14èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 3 août 2012, de 17 h 30 à 19 h

 

Jean-Jacques Rousseau,

le promeneur solitaire

(1712 – 1778)

Portrait à l'encre de Chine de Jean-Jacques Rousseau, par Catherine Réault-Crosnier.

 

Lire la présentation de la rencontre.

 

Nous fêtons cette année (en 2012), les trois cents ans de la naissance de Jean-Jacques Rousseau. Nous lui rendons hommage d’autant plus qu’il a séjourné en Touraine et plus particulièrement au château de Chenonceau.

 

Sa biographie

Laissons-le parler : « Je suis né à Genève en 1712 d’Isaac Rousseau Citoyen et de Suzanne Bernard Citoyenne. Un bien fort médiocre à partager entre quinze enfants ayant réduit presque à rien la portion de mon pere, il n’avoit pour subsister que son métier d’horloger, dans lequel il étoit, à la vérité, fort habile. » (Les confessions, La Pléiade, tome I, p. 6) Sa mère étant morte à sa naissance, il est élevé par une sœur de son père, la tante Suzon qui aime broder et chanter et lui transmet sa passion pour la musique. Son père lui apprend à lire et il passe de nombreuses heures dans l’atelier de son grand-père, David Rousseau. Il était un enfant surdoué sans le savoir. Il nous dit : « A six ans, Plutarque me tomba sous la main, à huit je le savois par cœur ». (Lettre à M. de Malesherbes, La Pléiade, tome I, p. 1134) À dix ans, il est confié à son oncle Gabriel Bernard car son père est poursuivi pour blessures lors d’un duel. À treize ans, il fait son apprentissage chez un maître graveur. Après une fugue, il est confié (en 1728) à une jeune dame charitable d’Annecy, Madame de Warens qui sera un grand soutien pour lui. Rousseau se convertit au catholicisme. Il voyage beaucoup, à Genève, Turin, Montpellier, Venise… et il y a toujours quelqu’un pour prendre soin de lui. Avide de connaissance, de lecture, il apprend l’histoire et la géographie, la philosophie, la géométrie, le latin, et surtout la musique et l’harmonie ce qui lui permet d’acquérir une certaine culture. En 1739, il publie Le Verger de Mme la baronne de Warens. En 1740, il est précepteur des enfants de M. de Mably, prévôt général de la maréchaussée des provinces du Lyonnais. De retour chez Mme de Warens, il écrit divers Épitres en vers.

Jean-Jacques Rousseau est présenté à Madame Dupin en mars 1743. Il tente de la séduire. Il sert de précepteur intérimaire pendant huit jours au deuxième fils de Claude Dupin puis il se lie avec Francueil, beau-fils de Mme Dupin et s’occupe avec lui, de chimie. Il devient le secrétaire commun à Madame et à Monsieur Dupin de Francueil. Pendant un an (1743 et 1744), il est secrétaire de l’ambassadeur à Venise (le comte Pierre-François Montaigu) jusqu’à une querelle qui les sépare. (La Pléiade, tome I, chronologie, pp. CIV et CV)

En 1745, il se lie à une jeune lingère, Thérèse Levasseur, fille d’un ancien officier de la monnaie d’Orléans. Ils vivront ensemble trente trois ans. Ils auront cinq enfants qu’il abandonnera sans remords. (Bernard Gagnebin, Album Rousseau, La Pléiade, id., p. 56)

De 1745 à 1751, il séjourne à plusieurs reprises au château de Chenonceau, propriété des Dupin, et en garde un souvenir agréable. Il compose pendant son séjour, un poème de quatre pages, « L’allée de Sylvie » correspondant à une allée du parc de ce château. Dès 1751, il copie de la musique. Il devient célèbre à quarante ans (en 1751), après la publication de son Discours sur les sciences et les arts. En 1753, le célèbre portraitiste, Quentin de La Tour réalise son portrait au pastel, le seul qui lui plaise vraiment. En 1754, il rédige son Discours sur l’origine de l’inégalité.

