DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

ROUGE BRÉSIL

de Jean-Christophe RUFIN,

 

prix Goncourt 2001

 

Éditions Gallimard, 553 pages, 2001

 

 

Jean-Christophe Rufin est né en 1952. Il est médecin et a publié de nombreux romans qui témoignent de son engagement humanitaire en particulier dans « L’aventure humanitaire » (éd. Gallimard Jeunesse), dans « Le piège humanitaire » (éd. J-C Lattès et Hachette-Pluriel) en 1986, dans « L’empire et les nouveaux barbares » en 1991, dans « La dictature libérale » (chez les mêmes éditeurs) en 1994. Ce dernier livre a reçu le prix Jean-Jacques Rousseau.

Jean-Christophe Rufin qui vient d’obtenir en 2001, le prix Goncourt pour « Rouge Brésil » (éd. Gallimard), n’est donc pas un inconnu.

Il a séjourné plusieurs années au Brésil et a publié des essais sur le Tiers Monde et des romans traduits dans le monde entier dont « L’Abyssin » publié en 1997 aux éditions Gallimard et qui a reçu le prix Méditerranée et le prix Goncourt du premier roman. Il a aussi sorti « Sauver Ispahan » édité en 1998 chez les mêmes éditeurs et « Les causes perdues » en 1999 (mêmes éditeurs) qui a eu le prix Interallié.

Jean-Christophe Rufin avait donc déjà récolté une moisson de prix qui ne pouvaient que laisser prévoir un prix plus important pour un de ses romans à venir. « Rouge Brésil » a confirmé cet engouement pour cet auteur. En dehors du fait qu’il a obtenu le prix Goncourt qui couronne son œuvre actuelle, le succès de ce livre ne se dément pas : il arrive en deuxième position pour les ventes de l’année 2001 après Mary Higgins Clark. Analysons donc les impressions ressenties suite à la lecture du livre de cet écrivain dynamique, passionnant et passionné.

 

Jean-Christophe Rufin nous emporte au rythme de la cavalcade effrénée de ses personnages, à travers l’aventure de français au Brésil sous la Renaissance. Deux enfants, Just et Colombe, en seront les héros par leurs forces de vie, leurs espoirs, leurs rêves démesurés par rapport à la réalité quotidienne mesquine et cruelle : ce sont des enfants envoyés au Brésil pour s’en débarrasser, sous un faux prétexte, retrouver leur père, en réalité mort. Une « araignée » a tissé sa toile autour d’eux, créant un vrai stratagème pour qu’ils perdent leurs identités et qu’elle hérite à leur place.

La cavalcade folle de la vie est présente ici par exemple, à travers celle d’un cheval au galop qui emporte les deux héros vers leur destin :

« C’est la peur, plus que la douleur, qui fit prendre le galop à la bête. En agrippant la crinière des deux mains, Just réussit à ne pas tomber mais il lâcha le licol qui se mit à battre les joues du cheval, augmentant d’autant la terreur de la bête et le rythme de sa galopade. » (p. 29)

Tout galope, le cheval, le cœur de Just, la vie qui file n’excluant pas des pauses romantiques :

« - Amour, amour, gémissait-il entre ses pleurs, ne meurs pas ! Ne meurs jamais ! Je serai toujours auprès de toi. » (p. 30)

Sous l’allure d’un roman d’aventure et de suspense, il y a aussi un roman historique mais l’histoire des deux héros est omniprésente et la fragilité de vie de ces deux êtres lancés sur un bateau vers le Brésil ne fait que renforcer cette extrême aventure qui était déjà pressentie avant leur départ :

« Just comprit seulement par ces mots qu’elle aurait vraiment pu mourir. (…) Il était épouvanté de voir sa moitié de vie vaciller comme une flamme de chandelle. » (p. 45)

En attendant l’arrivée en Amérique, la mer emporte les passagers et leur sort, fouette les visages, envoie sa rage pour battre la frêle coque du navire, à l’image de la lutte des êtres contre l’adversité. La vie est souffrance, attente et le bateau crie la peur qui tenaille les voyageurs :

« Au même instant, des matelots, perchés au milieu des mouettes, lâchèrent la voile de misaine. Elle se déplia dans un murmure d’étoffe. Le vent, qui avait jusque-là déambulé en sifflotant parmi les espars et les cordages, buta violemment contre l’obstacle dressé devant lui. La voile émit sous cette charge un cri de géant frappé au ventre. » (p. 75)

Les images marines ne sont pas sans rappeler Mallarmé en particulier dans son poème « Le bateau ivre », images d’un voyage à l’extrême des possibilités humaines. Le bateau part, jouet des flots et la poésie frémit dans cette prose. Chaque vie est un voyage, une âme en partance et lorsque les ailes du papillon se déplient comme les voiles du bateau, l’homme sort de sa chrysalide pour happer à pleine haleine, le début d’une autre vie.

