DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LETTRE D’UNE INCONNUE

 

de Stefan ZWEIG

 

Stock, 2009, 106 pages

 

Stefan Zweig est né à Vienne en 1881. Grand écrivain, il a une facilité de style qui coule de source tout en ayant la profondeur des sentiments et il nous parle de l’inextricable complication de nos vies. Ainsi dans ce petit livre étonnant « Lettre d’une inconnue », il capte notre attention sans cesse, par la force de l’attente, de la révélation d’un secret que l’on devine lourd d’un amour dévastateur mais toujours présent dans le cœur de chacun des protagonistes.

 La préface d’Elsa Zylberstein nous fait entrer dans le monde très dur, celui des pulsions qui régissent si souvent nos vies et nous font faire des actes que nous n’aurions pas toujours voulu faire consciemment. Si on vous demande : « Voulez-vous souffrir ? » Chacun insistera pour dire « non » et pourtant nous faisons le contraire, telle l’héroïne de ce petit essai, qui est masochiste et obsessionnelle sans s’en rendre compte, mais c’est un cercle vicieux dont elle ne peut sortir. D’ailleurs l’amour n’est jamais raisonnable. Si on aime d’un amour impossible, alors nous voici dans « (…) l’histoire d’un cœur illuminé qui se raconte et se met à nu face à un homme aimé toute une vie. » (pp. 7 et 8) même si cet amour nous détruit et n’a plus d’espoir. Nous entrons dans le monde des passions qui sont toujours folles et se terminent le plus souvent très mal mais qui poussent en avant les êtres sans savoir pourquoi. L’amour est incontrôlable, la pensée de l’amoureux incompréhensible car l’amour ne s’explique pas. « Zweig parle de la multiplicité de la femme, de son côté insaisissable et fantasmagorique et du désir de l’homme devant la virginité et l’inconnu. » (p. 9) Camille Claudel en est un exemple flagrant mais il y en a bien d’autres.

En conclusion de cette préface, Elsa Zylberstein nous confie : « Ne pas se reconnaître soi-même, nous amène à ne pas être reconnu. » (p. 11) Oui celui qui ne comprend pas pourquoi il réagit tel qu’il le fait, ne peut contrôler ses pulsions alors toutes les déviations sont possibles. Mais n’est-ce pas le lot de tout être humain fragilisé lorsqu’il aime mais qui ne peut vivre sans amour ?

Mais parlons du livre proprement dit. Le titre est étrange « Lettre d’une inconnue ». Oui, l’héroïne restera une inconnue pour elle-même comme pour les autres, et même pour son bien aimé auquel elle ne dira jamais son amour. Étrange histoire que celle d’une femme que l’on ne connaîtra que par ses lettres et que celle de celui avec lequel elle échange par lettres à condition qu’il reste toujours un interlocuteur anonyme, qu’il ne s’immisce pas dans son passé et dans sa vie personnelle. Je pense à Balzac qui avait écrit pendant tant d’années à Mme Hanska et qui aurait pu ne jamais la connaître. Nous sommes attirés par la séduction d’un idéal de phantasme et qui, lorsqu’il se concrétise, ne correspond pas à cette image d’absolu. « Je n’ai que toi (…) toi qui as été tout pour moi et qui l’es encore ? (p. 18) (…) je t’épiais et te guettais (…) l’enfant que j’étais, être déjà dans l’amour. » (p. 30) On pressent un destin tragique, quelque chose hors du commun mais il faut attendre la fin du livre pour comprendre.

Pour l’amoureuse, un regard est déjà beaucoup même si elle sait que ce regard peut être donné à beaucoup d’autres. Il est sien : « ce regard qui attire comme un aimant, qui à la fois vous enveloppe et vous déshabille, de regard de séducteur-né, tu le prodigues à toute femme (...) » (p. 32)

Ce regard peut être cruel dans le sens où il donne un espoir qui sera forcément déçu puisqu’il ne sera jamais partagé. C’est un leurre mais qui n’a jamais cherché à atteindre l’impossible ?