Écrivain doué, il lui faut trois semaines pour rédiger Lettre à d’Alembert sur les Spectacles dans laquelle il défend « la fête publique qui est rassemblement, concorde contre le théâtre qui est perversion, division, aliénation. » (id., pp. 104 et 107) En 1757 – 1758, il écrit Lettres morales, dissertations sur la vertu et le bonheur.

Logé dans la propriété du château de Montmorency, dans une solitude propice pour lui à l’écriture, il compose l’Émile, puis La Nouvelle Héloïse qui eut un grand succès et fut imprimée cinquante fois en vingt ans ! (id., pp. 110 à 118)

En 1762, paraissent le Contrat social et Émile, traité d’éducation. Dans le premier livre, l’auteur veut prouver que l’homme est né libre, puis devient entravé avec le temps. Dans le second, il « imagine une éducation fondée sur l’idée que l’influence du milieu naturel doit prédominer sur celle des hommes (…), pour découvrir par lui-même et le monde de la nature et celui de l’intelligence. » (id., pp. 125 et 127) À cause de l’Émile dans lequel ses idées très libérales choquent les bien pensants, il est condamné en France et décrété d’arrestation. Il se réfugie en Suisse à Yverdon. Ce livre va y être aussi condamné ainsi que le Contrat social, puis les États de Hollande exigent la destruction des exemplaires de l’Émile qui pourraient avoir été tirés. (id., p. 130 et 132)

Il va se cacher dans la solitude sur l’île de Saint-Pierre sur le lac de Bienne. Ici, il y a une seule habitation, celle du receveur et de sa famille. Le matin, il s’adonne à la botanique en naturaliste et en philosophe. L’après-midi, il vogue en bateau et rêve. Le gouvernement suisse lui intime l’ordre d’en repartir dans les trois jours. Il se réfugie alors en Grande-Bretagne en janvier 1766. Il refuse une pension du roi George III, se fâche avec ses amis et revient en France, à Amiens (en mai 1767).

En 1767, paraît son Dictionnaire de musique, dernier ouvrage de son vivant, auquel il a travaillé de nombreuses années. De retour en France, il va à Lyon, à la Grande-Chartreuse puis à Chambéry sur la tombe de Mme de Warens. À la fin de sa vie, après les interdictions sur ses écrits, ses condamnations et exclusions, il se sent persécuté, voyant de la malveillance partout et obsédé. Il vit dans la terreur. (Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, p. 284)

En 1768, il épouse Thérèse Levasseur (1721 – 1801) et début 1769, s’installe dans une ferme à Monquin, sur la commune de Maubec.

En 1778, il confie des manuscrits dont les Dialogues et Les confessions au Genevois Paul Moultou, un de ses premiers admirateurs. Ces livres se trouvent actuellement à la bibliothèque universitaire de Genève. Puis invité par le marquis de Girardin, il part en retraite, en grand secret, à Ermenonville, dans une petite maison isolée dans un parc. Il meurt le 2 juillet 1778. Il est inhumé dans l’île des Peupliers d’Ermonville, qui devient un lieu de pèlerinage.

Jean-Jacques Rousseau a gardé sa célébrité au fil du temps. La Révolution française va faire de Rousseau un de ses précurseurs. Des sociétés des amis de Jean-Jacques Rousseau, des sociétés du Contrat social, des clubs révolutionnaires des amis de Jean-Jacques Rousseau se constituèrent à Paris. (Bernard Gagnebin, Album Rousseau, La Pléiade, pp. 229 et 235). Une statue lui fut érigée. Jean-Jacques Rousseau contesté de son vivant, reçut après sa mort, la consécration suprême. Ses restes furent déposés au Panthéon en 1794. (id., pp. 241 et 243) La collection de ses œuvres complètes fut publiée et lue par beaucoup. Anatole France possédait un buste en marbre à l’antique de Jean-Jacques Rousseau avant que celui-ci ne soit acquis par la ville de Genève pour son musée Rousseau. (id., p. 218). Ce musée conserve de nombreux objets du philosophe et des lettres. Par ailleurs, des médailles, des estampes le représentant ont longtemps été mises en vente. Deux timbres français l’ont célébré, l’un à 15 F en 1956, l’autre dédié à lui et à Voltaire en 1978.

