinte !

Elle effrayait maint et mainte
Rien qu’en tournant sa cuiller ;
Pauvre buveuse d’absinthe !

Quand elle avait une quinte
De toux, – Oh ! qu’elle a souffert,
Elle était toujours enceinte ! –

Elle râlait : « Ça m’esquinte !
Je suis déjà dans l’enfer. »
Pauvre buveuse d’absinthe !

Or elle but une pinte
De l’affreux liquide vert :
Elle était toujours enceinte !

Et l’agonie était peinte
Sur son œil à peine ouvert ;
Pauvre buveuse d’absinthe !

Quand son amant dit sans feinte :
« D’débarras, c’en est un fier !
« Elle était toujours enceinte. »
– Pauvre buveuse d’absinthe !

(Les Névroses, pages 270 à 272)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Buveuse d'absinthe de Maurice Rollinat.

La nature peut aussi avoir un côté dévastateur, tel un volcan. Lorsque l’orage éclate et que la tempête se déchaîne, les conséquences peuvent être dramatiques comme dans le poème « L’Allée de peupliers » :

L’ALLÉE DE PEUPLIERS

A Leconte de Lisle.

C’était l’heure du rêve et de l’effacement :
Tout, dans la nuit, allait se perdre et se dissoudre ;
Et, d’échos en échos, les rumeurs de la foudre
Traînaient dans l’air livide un sourd prolongement.

Pendue au bord des cieux pleins d’ombres et d’alarmes
Et si bas qu’un coteau semblait les effleurer,
La pluie, ainsi qu’un œil qui ne peut pas pleurer,
Amassait lentement la source de ses larmes.

Et, comme un souffle errant de brasier refroidi,
Dans le val qui prenait une étrange figure,
Un vent tiède, muet et de mauvais augure,
Bouffait sur l’herbe morte, et le buisson roidi.

Ce fut donc par un soir lourd et sans lune bleue,
Qu’au milieu des éclairs brefs et multipliés,
Je m’avançai tout seul entre ces peupliers
Qui bordaient mon chemin pendant près d’une lieue.

Alors, les vieux trembleurs, si droits et si touffus,
A travers les brouillards que l’obscurité file
Bruissaient doucement et vibraient à la file,
Tandis qu’au loin passaient des grondements confus.

Mais l’orage éclata ; l’autan lâcha ses hordes,
Et les arbres bientôt devinrent sous leurs doigts
Des harpes de géants, qui toutes à la fois
Résonnèrent avec des millions de cordes.

Comme un frisson humain dans les vrais désespoirs
Irrésistiblement court des pieds à la tête,
Ainsi, de bas en haut, le vent de la tempête
Sillonna brusquement les grands peupliers noirs.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'Allée de peupliers de Maurice Rollinat.

Maintenant le tonnerre ébranlait la vallée ;
La plaine et l’horizon tournoyaient ; et dardant
Avec plus de fureur un zigzag plus ardent,
L’éclair, d’un bout à l’autre, illuminait l’allée.

Sur des fonds sulfureux teintés de vert-de-gris
Les peupliers traçaient d’horribles arabesques ;
La foudre accompagnait leurs plaintes gigantesques,
Et l’aquilon poussait d’épouvantables cris.

C’était un bruit houleux, galopant, élastique :
L’infini dans le râle et dans le rire amer ;
On entendait rouler l’avalanche et la mer
Dans ce clapotement sauvage et fantastique.

Un vol prodigieux d’aigles estropiés
Fouettant des maëlstroms de leurs ailes boîteuses ;
Des montagnes de voix claires et chuchoteuses ;
Des torrents de drapeaux, de flamme et de papiers ;

Un vaste éboulement de sable et de rocailles
Dégringolant à pic au fond d’immenses trous ;
Des tas enchevêtrés de serpents en courroux
Sifflant à pleine gueule et claquant des écailles ;

Des fous et des blessés agonisant la nuit
Au fond d’un grand Bicêtre ou d’un affreux hospice ;
Deux trains se rencontrant au bord d’un précipice ;
Tout cela bigarrait ce formidable bruit.

Mais, degré par degré, l’orage eut moins de force,
Et cessa. Le chaos disparut du vallon ;
Un déluge rapide abattit l’aquilon,
Et la foudre s’enfuit avec sa lueur torse.

