DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LE JOUEUR D’ÉCHECS

 

de Stefan ZWEIG

 

aux Éditions France Loisirs, 2010, pages 679 à 734

 

 

Stefan Zweig allie l’art du suspense à celui de la compréhension des gens, de l’expression de notre inconscient à notre manière de réagir pour aller jusqu’aux extrémités du possible. Ses romans sont très travaillés pour montrer l’acmé du terrible comme du magnifique. Stefan Zweig reste hors du temps et des modes par sa force d’écriture, la beauté de son style raffiné, la compréhension des méandres de nos pensées et de nos actes comme dans Le joueur d’échecs. Il faut savoir que Stefan Zweig, lorsqu’il a écrit ce livre, avait fui au Brésil, sous l’emprise de la dictature nazie et que ce livre est le dernier du romancier comme un point d’orgue à son œuvre. Cinq mois plus tard il se donnait la mort après avoir vu sombrer son pays dans la barbarie. Il savait que la Gestapo torturait ou utilisait des méthodes douces comme voler les âmes. La folie, peut être une manière d’essayer de conserver son intégrité psychique au risque de détruire le corps ou d’anéantir l’esprit.

Le joueur d’échecs est un huit-clos où l’homme est enfermé dans une prison sans échappatoire. On peut analyser comment l’homme se comporte socialement, comment on peut lui inculquer une autre pensée que la sienne, le rendre fou par la répétition des sévices et des questions lors des interrogatoires brutaux et vicieux, par la solitude sans aucun contact vraiment humain. Il peut alors se tuer lui-même inconsciemment. C’est la vie de ce joueur d’échecs qui reflète bien l’état d’esprit de Stefan Zweig réfugié dans un pays qui l’héberge tandis que beaucoup de ses concitoyens meurent torturés, déportés. Il comprend le gouffre dans lequel tout espoir peut être anéanti.

Stefan Zweig commence le récit par la fin de l’histoire, en nous montrant deux champions d’échecs qui s’affrontent dans un tournoi international et un spectateur qui a l’air de savoir mieux jouer qu’eux, ce qui paraît presque irréel. Nous faisons ensuite marche arrière pour comprendre pourquoi ce joueur refuse de jouer, finit par accepter une partie avec le champion du monde, gagne, hésite à jouer la deuxième, la commence en gagnant puis laisse tout tomber pour sauvegarder son intégrité psychique. Stefan Zweig peut alors nous raconter la vie de ce joueur exceptionnel qui ne joue plus pour ne pas devenir fou.

Stefan Zweig fait une analyse très fine des qualités que doit posséder tout joueur de haute qualité ; « La patience, l’idée subite et la technique s’y joignent dans une certaine proportion très précise à une vue pénétrante des choses, pour faire des trouvailles comme on en fait dans les mathématiques, la poésie ou la musique (…). » (p. 689) Les joueurs sont décrits avec leur avidité du gain et leur soif de gagner : « Un pli profond se creusait de sa bouche à son menton tendu en avant, l’air agressif. Dans ses yeux, je reconnus avec inquiétude cette flamme de folle passion (…). À cet instant je fus certain que cet amour-propre forcené allait lui coûter toute sa fortune (…). » (p. 695) Apparaît alors le personnage principal, « un homme d’environ quarante-cinq ans » (p. 696) qui se permet de donner des conseils judicieux au perdant, ce qui paraît presque incroyable : « La précision autant que la rapidité de ses calculs étaient déconcertantes (…). » (p. 697) Stefan Zweig a l’art de faire monter le suspense : « Comment cet inconnu avait-il eu le pouvoir de faire perdre à moitié une partie à un champion du monde ? » (p. 699) L’inconnu refuse tout d’abord de jouer à son tour une partie et sa raison excite encore plus notre curiosité : « il y a vingt ou vingt-cinq ans que je n’ai pas vu d’échiquier… » (p. 700) Il accepte alors de confier son passé à celui qui insiste pour qu’il joue.

