ESSAI

 

LE GÉNIE ET LA FOLIE CHEZ LÉONARD DE VINCI

 

 

Le génie peut être folie car la folie est liée aux normes établies dans un pays. Mais qu’est-ce qu’être fou ?

La définition de la folie dans le Larousse est vaste, incluant des cas extrêmes, allant de la démence et à d’autres d’allure bénigne tel le manque de jugement. L’étourderie en ferait-elle partie ?

L’insensé, l’irraisonnable, sont-ils fous ?

Jusqu’où peut aller la définition de la folie et qu’est-ce qu’être hors normes ?

Un grain de folie ne fait-il pas le sel de la vie ? Érasme n’a-t-il pas fait l’éloge de la folie ?

Après ce préambule général, parlons de Léonard de Vinci, peintre et inventeur exceptionnel. Il peut paraître fou de vouloir l’associer à la folie…

 

À vingt-six ans (en 1478), Léonard de Vinci fabriquait déjà ses premières machines de guerre, des pièces pour l’artillerie et des jeux d’eau et autres inventions curieuses, inimaginables pour le commun des mortels de son époque. Il faisait aussi voler les objets, réalisait des plans de techniques pour déplacer les fleuves, fabriquait des machines de guerre étonnantes, cherchait la perfection aussi bien dans les mathématiques qu’en peinture. Il proposa ses créations mais peu d’entre elles furent réalisées en pratique (Vie de Léonard de Vinci par l’anonyme Gaddiano vers 1540 et Giorgo Vasari, Traité de la peinture, p. 26). Il continua malgré tout à créer des machines sans se lasser d’imaginer. Est-ce folie ou génie ?

De son premier séjour à Milan à partir de 1482, il laisse deux œuvres capitales, « La Vierge aux rochers » (en 1483) et « La Cène ». Cette dernière peinte à Milan entre 1495 et 1497 se caractérise par la majesté des visages des apôtres mais celui du Christ est resté inachevé. On dit que Léonard ne pensant pas pouvoir lui conférer un aspect divin, préféra le laisser juste esquissé (Vie de Léonard de Vinci par Giorgo Vasari en 1550, Traité de la peinture, p. 35). Ceci n’est pas une exception. Léonard de Vinci à la recherche de la perfection, ne terminera jamais certaines œuvres. Dmitry Mérejkowsky (écrivain russe) écrit à ce sujet :

« Il poursuit tout le temps l’insaisissable, ce que la main humaine, – quel que soit l’infini de son art, – ne peut exprimer. Voilà pourquoi presque jamais il n’achève ses œuvres. » (Dmitry Mérejkowsky, La vie passionnée de Léonard de Vinci, p. 115)

Léonard a en effet continué à peindre inlassablement un certain nombre de ses tableaux toute sa vie, sans jamais les achever, par exemple La Cène. Il cherchait, cherchait de nouveaux vernis, de nouveaux effets de couleur. Mais que cherchait-il, lui l’éternel insatisfait en quête d’autre chose ?

L’argent, le résultat comptaient peu pour lui mais seulement la démarche. Actuellement nous admirons Léonard de Vinci qui a inventé bien avant l’heure, des tas d’objets incongrus à son époque. Pour ces gens, il paraissait certainement un peu fou.

Appelé par François Ier à Amboise, Léonard de Vinci, vieilli, usé, accepte de venir malgré les fatigues d’un voyage de trois mois. Encore une fois est-ce raisonnable, sensé ? Il arrive au Clos Lucé à Amboise en 1516, à soixante-quatre ans. Devinez ce qu’il emporta avec beaucoup de précaution : ses trois tableaux préférés qu’il avait réalisés depuis longtemps et qu’il n’avait jamais terminés, dont son célèbre portrait de la Joconde créé entre 1501 et 1506. Aux yeux du commun des mortels, cette démarche peut paraître folle de même que cette femme reste une énigme autant par son sourire que par son origine contestée. Est-ce le portrait de sa mère, d’une femme mariée, d’un homme travesti ? Les érudits ne sont pas d’accord entre eux ; ce qui est sûr, c’est que Léonard aimait beaucoup ce tableau (Gonzague Saint Bris, Léonard de Vinci, p. 43).