L’amoureuse juste sortie de l’enfance, veut fuir le cocon familial dont elle voit les défauts. Elle ne voit pas qu’elle est triste d’un amour mort avant d’avoir vécu, qu’elle fait une phobie de fixation sur cet amour irréalisable, elle qui refuse sa mère veuve et triste. « (…) ma mère m’était étrangère, avec son éternelle tristesse, écrasée par ses soucis de veuve (...) » (p. 34)

Par opposition l’homme de passage auréolé de la gloire de l’inconnu, devient le but premier. Il est idéalisé, sublimé : « je t’attendais comme mon destin... » (p. 46)

Cet amour se transforme en un étau qui obnubile la pensée, en une prison ou une toile d’araignée qui vous engloutit : « (…) mon unique pensée : me donner à toi, m’abandonner à toi. » (p. 51) « … mon rêve éternel. » (p. 52)

Obsession lancinante, l’amour qui n’est pas partagé et s’acharne à résister, peut détruire l’être. Mais plus rien ne compte pour l’amoureuse enfermée dans cette idée fixe : « je voulais être aimée de toi. » (p. 54)

Alors la vie devient attente du moindre signe, amour utopique, exclusif et sauvage. L’amour devient folie. Plus rien n’existe. Rien n’est partagé. Seule reste la souffrance, acceptée, recherchée, nécessaire, incontournable : « j’ai attendu devant ta vie qui m’était fermée. » (p. 55) « Je ne t’accuse pas ; je t’aime comme tu es : ardent et oublieux, dévoué et infidèle ; je t’aime ainsi (…). » (p. 68)

Alors les roses offertes de manière anonyme sont langage muet et tiennent de l’offrande et du sacrifice comme un élan mystique tourné vers l’aimé inaccessible, une manière de partager indirectement quelque chose avec celui qui ne veut pas vous reconnaître : « Il me suffisait, quant à moi, de te les (ces roses blanches) offrir en secret et de faire éclore, une fois chaque année, le souvenir de cet instant. » (p. 79)

Attendre toute sa vie en sachant que l’amour ne pourra pas se réaliser mais rester fidèle à sa décision première au risque de souffrir cruellement, au risque de passer à côté de la chance qui est sur votre chemin, est-ce sensé ? Mais l’amour n’est pas rationnel encore plus lorsqu’il est passionnel. N’est-ce pas une forme de suicide, une manière de tuer le réel pour oublier : « Toute ma vie, depuis que je suis sortie de l’enfance, a-t-elle été autre chose qu’une attente, l’attente de ta volonté ? » (p. 84)

De cette folie qui la déconnecte de la réalité, l’amoureuse trouve inconsciemment du plaisir : « Néanmoins, j’étais heureuse de voir que tu prenais soin de mes roses : de cette façon flottait, malgré tout, autour de toi, un souffle de mon être, un parfum de mon amour. » (p. 94)

Elle se laisse bercer d’illusions, d’imaginaire. C’est son choix de vie et elle sublime les quelques instants où elle a pu voir cet homme, l’approcher, lui parler, le toucher : « Jamais je n’ai rencontré, chez un homme, (…) un abandon aussi absolu du moment présent, une telle effusion et un tel rayonnement des profondeurs de l’être - à vrai dire pour s’éteindre ensuite dans un oubli infini et presque surhumain. » (p. 95)

Alors elle compare cet amour impossible avec celui des autres hommes qu’elle a rencontrés et qu’elle a refusés. Son amour devient entêtement. Elle s’humilie avec plaisir et en souffre : « Tous les hommes, tous, m’ont gâtée ; tous se sont montrés bons envers moi, toi, toi seul tu m’as oubliée, toi, toi seul, tu ne m’as jamais reconnue. » (p. 100)

Son unique but est qu’il la reconnaisse d’une manière ou d’une autre. Alors en plus de ces roses, elle lui envoie ses lettres avant d’en finir avec la vie. Lourde de son impuissance et de ses désirs, elle veut seulement laisser une trace et elle réussit. L’homme aimé découvre alors qu’il existait une femme qui l’aimait au-delà du raisonnable et qui restera douceur lointaine, simple passagère, légère et éphémère comme un bouquet de fleurs qui fane mais reste présence au-delà de l’absence : « (…) il sentit qu’il y avait là un immortel amour : au plus profond de son âme, quelque chose s’épanouit, et il pensa à l’amante invisible aussi immatériellement et aussi passionnément qu’à une musique lointaine. » (p. 106)

 

30 janvier 2010

Catherine RÉAULT-CROSNIER