Actuellement, nous pouvons citer la société Jean-Jacques Rousseau de Genève (http://www.sjjr.ch/) et un grand spécialiste de cet auteur, Raymond Trousson, professeur à l’Université de Bruxelles et membre de l’Académie royale de Langue et de Littérature française de Belgique qui fait paraître une biographie de Jean-Jacques Rousseau en 1993 puis en 2010, présente et annote sa correspondance à travers soixante-dix-huit lettres (de 1730 à 1778) qui sont à l’image de son œuvre et reflètent sa personnalité. (Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, dos couverture)

Mentionnons la nouvelle édition des Œuvres complètes, qui vient de paraître chez Champion-Slatkine et a été présentée à la presse, à Paris le 30 mai 2012 et à Genève, le 26 juin 2012. Elle comprend dix-sept volumes d’œuvres et sept volumes de lettres, et présente bon nombre d’innovations par rapport aux éditions La Pléiade. (courriel de Raymond Trousson du 4 juillet 2012)

Le public lors de la rencontre littéraire consacrée à Jean-Jacques Rousseau, le 3 août 2012, dans le jardin des Prébendes à Tours.

 

Son portrait

Il se décrit lui-même, de manière très vivante et à son avantage (non tourmenté ni inquiet) : « bien pris dans ma petite taille (…), l’air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançoient avec force le feu dont mon sang étoit embrasé. » (Les confessions, La Pléiade, tome I, p. 48) Nous apprenons la mode de l’époque à travers la description de sa tenue vestimentaire qui peut nous paraître douillette, mais il ne faut pas oublier que les châteaux étaient froids et les habitations très peu chauffées en hiver. Il nous dit : « Je porte en toute saison un bonnet garni d’une fourrure haute d’environ quatre à cinq pouces, tantôt martre, tantôt petit-gris, agneau de Tartarie, etc. Quant à l’habillement, le dolman ou robe de dessous est toujours uni, le cafetan ou robe de dessus est uni de même en été, mais pour l’hiver j’en ai un doublé et bordé de renard de Sibérie, et le bonnet fourré de même. » (Bernard Gagnebin, Album Rousseau, La Pléiade, p. 143)

D’autres l’ont présenté de manière flatteuse comme Le prince de Ligne : « Ses yeux étaient comme deux astres » ou Bernard de Saint-Pierre : « Il avait le teint brun, quelques couleurs aux pommettes des joues, la bouche belle, le nez bien fait, le front rond et élevé, les yeux pleins de feu. » Mais ce dernier auteur ose ajouter : « On remarquait dans son visage trois ou quatre caractères de la mélancolie par l’enfoncement des yeux et par l’affaissement des sourcils ; de la tristesse profonde par les rides du front ; une gaieté très vive et même un peu caustique par mille petits plis aux angles extérieurs des yeux… » (id., p. 8)

Il aura très tôt un caractère maladif qui lui causera bien des soucis. Écoutons-le en parler dans une de ses lettres : « J’ai d’abord eu une attaque de colique néphrétique, fièvre, ardeur et rétention d’urine ; la douleur s’est calmée à force de bains, de nitre, et d’autres diurétiques ; mais la difficulté d’uriner subsiste toujours, et la pierre qui, du rein est descendue dans la vessie, ne peut en sortir que par l’opération : mais ma santé ni ma bourse ne me laissant pas en état d’y songer, il ne me reste plus de ce côté-là, que la patience et la résignation,(…). En dernier lieu, je viens d’être attaqué de violentes coliques d’estomac, accompagnées de vomissements continuels et d’un flux de ventre excessif. J’ai fait mille remèdes inutiles (…). (Jean-Jacques Rousseau, Correspondance présentée par Raymond Trousson, p. 47). Nous pouvons penser que sa santé a agi sur son esprit, accentuant sa tendance à la nostalgie, à la mélancolie, à l’inquiétude puis à l’obsession.

Avec la condamnation de ses écrits, il lui semblera être persécuté et victime d’un abominable complot pour l’empêcher d’exprimer ses idées d’où la parution des Dialogues de Rousseau juge de Jean Jaques, pour se justifier en dialoguant avec un détracteur imaginaire. Il plaide non coupable.

