DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

KATIBA

 

de Jean-Christophe RUFIN

de l’Académie française

 

Éditions Flammarion, 393 pages, 2010

 

 

Jean-Christophe Rufin est né en 1952. Il est médecin et a publié de nombreux romans qui témoignent de son engagement humanitaire, L’aventure humanitaire, Le piège humanitaire, L’empire et les nouveaux barbares, La dictature libérale. Lauréat du prix Goncourt en 2001 pour Rouge Brésil, ambassadeur de France à Dakar de 2007 à juillet 2010, il connaît bien la vie, la diplomatie, les conflits et guerres intestines de ce pays et de l’Afrique en général. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait voulu écrire un livre intitulé « Katiba », mot qui signifie « camp de combattants islamiques en Afrique du Nord » qui « change sans cesse de lieu et d’effectifs ». (p. 20). Je ne raconterai pas l’histoire de ce livre mais ses idées fortes.

Le désert est partout dans nos vies et dans le paysage : « Le vent promène des flaques de sable sur la chaussée. » (p. 11). Ne restent que des carcasses, images de meurtre et de poussière qui renvoient à nos propres morts : « aires de dégagement (…) sur les bords de la route, encombrées d’épaves de camions, de traces de feu, d’ossements blanchis. » (p. 11).

Une parole mal interprétée et la tuerie se déclenche : « Montez ! » (p. 13). L’homme comprend qu’il doit monter en voiture alors que l’autre voulait lui dire de monter les mains. Il se dirige confiant vers sa voiture : « L’homme qui tenait la mitraillette lâcha une rafale. Carlo tomba en avant. » (p. 13) Puis c’est la panique, l’escalade et d’autres tombent aussi.

Ceux qui détiennent un peu de pouvoir, font peur pour être respectés. Alors ceux qui obéissent, apprennent qu’ils doivent toujours rester sur leurs gardes même quand tout leur semble paisible : « Il avait toujours l’air de sourire mais ses compagnons avaient appris à s’en méfier. Il souriait quand il était satisfait. Mais il souriait de la même manière quand il exécutait quelqu’un de ses propres mains. » (p. 22)

Chacun doit se débrouiller pour vivre comme il peut d’où les dérives pour essayer de s’en sortir : « Par ici, il n’y a que deux moyens d’être autonome et de se procurer de l’argent : les enlèvements et les trafics. » (p. 26)

Tout est en piètre état, physiquement et moralement et il est difficile de savoir quels sont les risques à prendre et ceux à éviter : « (…) rentrer chez lui à Mobylette. Dans les rues poussiéreuses de Nouakchott, au milieu des taxis défoncés, des ânes, des charrettes à bras, c’était un exercice à haut risque. » (id., p. 57)

La protection offerte, est-elle vraiment une aide ou un guet-apens ? Il est presque toujours impossible de le savoir et chacun joue de cette ambigüité. Il « désigna deux de ses collègues pour raccompagner Jasmine à l’hôtel. L’un d’eux lui adressa un étrange et inquiétant sourire. » (p. 70)

La haine quelqu’en soit l’origine, est un cercle vicieux et quand on entre dedans, on n’en sort plus. Les terroristes sont rois : « Les moteurs de la haine et de la trahison y étaient mus par une énergie propre qui se nourrissait de siècles d’esclavage, de guerres intestines et de rancunes. » (p. 117)

Alors l’idéologie s’affirme au-dessus de tout, même de sa propre existence : « (…) j’ai une haute idée du jihad. Nous devons sortir de nos montagnes, revenir au grand combat, aux vrais ennemis. » (p. 138)

Il y a la peur de se faire prendre qui justifie ensuite tous les engagements : « Jasmine transportait une importante quantité de cocaïne dans ses bagages. » (p. 147) L’engrenage de la dépendance à un groupe extrémiste, se met en route inexorablement : « Les types qui l’ont pris en charge (…), ce sont des idéologues islamistes. » (p. 168) Il n’est plus possible de penser par soi-même. Pour rester en vie, il faut rester dans le groupe sinon c’est la mort : « Dans certains pays, le pouvoir dispose d’escadrons de la mort pour éliminer les opposants… » (p. 195) Tous les moyens sont bons pour recruter en particulier la religion : « Les groupes terroristes utilisent une nébuleuse complexe de sites [Internet] à contenu religieux qui vont des plus anodins aux plus engagés. » (p. 198)

Pourtant ceux qui quittent ce pays, ressentent un vide immense, un besoin d’y retourner : « Ce bizarre pays de sable, dénué de tout, exerce sur quiconque y séjourne une fascination quasi obsessionnelle. » (p. 221)