Et toujours, entre tous mes soirs inoubliés,
Cette sinistre nuit me poursuit et me hante,
Cette nuit d’ouragan, rauque et tourbillonnante
Où gémirent en chœur deux mille peupliers !

(Les Névroses, pages 130 à 132)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'Allée de peupliers de Maurice Rollinat.

L’homme peut aussi être malade. Dans le poème « La Céphalalgie », la douleur, ce « supplice inventé par Satan », telle une coulée de lave, envahit le cerveau et rend la vie très difficile.

LA CÉPHALALGIE

A Louis Tridon.

Celui qui garde dans la foule
Un éternel isolement
Et qui sourit quand il refoule
Un horrible gémissement ;

Celui qui s’en va sous la nue,
Triste et pâle comme un linceul,
Gesticulant, la tête nue,
L’œil farouche et causant tout seul ;

Celui qu’une odeur persécute,
Et qui tressaille au moindre bruit
En maudissant chaque minute
Qui le sépare de la nuit ;

Celui qui rase les vitrines
Avec de clopinants cahots,
Et dont les visions chagrines
Sont pleines d’ombre et de chaos ;

Celui qui va de havre en havre,
Cherchant une introuvable paix,
Et qui jalouse le cadavre
Et les pierres des parapets ;

Celui qui chérit sa maîtresse
Mais qui craint de la posséder,
Après la volupté traîtresse
Sa douleur devant déborder ;

Celui qui hante le phtisique,
Poitrinaire au dernier degré,
Et qui n’aime que la musique
Des glas et du Dies iræ ;

Celui qui, des heures entières,
Comme un fantôme à pas menus,
Escorte jusqu’aux cimetières
Des enterrements d’inconnus ;

Celui dont l’âme abandonnée
A les tortillements du ver,
Et qui se dit : « L’heure est sonnée :
Je décroche mon revolver !

« Cette fois ! je me suicide
A nous deux, pistolet brutal ! »
Sans que jamais il se décide
A se lâcher le coup fatal :

Cet homme a la Céphalalgie,
Supplice inventé par Satan ;
Pince, au feu de l’enfer rougie,
Qui mord son cerveau palpitant !…

(Les Névroses, pages 300 et 301)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Céphalalgie de Maurice Rollinat.

Le cratère d’un volcan en activité peut faire penser à « L’Enfer [qui] brûle, brûle, brûle » et on peut imaginer que « Le Diable [y] rôde et circule ». C’est ce que nous décrit Maurice Rollinat dans la « Villanelle du Diable ».

VILLANELLE DU DIABLE

A Théodore de Banville.

L’Enfer brûle, brûle, brûle.
Ricaneur au timbre clair,
Le Diable rôde et circule.

Il guette, avance ou recule
En zigzags, comme l’éclair ;
L’Enfer brûle, brûle, brûle.

Dans le bouge et la cellule,
Dans les caves et dans l’air
Le Diable rôde et circule.

Il se fait fleur, libellule,
Femme, chat noir, serpent vert ;
L’Enfer brûle, brûle, brûle.

Puis, la moustache en virgule,
Parfumé de vétyver,
Le Diable rôde et circule.

Partout où l’homme pullule,
Sans cesse, été comme hiver,
L’Enfer brûle, brûle, brûle.

De l’alcôve au vestibule
Et sur les chemins de fer
Le Diable rôde et circule.

C’est le Monsieur noctambule
Qui s’en va, l’œil grand ouvert.
L’Enfer brûle, brûle, brûle.

Là, flottant comme une bulle,
Ici, rampant comme un ver,
Le Diable rôde et circule.

Peinture à la cire de Régis Crosnier illustrant le poème Voillanelle du Diable de Maurice Rollinat.

Il est grand seigneur, crapule,
Écolier ou magister.
L’Enfer brûle, brûle, brûle.

En toute âme il inocule
Son chuchotement amer :
Le Diable rôde et circule.

Il promet, traite et stipule
D’un ton doucereux et fier,
L’Enfer brûle, brûle, brûle.

Et se moquant sans scrupule
De l’infortuné qu’il perd,
Le Diable rôde et circule.

Il rend le bien ridicule
Et le vieillard inexpert.
L’Enfer brûle, brûle, brûle.

Chez le prêtre et l’incrédule
Dont il veut l’âme et la chair,
Le Diable rôde et circule.