 

Les regards d’écrivains sur lui

Kant (1724 – 1804) a fait un parallélisme entre Newton et Rousseau à travers leur démarche commune, Newton en astronomie, Rousseau en anthropologie. À la suite de Kant, de nombreux écrivains ont affirmé que « Rousseau est le Newton du monde moral ». Kant nous explique : « Newton fut le premier à voir de l’ordre et de la régularité, alliés à une grande simplicité, là où avant lui on ne pouvait rencontrer que désordre et diversité mal agencée (…) » au niveau de l’astronomie et de la géométrie de même que « Rousseau fut le premier à découvrir sous la diversité des formes humaines (…), la nature profondément cachée de l’homme et la loi secrète selon laquelle la Providence trouve par ses observations justifiée. » (Emmanuel Kant, Remarques touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime, pp. 140 et 141)

Jules Lemaître (1853 – 1914) présente ainsi sa sensibilité et ses capacités intellectuelles : « Il y a aussi un enfant, puis un adolescent, puis un homme d’une sensibilité extraordinaire, et extraordinairement imaginative (…). Sensibilité étroitement jointe à un orgueil également extraordinaire, par la conscience qu’il a de cette délicatesse de nature et aussi de sa supériorité intellectuelle. » (Jules Lemaitre, Jean-Jacques Rousseau, p. 16)

Hannah Arendt, philosophe américaine (1906 – 1975), dans son livre Condition de l’homme moderne, nous décrit Jean-Jacques Rousseau comme le « premier explorateur-interprète, et dans une certaine mesure le premier théoricien, de l’intimité (…), le seul grand écrivain, cela est remarquable, que l’on désigne encore souvent par son prénom. » (p. 48)

Le Professeur Émile Aron, dans sa conférence Art de vivre, éloge de la sagesse, le cite ainsi : « Jean-Jacques Rousseau dans l’Émile, nous apprend, et nous l’approuvons, que l’enfant naît bon et qu’un dressage est nécessaire comme pour un petit chien ! Et il ajoute : « Le vrai bonheur appartient aux sages » » (Émile Aron, Art de vivre, éloge de la sagesse, p. 226).

 

La place des femmes dans sa vie

La place des femmes dans sa vie n’est pas banale. Il a d’abord eu la souffrance de perdre sa mère à la naissance ce qui a certainement influencé sa tendance nostalgique. Sa soif de connaissance a été stimulée par son père mais aussi par son entourage en particulier sa tante Suzon qui lui a transmis l’amour de la musique. Il la présente avec affection : « (…) j’étois toujours avec ma tante, à la voir broder, à l’entendre chanter, assis ou debout à côté d’elle, et j’étois content. » (Les confessions, La Pléiade, tome I, p. 11) Jean-Jacques Rousseau a toujours eu du plaisir à côtoyer les femmes parfois d’une manière passionnée.

Madame de Warens l’a aidé à la fin de l’adolescence à découvrir le monde autour de lui, à parler en public. Lorsqu’il la rencontre, il en parle avec timidité, émotion et respect mais l’éveil de la sensualité n’est pas loin : « J’étois embarrassé, tremblant, je n’osois la regarder, je n’osois respirer auprès d’elle ; cependant je craignois plus que la mort de m’en éloigner. Je dévorois d’un œil avide tout ce que je pouvois regarder sans être apperçu : les fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l’intervalle d’un bras ferme et blanc (…). » (id., p. 74) Toutefois il gardera à vie envers elle, reconnaissance et la considérera comme une seconde mère. Il l’appelait d’ailleurs dans ses lettres, « Madame et très chère Maman » (Jean-Jacques Rousseau, Correspondance, p. 38) ou « ma bonne Maman » (id., p. 50). Après sa mort, il ira en pèlerinage sur sa tombe. (Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, p. 270)