Stefan Zweig raconte la vie de cette personne en Autriche et celle-ci a bien des points communs avec la sienne. Nous voyons la montée du nazisme. Stefan Zweig décortique le long cheminement de cet homme enfermé en tant que prisonnier de luxe en vue de le faire parler. Il est dans un hôtel : « Une chambre particulière dans un hôtel – peut-on rêver traitement plus humain, n’est-ce pas ? (…) Car la pression qu’on voulait exercer sur nous pour nous arracher les renseignements recherchés était d’une espèce plus subtile que celle des coups de bâton et des tortures corporelles : c’était l’isolement le plus raffiné (…). On ne nous faisait rien – on nous laissait en face du néant, car il est notoire qu’aucune chose au monde n’oppresse davantage l’âme humaine. En créant autour de chacun de nous un vide complet, (…) on usait d’un moyen de pression qui devait nous desserrer les lèvres, de l’intérieur, (…). » (p. 706)

Les interrogatoires se succèdent et sont épuisants. Il n’y a aucune échappatoire : « la porte demeurait verrouillée nuit et jour, il m’était interdit d’avoir un livre, un journal, du papier ou un crayon. Et la fenêtre ouvrait sur un mur coupe-feu. Autour de moi, c’était le néant, j’y étais tout entier plongé. » (p. 706) En plus de l’impossibilité du contact, du vide fait autour de lui, il ne rencontre aucun visage aimant : « Je ne voyais jamais aucune figure humaine (…). Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, (…). » (p. 707)

Le vide de tout est angoissant et empêche le cerveau de penser. On perd peu à peu la notion du concret et les seuls moments où l’homme en sortait, c’était pour les interrogatoires. « Il n’arrivait rien. » (p. 707) Ainsi peu à peu l’homme perd ses forces : « Personne ne dira jamais comment vous ronge et vous détruit ce vide inexorable, (…). À de petits signes inquiétants, je connus que mon cerveau se détraquait. » (p. 710) C’est alors qu’en attendant debout avant un interrogatoire, il voit « quelque chose qui gonflait sur le côté la poche de l’un des manteaux. » (p. 712) L’homme a soif de cet objet, un livre vraisemblablement, dans le pardessus d’un allemand au porte-manteau du vestiaire. Il va attendre, le bon moment, s’adosser légèrement au mur, faire glisser subrepticement l’objet dans son pantalon : « mes oreilles se mirent à bourdonner, le cœur me battit, mes mains glacées ne m’obéirent plus. » (p. 713)

Il y a après la prise de conscience de la folie du geste, l’angoisse de l’interrogatoire, l’espoir qu’on ne voit pas son vol ; il marche normalement jusqu’à sa cellule ; il attend d’être dans son isolement complet pour regarder ce qu’il a pris : « Mais quel instant inoubliable que celui où je me retrouvai dans mon enfer, enfin seul, et cependant en cette précieuse compagnie. » (p. 713) Et c’est là qu’il découvre effaré, l’objet du vol : « (…) je fus dépité et amèrement déçu : ce livre que j’avais escamoté au prix des plus grands dangers, ce livre qui avait éveillé en moi de si brûlants espoirs, n’était qu’un manuel d’échecs, une collection de cent cinquante parties jouées par des maîtres. » (p. 714) Avec force imagination et persévérance, il arrive à trouver une solution pour jouer, se servir de ses draps quadrillés comme table de jeu, de la mie de pain pour modeler ses pièces, de la poussière pour faire le noir. Tout est fragile et peut retourner en poussière mais l’emprisonné ne désespère pas et finit par pouvoir jouer. Il découvre alors tout un espace d’agencements des pièces, de raisonnement et cela va le captiver pendant des mois et éviter sa déchéance psychique. Stefan Zweig analyse très bien l’état d’esprit de cet homme enfermé vers l’aliénation et qui essaie par ce jeu de préserver son mental : « Je possédais, avec ces cent cinquante parties d’échecs, une arme merveilleuse contre l’étouffante monotonie de l’espace et du temps. » (p. 715) Ce petit livre d’apparence anodine caché sous son matelas va être son sauveur jusqu’à l’épuisement de toutes les parties. Que faire ensuite ? On ne peut pas refaire des parties que l’on connaît par cœur à l’infini. Il essaie alors de jouer contre un adversaire qui est l’autre lui-même : « Comment un seul et même cerveau pourrait-il à la fois savoir et ne pas savoir quel but il se propose, et, en jouant avec les blancs, oublier sur commande son intention et ses plans, faits la minute précédente avec les noirs ? Un pareil dédoublement de la pensée suppose un dédoublement complet de la conscience, une capacité d’isoler à volonté certaines fonctions du cerveau, comme s’il s’agissait d’un appareil mécanique. » (p. 717) Ce dérèglement volontaire de son cerveau lui permet de continuer de jouer contre lui-même mais où va-t-il le conduire ? Ce qu’il voulait, c’était échapper à l’isolement aliénant de cette chambre sans visage, sans regard, sans rencontre, « pour échapper à la folie et à la totale décrépitude de mon esprit. » (p. 717) Et le temps continue sa marche inexorable et l’homme continue de jouer contre lui. Jusqu’à quand pourra-t-il tenir ? « Aucune diversion ne s’offrant, excepté ce jeu absurde contre moi-même, ma rage et mon désir de vengeance s’y déversèrent furieusement. Il y avait un homme en moi qui voulait à tout prix avoir raison, mais il ne pouvait s’en prendre qu’à cet autre moi contre qui je jouais ; (…). » (pp. 719 et 720) Mais à force de vouloir jouer contre soi, de dédoubler son esprit, le jeu ne va-t-il pas devenir une drogue et l’homme perdre la raison ? « La joie que j’avais à jouer était devenue un désir violent, le désir une contrainte, une manie, une fureur frénétique qui envahissait mes jours et mes nuits. Je ne pensais plus qu’échecs, problèmes d’échecs, déplacement des pièces. » (p. 720) Le remède tout d’abord salvateur va finir par devenir obsédant. Stefan Zweig a l’art de nous montrer l’inexorable dégradation intellectuelle de ce cerveau emprisonné maintenant dans un autre cercle vicieux : « J’allais et venais, les poings fermés, et j’entendais souvent, comme à travers un brouillard rougeâtre, ma propre voix me crier sur un ton rauque et méchant : ‘Échec !’ ou ‘Mat !’ » (p. 721) Il perd conscience et se réveille dans un asile, sous la protection d’un médecin qui décerne vite la raison de sa déchéance et l’aide discrètement à le faire considérer comme totalement fou pour le sauver, en lui expliquant que dorénavant il ne doit jamais jouer aux échecs pour préserver son intégrité psychique. Il obtient sa libération pour « irresponsable ». (p. 724)