Gare à celui qu’il adule
Et qu’il appelle « mon cher ».
L’Enfer brûle, brûle, brûle.

Ami de la tarentule,
De l’ombre et du chiffre impair,
Le Diable rôde et circule.

– Minuit sonne à ma pendule :
Si j’allais voir Lucifer ?…
L’Enfer brûle, brûle, brûle ;
Le Diable rôde et circule !

(Les Névroses, pages 323 à 325)

Peinture à la cire de Régis Crosnier illustrant le poème Villanelle du Diable de Maurice Rollinat.

Le premier poème du livre L’Abîme s’intitule « Le Facies humain ». Il a été publié dans La Jeune France du 1er juin 1883, sous le titre « La Face humaine » et avec la date de mai 1883. Il y décrit sa déception par rapport à la vie parisienne, à travers des sentiments comme « la douleur et la honte, / La colère et l’orgueil, la peur et le regret ». Cette explosion de regrets est exposée avant qu’ « Impitoyablement [surgisse] la Vérité / Sur ce masque imbibé de la sueur de l’âme. »

LE FACIES HUMAIN

Notre âme, ce cloaque ignoré de la sonde,
Transparaît louchement dans le visage humain ;
– Tel un étang sinistre au long d’un vieux chemin
Dissimule sa boue au miroir de son onde.

Si la face de l’homme et de l’eau taciturne
Réfléchit quelquefois des lueurs du dedans,
C’est toujours à travers des lointains très prudents,
Comme un falot perdu dans le brouillard nocturne.

Pour l’esprit souterrain, c’est une carapace
Que ce marbre animé, larmoyant et rieur
Où le souffle enragé du rêve intérieur
Ne se trahit pas plus qu’un soupir dans l’espace.

Peut-être y lirait-on la douleur et la honte,
La colère et l’orgueil, la peur et le regret ;
Mais la tentation lui garde son secret,
Et la perversité rarement s’y raconte.

Qui donc a jamais vu les haines endormies,
Les projets assassins, les vices triomphants,
Les luxures de vieux, de vierges et d’enfants,
Sourdre distinctement des physionomies ?

La joue, en devenant tour à tour blême et rouge,
Ne manifeste rien des mystères du cœur ;
La bouche est un Protée indécis et moqueur,
Et l’Énigme revêt la narine qui bouge.

Se rapprochant ou non, battantes ou baissées,
Les paupières, sans doute, ont un jeu préconçu
Sur leur vitrage où doit glisser inaperçu
Le reflet cauteleux des mauvaises pensées.

L’âme écrit seulement ce qu’elle veut écrire
Sur le front jeune ou vieux, limpide ou racorni,
Et ne laisse filtrer qu’un sens indéfini
Dans l’éclair du regard et le pli du sourire.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Facies humain de Maurice Rollinat.

Elle exerce avec art son guet et sa police
Sur tous les messagers de la sensation,
Et fixe le degré de locomotion
Où devra s’arrêter chaque organe complice.

Calculant sa mimique et dardant sa vitesse,
Elle parcourt les traits, mais sans y déployer
L’ombre des cauchemars qui la font tournoyer
Dans ses bas-fonds d’horreur et de scélératesse.

La strideur de son cri profond et solitaire
N’y fait qu’un roulement d’échos fallacieux ;
Et les lèvres, le front, le nez comme les yeux
S’entendent pour voiler tout ce qu’elle veut taire.

Et l’homme a beau savoir combien le Mal nous ronge.
L’horrible expérience a beau coûter si cher,
A peine surprend-il, sur ce rideau de chair,
Les apparitions informes du mensonge.

Pourtant, il vient une heure où le visage exprime
La rage des démons ou la stupeur des morts,
C’est quand l’Enfer vengeur et divin du remords
Éclaire à fleur de peau les ténèbres du Crime ;

C’est lui qui, du fin fond de cette cave obscure,
Soutire lentement, comme une âcre vapeur,
L’abominable aveu dont la parole a peur,
Et le projette enfin sur toute la figure.

Alors le facies du coupable qui souffre
Exhibe les poisons de son hideux péché ;
Il mime le forfait si longuement caché
Et répercute un coin le plus noir de son gouffre.