Beaucoup d’autres femmes l’aideront ou seront sur son chemin, lui donnant un travail de secrétaire, de précepteur ou le mettant en relation avec leur mari, leurs connaissances pour qu’il ait une place dans la société. Citons par exemple Mme Dupin qui vivait au château de Chenonceau avec son mari et dont il dit : « Elle étoit encore, quand je la vis pour la première fois, une des plus belles femmes de Paris. (…) Elle me permit de la venir voir ; j’usai, j’abusai de la permission. » (Les confessions, La Pléiade, tome I, p. 291) Il fut « D’abord simple secrétaire occasionnel, puis précepteur original du fils de la maison, il devint – la renommée aidant – un commensal habituel et un collaborateur dans le domaine des Lettres où excellait la châtelaine de Chenonceau. » (Robert Milliat, Madame Dupin et Jean-Jacques Rousseau, p. 702) Parmi les autres femmes qu’il a côtoyées, citons Mme d’Houdetot, cousine et belle-sœur de Mme d’Épinay, maîtresse du marquis de Saint-Lambert, ami de Rousseau. Rousseau s’éprend d’elle, créant un conflit entre amis ainsi qu’avec Diderot et Grimm qui soutinrent Saint-Lambert. (Jean-Jacques Rousseau, Correspondance, p. 100). Il entretient une abondante correspondance avec la marquise de Verdelin pour ensuite prendre un ton cassant, refusant ses menus présents « un gâteau de citrouille ou une bouteille de vin », se fâchant alors avec elle. (id., p. 134)

Parallèlement à ses connaissances aristocratiques, il prit pour compagne, une femme du peuple, Thérèse Levasseur, « lingère à l’hôtel Saint-Quentin où il logeait ». (id. p. 53). Il aime cette femme simple et dévouée : « Le cœur de ma Therese étoit celui d’un ange : notre attachement croissoit avec notre intimité, et nous sentions davantage de jour en jour combien nous étions faits l’un pour l’autre. » (Les confessions, La Pléiade, tome I, pp. 353 et 354). Sa compagne vécut trente-trois ans avec lui, entièrement soumise, acceptant même que ses cinq enfants soient mis à l’hospice des Enfants trouvés. Il écrit : « (…) j’ai fini sur mes vieux jours par l’épouser. » (id., p. 414) Il n’éprouve pas de remords au sujet de ses enfants placés dès la naissance car c’était une pratique courante à l’époque pour les enfants nés hors mariage (Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, p. 93) et il s’en expliquera à la fin de sa vie : « (…) il fut déposé par la sage-femme au bureau des enfants-trouvés dans la forme ordinaire. L’année suivante même inconvénient et même expédient (…) Pas plus de réflexion de ma part. » (Les confessions, La Pléiade, tome I, pp. 344 et 345) « Mon troisième enfant fut donc mis aux enfants-trouvés ainsi que les prémiers, et il en fut de même des deux suivans ; car j’en ai eu cinq en tout. » (id., p. 357) Il pense aussi qu’ils seront mieux à l’hospice que dans la famille de sa femme : « Les enfans, (…) Je frémis de les livrer à cette famille mal élevée pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l’éducation des enfans-trouvés étoient beaucoup moindres. » (id., p. 415) Peut-être les difficultés matérielles de son enfance expliquent-elles en partie le fait qu’il ait abandonné ses enfants ? Plus tard, sous la pression de ses amis choqués, il regrettera son comportement.

 

Son œuvre

Jean-Jacques Rousseau, romancier, philosophe, poète, homme de théâtre, a une écriture fluide qui charme. Léon Crouslé dit qu’il « attendrit et il subjugue. (…) Quand il est dans le vrai, sa logique est aussi pressante que lumineuse. Quand il subtilise, quand il s’opiniâtre sans conviction, il possède l’art de se dérober et de dérouter le lecteur ; quand il se sent au pied du mur, il tient tête avec audace (…) ». (La littérature par les critiques contemporains, Jean-Jacques Rousseau, p. 503)

Il est surtout connu pour ses Discours sur les sciences et les arts, Sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes, pour ses œuvres philosophiques Du contrat social, Émile, romanesques Julie, La Nouvelle Héloïse. En se jugeant lui-même, il réinvente l’autobiographie dans Les confessions, Rêveries d’un promeneur solitaire et ses Dialogues. Les confessions sont une « peinture complète » de sa vie à la recherche de la vérité. (La Pléiade, tome I, p. XLIV) Il lie le fait d’être bon aux origines : « Comment serois-je devenu méchant, quand je n’avois sous les yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les meilleurs gens du monde ? Mon pere, ma tante, ma mie, mes parens, nos amis, nos voisins (…). » (Les Confessions, La Pléiade, tome I, p. 10)