L’arrivée dans la baie sauvage de Rio est baignée dans l’angoisse de ne pas connaître le futur. Il y a dans la jungle, un univers inconnu avec ses bruits incongrus, des idées sur les Indiens cannibales ressurgissent mais qui sont les sauvages ? Les civilisés qui débarquent et s’entretuent au nom de leurs idées respectives ou les indiens vivant en symbiose avec la nature et respectant l’homme même lorsqu’il est leur captif prisonnier et qu’ils savent qu’ils le mangeront un jour bien déterminé par avance…

Le chevalier de Villegagnon, chef de l’expédition, se prend d’amitié pour ces deux enfants. Sur les ordres de leur maître, les marins accostent sur une île en vue de la fortifier, saccageant les arbres, la dépouillant de sa parure naturelle pour en faire un fort de défense. L’île devient le terrain d’un huit-clos dramatique, chacun essayant de convaincre son prochain de la véracité de ses convictions religieuses et ces épisodes anticipent sur les guerres de religion. Au nom d’idées philosophiques et religieuses, tout est permis. Jean-Christophe Rufin est à ce moment-là, ironique, presque sarcastique devant la futilité des discussions mystiques quand l’homme ne respecte pas l’autre… Cet écrivain en profite pour nous faire réfléchir sur l’apparente cruauté des indiens, ces sauvages qui mangent leurs prisonniers :

« - Les Indiens, reprit-il, vivent dans la forêt où tout meurt et renaît, où les forces s’échangent en permanence entre le moment de l’agonie et celui de la naissance. Quand ils mangent leurs ennemis, car c’est eux seuls qu’ils réservent à cet usage, c’est pour s’assimiler leur puissance. D’ailleurs, ils commencent par faire vivre longtemps leurs prisonniers au milieu d’eux. » (p. 431)

Qui est le plus sauvage ? Le civilisé aux mœurs barbares ou l’Indien à la recherche de la paix ? Jean-Cristophe Rufin inverse le rapport de force, voulant par ce biais nous faire réfléchir sur nos idées racistes vis-à-vis de certains peuples et sur notre propre manière d’exister.

À côté des portugais venus conquérir la terre, il y a Just et Colombe qui prendront chacun, une voie différente. Just suivra les traces du chef, le chevalier de Villegagnon, se sentant pleinement homme, dans l’esprit de guerre et la passion de la possession et il ne comprendra pas la position de sa moitié, Colombe, qui partira vivre au contact des indiens pour y trouver paix et renaissance :

« En cet instant, courant parmi les bouquets d’euphorbes et de frangipaniers, son corps aguerri et caressé de peintures rituelles, jeune et tendu comme les feuilles turgescentes de caoutchouc, elle se sentait au carrefour de toutes les forces et de toutes les douceurs, (…) elle sentait son âme prendre la même teinte pastel et sans ombre du bonheur. » (p. 379)

Jean-Christophe Rufin n’hésite pas ici à prendre la palette du peintre pour mieux faire ressortir l’alliance de l’âme à la nature, à l’état primitif.

Mais chacun de son côté ne peut trouver le bonheur. Ainsi Just et Colombe ne peuvent vivre l’un sans l’autre :

« L’ivresse de la délivrance l’abandonna d’un coup à l’idée que, pour se retrouver libre et toute entière, elle s’était amputée d’une moitié d’elle-même. Et elle se découvrait à présent enchaînée au désir de lui être réunie. » (p. 381)

L’absence exacerbe le besoin de la présence de l’être aimée. Colombe apprend que l’ivresse de la liberté ne peut suffire sans amour, sans partage et elle tend vers l’insatisfaction s’il n’y a pas l’être attendu. Les Indiens ont accueilli Colombe et l’ont appelée Œil-Soleil. À la mort d’un des siens, ils ont compris que la présence de l’être mort perdurerait en Colombe :

« Reconnaissant dans les yeux de Colombe le regard du grand oiseau sacré qui retient l’âme des morts, les Indiens comprirent que Pay-Lo survivait en elle. » (p. 503)

Les Indiens perçoivent instinctivement une possible résurrection sans pouvoir l’exprimer, une force qui dépasse la mort et ce moment de vie est poignant, soudant dans l’éternité le mort et le vivant : la mort est libérée par la vie, la liberté trouve son plein sens dans le don à l’autre, les guerres d’idées détruisent là où la communion de vie avec la nature apporte l’harmonie instinctivement. Quelle belle leçon de sagesse nous apporte cet auteur ! Renverser les forces du monde, faire de la mort une force, trouver dans les Indiens des êtres non pas primitifs mais doués de raisonnement ! éviter le racisme, les idées toutes faites, ne pas se fier aux apparences trompeuses, à la couleur de la peau, aux tatouages mystérieux, à l’incompréhensible angoissant. Quelle aventure au-delà de la jungle et des cris barbares car inconnus !

 

Jean-Christophe Rufin à travers cette belle histoire, a réussi la gageure d’allier la beauté à la folle échappée, le désir de gloire et de conquête à la soif de pureté. Il a tout uni par les liens de l’amour. Il a laissé parler l’inconnu, le différent pour aller à l’essentiel. Oui « Rouge Brésil » est rouge, rouge du sang de la guerre mais aussi rouge de la force de l’amour vainqueur.

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

La Nouvelle République du Centre Ouest du 22 mars 2002, page E, « Salon du Livre : de Catherine M. à Bernadette C. ».

Jean-Christophe RUFIN, Rouge Brésil, éditions Gallimard, NRF, 2001.

 

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

Mai 2002

 

Cet article est publié avec l'autorisation de Jean-Christophe RUFIN dont voici la lettre en date du 3 juillet 2002 :

 

Madame et chère consœur,

Pardon pour le retard de ma réponse.
Il est dû, comme vous vous en doutez, à la folle cavalcade du Goncourt. Votre article est superbe. Les éloges me sont allés droit au cœur. Non seulement, je suis d’accord pour que vous le publiez (ce qui est peut-être déjà fait) mais j’en suis très honoré.
J’essaierai de rester digne, à l’avenir, de votre jugement exigeant et clairvoyant.

Croyez, Madame, en l’expression de mes sentiments confraternels les meilleurs.