Et contre l’attentat qu’elle crie et proclame
Avec sa flamboyante et froide nudité,
Impitoyablement surgit la Vérité
Sur ce masque imbibé de la sueur de l’âme.

(L’Abîme, pages 1 à 5)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Facies humain de Maurice Rollinat.

Installé à Fresselines, Maurice Rollinat continue à réfléchir à « l’Abîme humain », premier titre prévu pour son livre. Voici maintenant quelques extraits de poèmes montrant des défauts humains qui, telle une coulée de lave, peuvent envahir la société.

L’HYPOCRISIE

Elle est dans l’homme et dans la bête,
Elle est dans tout ce qu’a fait Dieu,
Dans l’air, dans l’onde et dans le feu,
Dans le vent et dans la tempête.

Mais c’est surtout dans l’âme humaine,
Où l’intérêt en a besoin,
Qu’elle se déguise avec soin,
Agit, manœuvre et se promène.
(…)

(L’Abîme, pages 14 à 18)

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'Hypocrisie de Maurice Rollinat.

 

LA GRIMACE

Avec certain sourire louche
On darde sa méchanceté,
Et, pour ainsi dire, on accouche
De tout le venin remonté
Qui stationne à fleur de bouche.
(…)

(L’Abîme, pages 43 et 44)

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Grimace de Maurice Rollinat.

 

LA MÉDISANCE

La Médisance est un moustique
Aux ailes de loquacité,
Décochant l’aigre et le caustique
A travers la fugacité
De sa fantasque gymnastique.

Mais a-t-elle instinct ou tactique,
Inconscience ou volonté ?
Serait-elle problématique
La Médisance ?
(…)

(L’Abîme, pages 47 et 48)

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Médisance de Maurice Rollinat.

 

LA COLÈRE

Tous, les naissants et les adultes,
Les mûrissants et les vieillards,
Sont obscurcis par ses brouillards
Et sillonnés par ses tumultes.

Comme l’ouragan tient les mers,
La colère tient nos pensées
Toujours sitôt bouleversées
Dans leurs calmes toujours amers.
(…)

(L’Abîme, pages 57 à 63)

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Colère de Maurice Rollinat.

La vie à la campagne est bénéfique pour le poète. Dans ses livres La Nature et Paysages et Paysans, ses réflexions sont beaucoup plus positives. Son regard sur la société a évolué et il nous a été difficile d’y trouver des aspects volcaniques.

Dans Les Apparitions, on va retrouver des réflexions sur la condition humaine mais exprimées d’une manière plus calme. Néanmoins, dans le poème « L’Incendie », des expressions comme « l’Enfer », « la fournaise » ou « la tragédie / Diabolique de l’incendie » peuvent faire penser aux destructions causées par une éruption volcanique.

L’INCENDIE

Ce jour-là, dissipant sa brume coutumière,
Epanouissant chauds ses rochers et ses houx,
Taciturne, au vol fier de ses grands aigles roux,
La montagne en torpeur vibrait dans la lumière.

A mi-côte, engourdi comme un lézard des pierres
Je buvais l’horizon, le val et le ravin,
Et, les heures s’usant trop vite, le soir vint…
Quand l’Enfer fit soudain se fermer mes paupières :

Une forêt flambait, brûlant les paysages,
Pendant que le soleil mourait dans les nuages ;
La magnifique horreur me tenait frémissant,
Cloué sur la montagne, entre deux lacs de sang :
L’un, froidi, qui caillait ses pourpres déjà vagues,
L’autre, écarlate ardent, qui soulevait ses vagues.

Je m’enfuis… sous mes pas le sol était pareil
A du feu – toujours plus, la fournaise agrandie
Rendait l’espace au loin hideusement vermeil.
Derrière moi, venant d’éteindre le soleil,
La nuit, sous les cieux bas lugubrement ourdie,
Allait mêler – grondant, ses souffles en éveil –
Le drame de l’orage avec la tragédie

Diabolique de l’incendie !…

(Les Apparitions, pages 204 et 205)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'Incendie de Maurice Rollinat.

 

La poésie volcanique chez Maurice Rollinat concerne principalement sa période parisienne. Le flux des passions et des émotions s’est alors traduit dans des poèmes qui sont surtout des réflexions sur la société et les comportements humains qu’il dénonce.

 

Décembre 2024 / mars 2025.

Régis Crosnier.

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.