Dans les Dialogues réunis sous le titre Rousseau juge de Jean Jaques, il laisse « deviner le tourment de la connaissance de soi-même mais l’effort de la pensée exclut l’abandon et maîtrise ce tourment (…). » (La Pléiade, tome I, p. LXV) Il voulait prouver que les soupçons, les interdictions, sur ses pensées étaient injustifiés et s’expliquer. Il clame son innocence envers ses œuvres condamnées. (Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, p. 289) Il s’enferme alors dans un « univers paranoïaque ». (Jean-Jacques Rousseau, Correspondance, p. 10)

Nous pouvons aussi citer ses essais théâtraux dont Narcisse, qui sera joué au Théâtre-Français (Bernard Gagnebin, Album Rousseau, La Pléiade, p. 75), ses poésies, des écrits de circonstance, des pièces de théâtre mais qui ont eu moins de succès bien que Jean-Jacques Rousseau soit passionné de théâtre. (La Pléiade, tome II, pp. XII et XIII)

Dans ses Rêveries d’un promeneur solitaire (dont la publication est posthume), il se tourne vers lui-même ou rêve pour mener à bien sa réflexion.

Son empreinte romantique imprègne son œuvre dans Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761).

Pour préparer les Institutions chimiques, il va traduire en français pour la première fois, des auteurs étrangers majeurs comme Becher, Boerhaave et Juncker (écrivant en latin), tout en dénonçant les idées toutes faites.

Ses écrits souvent basés sur une remise en cause du système de pensée de son époque, n’ont jamais laissé les gens indifférents ; il a forcément provoqué des irritations voire un rejet complet de son œuvre avec jugement et sanctions. Mais regardons son œuvre à travers des traits principaux qui le caractérisent.

 

La philosophie

Jean-Jacques Rousseau a le déclic de la philosophie en faisant un concours proposé par l’Académie de Dijon, « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs » (Bernard Gagnebin, Album Rousseau, La Pléiade, pp. 60 et 61). À son grand étonnement, il est le lauréat. Il publiera donc ce travail sous le titre Discours sur les sciences et les arts ; l’ouvrage fut très controversé. (id., pp. 63 et 67) Ses idées mettent en avant la nature humaine et le fait que l’homme naît bon puis est corrompu par les progrès et la société (développement des connaissances, luxe et puissance) : « Avant que l’Art eut façonné nos manières et appris nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étoient rustiques, mais naturelles ; (…). La nature humaine, au fond, n’étoit pas meilleure ; mais les hommes trouvoient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement, et cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur épargnoit bien des vices. » (Discours sur les sciences et les arts, La Pléiade, tome III, p. 8) Nous remarquons la fluidité de son style qui l’aide à faire écouter son message si différent de la conception habituelle de la vie.

Dans l’Émile, il annonce quelques grands principes d’éducation et préconise une religion naturelle, fondée sur les lumières de l’esprit et sur les sentiments du cœur et non sur la religion révélée. Ce livre sera condamné par le parlement de Paris. (Bernard Gagnebin, Album Rousseau, La Pléiade, id. pp. 129 et 130)

Avec La Nouvelle Héloïse, il crée « le premier grand roman moderne de la temporalité », faisant évoluer profondément le genre romanesque. (Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, quatrième de couverture) Il veut montrer que « vertu et bonheur, paix et famille se réalisent loin du monde et de ses vanités. » (id., p. 188)

Le Professeur Raymond Trousson présente son livre le Contrat Social comme : « (…) une réflexion sur ce que devrait être la société juste, fondée sur le respect de la loi et de l’ordre, mais aussi sur la liberté et le droit au bonheur. » (id., quatrième de couverture) Jean-Jacques Rousseau pense que l’homme est « perverti par la culture et une société aliénante » et qu’il « a perdu son identité originelle. » (id., p. 177)

 

La politique et les idées sociales

Dans Les confessions, il affirme que « L’homme est naturellement bon. » à la naissance (id., p. 118), en se basant sur son expérience personnelle. S’intéressant à l’éducation des enfants, il écrit des conseils sous forme d’un « Mémoire présenté à M. Mably sur l’éducation de monsieur son fils ». Pendant quelques mois, il fut gouverneur du fils de Mme Dupin, âgé de dix-neuf ans, preuve de la confiance que celle-ci avait dans son talent éducatif. Il fit aussi paraître un Traité de l’Éducation dans lequel figure en particulier sa position au sujet de ses enfants placés. (Jean-Jacques Rousseau, Lettre à la duchesse de Luxembourg, Correspondance, p. 139).