Les années ont passé et nous revenons au début du roman. Pendant une croisière, l’homme assiste involontairement à une partie d’échecs. Curieux il regarde puis ne peut pas s’empêcher d’intervenir et de donner des conseils fort judicieux. Maintenant l’homme s’est engagé à jouer contre le champion du monde d’échecs, lui qui n’a jusqu’à présent que jouer des parties virtuelles : « Il ne s’agira pour moi que de me mettre à l’épreuve… (…) je voudrais savoir si je suis capable de jouer une partie d’échecs ordinaire, sur un vrai échiquier, avec de vraies pièces, contre un adversaire réel... » (pp. 725 et 726) Il promet de ne jouer qu’une partie car le médecin qui l’avait soigné, l’avait averti que s’il rejouait, il pouvait retomber malade : « Ce sera le point final à une vieille histoire, (…) Je ne désire pas être repris par cette passion fiévreuse, (…). » (p. 726) Lors de cette mémorable partie, le champion du monde semble dérouté et sa lenteur « irritait visiblement notre ami. » (p. 728) Alors le champion en titre, sentant la force du jeu de son adversaire et son énervement quand il joue lentement, en use et en abuse : « Aussi plus Czentovic tardait-il à se décider, plus l’impatience de l’autre augmentait-elle (…). » (p. 728) Czentovic après avoir tardé à jouer, repousse les pièces de l’échiquier, abandonnant la partie. Ayant compris la force et la faiblesse de son adversaire, il demande « Encore une partie ? » (p. 730). L’autre homme accepte et devient « exalté » (p. 730) puis s’énerve de voir la lenteur de Czentovic : « Eh bien, jouez donc, voyons ! » (p. 731) Czentovic joue très lentement pour énerver son adversaire et lui faire perdre tout contrôle. Il y arrive très bien. L’autre homme, fragilisé par son passé, frôle « une crise de démence froide » (p. 732). Heureusement un ami proche lui serre le bras en disant : « Souvenez-vous de ce que le médecin vous a dit ! » (p. 733) L’homme refait surface comme un noyé qui aspire à nouveau sa première gorgée d’air : « Pardonnez cet incident ridicule – c’est la dernière fois de ma vie que je m’essaie aux échecs. » (p. 733) Czentovic regrette alors son opposant, reconnaissant toute sa valeur, maintenant qu’il est battu : « Dommage, dit-il, magnanime. L’offensive n’allait pas si mal. Pour un dilettante, ce monsieur est en fait très remarquablement doué. » (p. 734) Il est toujours temps de regretter l’autre quand il devient inoffensif mais cet homme qui avait manqué perdre une fois sa raison, savait, ainsi que son ami, qu’il venait de frôler une nouvelle fois, la folie.

Dans ce livre fascinant, Stefan Zweig a analysé les comportements avec beaucoup de finesse et nous comprenons que le pire de tout, c’est de tuer l’esprit.

 

8 décembre 2010

Catherine RÉAULT-CROSNIER