À Amboise, il eut le temps et la force de réaliser des études d’ingénierie pour des canaux et de proposer des idées de fêtes somptueuses. Il vécut là, trois ans avant de mourir à soixante-sept ans (en 1519), au Clos Lucé. Certains diront qu’il était fou de faire ce déplacement en fin de vie. Mais Léonard de Vinci cherchait peut-être encore une reconnaissance et peut-être emportait-il sa mère morte avec lui à travers ce tableau de La Joconde ?

N’oublions pas que Léonard de Vinci né le 15 avril 1452 dans un petit village de Toscane, Vinci, était le fils naturel de ser Piero da Vinci, riche notaire respecté et de Catarina, une simple paysanne, mais il était un enfant de l’amour. La famille du notaire incita son père à se marier la même année avec une autre jeune fille de seize ans, Albiera Amadori.

Léonard de Vinci fut l’enfant oublié volontairement auprès de sa mère, simple mais comblée de le garder. Il fut choyé, adulé par elle qui n’avait presque rien mais lui. Et cette mère qui savait qu’on pouvait lui enlever n’importe quand son enfant, n’était-elle pas un peu folle dans sa hantise de le perdre ? Elle avait pourtant tout son bon sens car elle savait intuitivement qu’elle n’était rien aux yeux du monde et que le père de Léonard était tout. Elle aimait alors encore plus son enfant.

En effet, un jour, quand Léonard avait cinq ans, son père est venu le chercher. Il l’a repris car il n’arrivait pas à avoir d’enfant légitime (Gonzague Saint Bris, Léonard de Vinci, p. 18). Léonard a certainement souffert de cet arrachage brutal auprès de sa mère et cette femme aussi. Léonard de Vinci était certainement déjà surdoué, puisque très tôt, il se fait remarquer par ses dons en mathématiques, en perspective, en sculpture et en dessin. Il se réfugie dans cet autre monde et il avait déjà un talent fou. Son père qui eut ensuite d’autres enfants, avait certainement, malgré tout, un peu de remords de conscience. Il reconnut son talent et facilita son épanouissement ; il lui acheta des peintures et montra ses dessins dont la maîtrise étonna les grands qui eurent du mal à croire que c’était l’œuvre d’un enfant. Il eut un premier maître puis il entra très tôt dans l’atelier de Verrochio, l’un des plus importants de la ville. Ce maître fut époustouflé par les créations de Léonard qui avait alors quinze ans, (en 1469, par son talent exceptionnel, du jamais vu. (Giorgo Vasari, Traité de la peinture, p. 30, note 20). Léonard a alors pour patron, Laurent le Magnifique. Léonard se présente comme « artisan, mécanicien, peintre, sculpteur, mathématicien, musicien. » (Pierre Huard, Dessins anatomiques, p. 9) Il restera là, une dizaine d’années et côtoiera des artistes talentueux dont Boticelli, Perugino et Lorenzo di Credi (Gonzague Saint Bris, Léonard de Vinci, p. 19).

 

Quand il créait, Léonard était heureux. Peut-être cet enfant, par l’art, la recherche, arrivait-il à oublier la douleur de la séparation de sa mère, à l’exprimer, à la sublimer ?

Ainsi va la vie, de l’enfance à l’âge adulte puis à la vieillesse et à la mort mais Léonard de Vinci à l’approche de celle-ci a défié les lois habituelles. Il n’est pas retourné dans son pays natal mais il est parti avec La Joconde, au lieu de son dernier séjour.

Où est le génie ? Où la folie ?

 

Avril 2015

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Bibliographie :

– Léonard de Vinci, Dessins anatomiques présentés par Pierre Huard, Les éditions Roger Dacosta, Paris, 1961, 208 pages

– Léonard de Vinci, Traité de la peinture, Textes traduits et commentés par André Chastel, nouvelle édition revue, corrigée et augmentée par Christiane Lorgues, éditions Calmann-Lévy, Paris, 2003, 224 pages

– Dmitry Mérejkowsky, La vie passionnée de Léonard de Vinci, Intercontinentale du livre, Paris, 1958, 378 pages

– Gonzague Saint Bris, Léonard de Vinci ou le génie du roi au Clos Lucé, éditions CLD – La Nouvelle République, Tours, 2005, 63 pages