DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LA NUIT DE FEU

 

d’Éric-Emmanuel SCHMITT

 

Éditions Albin Michel, septembre 2015, 183 pages

 

Un des auteurs francophones contemporains les plus lus et les plus représentés dans le monde, Éric-Emmanuel Schmitt nous étonne et nous passionne par la multiplicité de ses facettes d’écriture : dramaturge, nouvelliste, romancier et réalisateur, grand prix de l’Académie française (2001), prix Jean-Bernard de l’Académie nationale de médecine pour Oscar et la Dame rose (2004) dont certains se rappellent encore du film « La dame rose » réalisé d’après son roman. Alliance d’art, de philosophie et de mysticisme, il a une force d’écriture étonnante et nous entraîne vers un ailleurs qui nous aide à mieux vivre. Très productif avec plus d’une trentaine de livres, tous acclamés par le public, Éric-Emmanuel Schmitt garde un grand sourire adressé à tous ceux qu’il rencontre.

Pénétrons dans La nuit de feu dont le titre à lui seul, nous signifie que nous ne sortirons pas indemne de ce voyage avec lui, dans le désert.

Dès les premières pages, nous partons vers le silence, l’essentiel, la quête de l’eau : « (…) ici, les bruits se dessinaient sur fond de silence. Tamanrasset (…) n’offrait encore qu’un point d’eau aux tentes nomades, avait conservé sa dignité de cité rare. » (p. 16)

Étonnamment Éric-Emmanuel Schmitt avait rencontré par hasard sur sa route, la vie de Charles de Foucauld après sa mort car quelqu’un l’avait choisi pour être scénariste dans un film sur cet homme hors du commun (p. 22). Par un autre hasard surprenant, il se retrouve au Sahara pour six mois de documentation, dans le but de « comprendre comment un riche héritier snob avait pu faire vœu de pauvreté (…). » (p. 23), pourquoi cet homme a choisi la voie de l’isolement et de la pauvreté à côté de ceux qui veulent « s’approprier les biens des autres » et font « peu de cas de leur existence. » (p. 26) La mort de Charles de Foucault lui paraît aussi injuste (p. 27). Pourquoi a-t-il choisi ce chemin ? Il va mieux le comprendre car lui aussi va avoir « envie de silence et de méditation entre le sable et les étoiles. » (p. 73) L’immensité nue n’est-elle pas propice à vivre d’essentiel ?

Dans le désert à son tour, Éric-Emmanuel Schmitt est intrigué par le guide qui reprend « les gestes ancestraux » à côté du « souci de nourrir les autres », apportant « une apaisante solidarité » (p. 60). Dans ce dénuement extrême où seuls persistent les gestes du quotidien sans fioritures inutiles, sans soif de pouvoir, de possession, il commence à accéder à une autre monde. Éric-Emmanuel Schmitt se sent alors humble face à l’immensité du temps et de l’espace (p. 70). Il analyse son besoin de comprendre, pas seulement « un appétit de rationalité » mais aussi le « besoin de se rassurer en identifiant les ténèbres, en mettant de l’ordre dans le chaos. » (p. 71)

Il réalise aussi combien les hommes comme les dromadaires sont dépendants, le dromadaire des « pâturages » et l’homme de « l’eau ». (p. 82)

Il entrevoit alors la « force de la lenteur » (p. 90) et son guide Abayghur « l’alangui » lui paraît « plus sage » que lui (p. 91). Il prend conscience de la petitesse de l’homme, « moustique inutile qui s’agitait au fond d’un trou sablonneux. » Ici il est encore plus « nu. Exilé. Fragile. Seul. Sans recours. » (p. 109)

Soudain, par un hasard étonnant, lors de l’escalade d’un point culminant, il se retrouve isolé des autres « sans eau ni vivres » (p. 129). Il panique. Son côté cartésien l’entraîne à vouloir compter le temps de sa survie puis après l’affolement, conscient, il ne trouve aucune issue à cet égarement et reste « fébrile, inquiet, effaré, déjà vaincu par l’horrible nuit qui s’annonce (…). » (p. 129) Juste à côté de lui, « le squelette d’un dromadaire aux os blanchis » (p. 123), lui rappelle qu’il va mourir sous ce « vent violent, glacé » (p. 127).