Jasmine a des attaches en France et en Mauritanie mais elle ne sait plus quel est son pays. Elle se sent rejetée de partout ; elle développe de la haine contre les injustices qu’elle a subies sans trouver d’issue : « Elle a revécu tous ces drames existentiels : le rejet, l’effort bafoué, l’impossible désir d’être acceptée (…). (…) elle en voulait à son père d’avoir humilié sa mère (…). À sa tante (…) ce conformisme (…). À la France, à son administration, à sa politique toujours suspecte de colonialisme, à sa volonté civilisatrice (…). » (p. 229) Sa démarche de revenir à son pays d’origine correspond-elle au « retour du refoulé » ? (p. 230) L’escalade, la prise au piège deviennent pratique courante. Qui peut y échapper ? « Une femme travaillant au cœur du ministère des Affaires étrangères voyage en Mauritanie. Elle répond à l’invitation des médecins islamistes ayant des connexions directes avec les groupes radicaux armés du Sahara. Elle quitte Nouakchott avec eux pour aller rencontrer on ne sait qui dans le désert. » (pp. 130 et 131) Une personne démunie est vite happée par des mains habiles vers des plans dont elle ne connaît pas la teneur. Elle accepte pour survivre.

Elle se sent rejetée de partout. Alors que choisir à part la haine de tout ? « Et je me suis retrouvée avec deux haines en moi. Celle de l’Occident (…). Haine de l’hypocrisie, de l’ordre machiste, haine du viol des consciences par les petits bourgeois du bazar (…). Haine des petits voyous (…). Haine de ceux qui étaient cachés dans l’ombre et qui n’avaient que la mort à semer. » (p. 321) La haine paraît la seule réponse possible à tant d’injustices : « (…) la seule force capable d’armer une conscience jusqu’au sacrifice était la haine. » (p. 340)

Dim amoureux de Jasmine n’arrive pas à y croire : « La fille que l’on cible, appartient à un réseau islamiste, (…). » (p. 240) Il cherche à comprendre le sens de cet engagement : « (…) il n’arrivait pas à démêler ce qui provenait de sa vanité blessée, de sa fragilité dans cette période incertaine ou de quelque chose de plus profond, (…) » (p. 248)

Un psychiatre lui explique : « Ce sont souvent des personnalités humiliées, soumises, niées, qui, en embrassant une cause violente, se trouvent tout à coup en position de laver toutes les offenses qu’ils ont subies. » (p. 258) Ces personnes sont mises en valeur car : « (…) l’islam incarnait l’espoir. » (p. 320)

Alors plus rien ne compte sinon l’engagement qui a enfin donné un sens à leur vie ; le corps peut être uniquement : « brutalité et cynisme (…) ». (p. 260) Qu’importe que je m’annihile, pense-t-elle, puisque : « Je suis l’appât. » (p. 293), puisque c’est pour une cause juste et c’est aussi une manière de me venger de ce que j’ai subi avant. Mais ces gens peuvent être pris en otage par d’autres qui les manient comme des pions pour réaliser à leurs places, leurs tueries : « (…) une vaste provocation pour pousser les islamistes sahariens à commettre un attentat international » (p. 294).

Jasmine entretient par son apparence, le mystère : « Elle lui souriait avec gentillesse. Mais toujours, dans ses yeux noirs, brillait l’inconnu. » (p. 295) Elle est tiraillée entre deux idéaux. Est-elle : « (…) une femme déchirée, en quête d’identité, qui rejette l’Occident et se précipite dans les bras des islamistes (…). » (p. 376) ?

Qui va gagner entre les clans qui se méfient les uns des autres ? Pas forcément le plus fort mais le plus rusé, le plus habile : « La peur inattendue et irrationnelle qui paralysait Kader était certainement la principale raison de la méfiance qu’il suscitait. » (p. 352) Qui va gagner ? Qui va perdre ? Il faut attendre avec l’angoisse aux tripes et vivre la mort chaque instant, avant qu’elle se concrétise. C’est : « le redoutable privilège de contempler, vivant, sa propre mort. » (p. 373)

Un élu est choisi, celui par qui la bombe va tuer. On lui promet cent vierges au ciel. On sublime son action. Il est fier de son choix mais ne doit pas avoir le temps de se poser des questions. Il est choisi parce qu’il est « Le candidat idéal au mal d’amour comme au sacrifice. » (p. 379) Les rencontres ont un part de chance, une part de hasard mais « Quand le grand bonheur vient trop tôt, on ne connaît pas son prix. » (p. 380)

Tout dans ce roman est « pure invention » (p. 389), nous dit Jean-Christophe Rufin dans sa postface, durant trois pages. Mais il nous dit aussi « le phénomène terroriste devenait pour moi une réalité concrète presque intime », après avoir croisé un homme miraculé quelques heures après un attentat dans lequel tous les autres sont restés au sol. Seul compte pour lui de « restituer un peu de l’émotion », (p. 390) d’« être fidèle à sa souffrance » (p 391), celle qu’il a croisée et qu’il veut nous faire partager en nous montrant la dépendance vers l’engrenage de la cruauté pour que meure l’intolérance.

 

8 novembre 2010

Catherine RÉAULT-CROSNIER