Puis survient l’impossible : « j’ai deux corps ! L’un sur terre, l’autre en l’air. » (p. 132). Durant cette nuit glacée, il va vivre une rencontre avec l’inconcevable présence. Il écrit : « J’épouse la lumière. » (p. 134) Puis au matin, il revient sur terre et « récupère l’intelligence et la mémoire. » (p. 137) Sa vie a changé. Il peut affirmer : « Il existe. Qui ? Je ne sais pas Le nommer. » (p. 138) Il ne sait pas ce qui lui est arrivé mais il a une seule certitude maintenant, qu’il vive ou qu’il meure peu lui importe car il vient de recevoir un « cadeau », « La Foi… » (p. 140) Il repart dans la montagne, sans repère. Il marche dans l’acceptation de tout. Contre toute attente, avec quelques gouttes d’eau qui lui restaient dans sa gourde et qu’il va économiser, il va réussir à retraverser la montagne et retrouver les siens qui l’accueillent avec joie mais il ne peut pas mettre des mots sur cette aventure qui bouleverse sa vie. Dans ces moments-là, on voit ses vrais amis tel le guide venu à sa rencontre. Lui, habituellement peu expansif, « pleurait et s’esclaffait » (p. 148). Il se souvient alors que le nom de cette montagne est « Tahat » qui signifie « colonne du ciel » (p. 153).

Depuis cette « nuit mystique », dans la solitude du désert, sa vie a changé. Il connaît « la béatitude » (p. 159) et il écrit : « En m’anéantissant, je rejoignais une paix dont je n’étais pas l’origine. » (p. 164)

Ému, il cherche dans ses papiers et trouve une prière de Charles de Foucault, qu’il avait emportée dans ses bagages :

« Je m’abandonne à Toi
Fais de moi ce qu’il Te plaira
Quoi que Tu fasses de moi,
Je Te remercie.
Je suis prêt à tout, j’accepte tout
(…) Tu es mon Père. »
(pp. 164 et 165)

Il ne peut oublier cette nuit. Lui qui partait en voyage, est arrivé « ailleurs », « baladé par une main très sûre… » (p. 166)

Demandant à son guide, où il se réfugiait pour exister, celui-ci lui montre le ciel. (p. 167) et ce Saharien, lors de leur adieu, lui confie :

« – N’oublie pas l’inoubliable. » (p. 175)

Il n’est pas facile de changer de vie aux yeux des autres et du monde du jour au lendemain. Tout doucement Éric-Emmanuel Schmitt s’est senti transformé et a pu enfin écrire son témoignage. Il reconnaît : « Longtemps, j’ai gardé cette foi secrète. Elle me modifiait en sourdine. » (p. 177) Ce moment, trésor enfoui en lui, emplissait son regard, sa pensée, son intimité : « Lorsqu’on a rencontré la sollicitation de l’invisible, on se débrouille avec ce cadeau. » (p. 179) Apparemment rien n’a changé. En réalité, tout est différent. Il affirme : « Une expérience mystique s’avère une expérience paradoxale : la force de Dieu n’annihile pas la mienne ; (…). » Étonnamment « le contact du moi et de l’Absolu » (p. 180) ne s’entrechoquent pas, l’un n’envahit pas l’autre. Cette expérience n’est pas de l’ordre du savoir mais de la perception d’un amour immense auprès de nous (p. 181). Éric-Emmanuel Schmitt a été définitivement transformé à vie et même pour toujours par cette rencontre inattendue car il a pressenti l’éternité. Il nous confie : « Inépuisable, cette nuit de feu continue à modeler mon corps, mon âme, ma vie, tel un alchimiste souverain qui n’abandonnera pas son œuvre. » (p. 183)

 

26 mars 2016

Catherine RÉAULT-CROSNIER