Dans Discours sur l’économie politique, il préconise un mode de vie basé sur la justice entre riches et pauvres : « Ces droits, tout beaux qu’ils sont, appartiennent à tous les hommes ; mais sans paroître les attaquer directement, la mauvaise volonté des chefs en réduit aisément l’effet à rien. La loi dont on abuse sert à la fois au puissant d’arme offensive, et de bouclier contre le foible, (…). » (La Pléiade, tome III, p. 258) Il préconise « l’intégrité sévere à rendre justice à tous, et sur-tout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. » (id., p. 258) Son idéal, révolutionnaire pour l’époque, a été repris peu après sa mort, pendant la Révolution, où il a été considéré comme un précurseur. On retrouve ces mêmes idées dans son Discours sur l’origine de l’inégalité où il nous montre que l’homme est son propre fossoyeur, que la propriété et l’appât du gain éloignent l’homme de sa vraie nature et que, faute de revenir à l’innocence, il ira à sa perte. (Bernard Gagnebin, Album Rousseau, La Pléiade, pp. 84 et 85) : « La première source du mal est l’inégalité ; de l’inégalité sont venuës les richesses ; (…) Des richesses sont nés le luxe et l’oisiveté ; du luxe sont venus les beaux Arts, et de l’oisiveté les Sciences. » (Observations sur les sciences et les arts, La Pléiade, tome III, pp. 49 et 50)

Dans son Du contrat social (1762), il nous fait part de son projet de société garantissant la liberté et la sécurité des parties et fait du peuple, la source de la souveraineté : « Les Rois veulent être absolus, et de loin on leur crie que le meilleur moyen de l’être est de se faire aimer de leurs peuples. » (Du contract social, La Pléiade, tome III, p. 409)

La philosophe Hannah Arendt a bien compris les idées sociales de ce philosophe lorsqu’elle nous dit : « Il fit sa découverte en se révoltant non point contre l’oppression de l’État, mais contre la société, contre son intolérable perversion du cœur humain, contre son intrusion dans son for intérieur qui, jusque-là, n’avait pas eu besoin de protection spéciale. (…) Pour Rousseau, l’intime et le social étaient plutôt, l’un et l’autre, des modes subjectifs de l’existence (….). C’est dans cette révolte du cœur que naquirent l’individu moderne et ses perpétuels conflits, son incapacité à vivre dans la société comme à vivre en dehors d’elle, ses humeurs changeantes et le subjectivisme radical de sa vie émotive. » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, pp. 48 et 49) En effet, pour Jean-Jacques Rousseau, le social et la société sont indissociables bien que se heurtant.

 

Le don d’observation et le plaisir de décrire

Jean-Jacques Rousseau aime réfléchir sur les faits de sa vie et les décrire avec minutie. Il peut en parler pendant des heures sans se lasser, à la manière des romantiques, souvent nostalgique, parfois calme, souvent tourmenté, dégageant un nouvel art d’écrire. Dans la préface de La Pléiade, les présentateurs de son œuvre précisent : « Qu’il décrive le visage et le comportement de Tante Suzon, de Mme Basile, de Mme de Warens, la promenade à Thône, le concert de la maîtrise d’Annecy, une nuit à la belle étoile, ou la vie à Bossey, il se rappelle toutes les circonstance des lieux, des personnes, des heures ». (La Pléiade, tome I, p. XL) Dans Les confessions, nous trouvons la minutie de description des sentiments comme dans ce passage de son enfance auprès de son père, très vivant et très finement analysé : « Quand il me disoit : Jean Jaques, parlons de ta mere ; je lui disois : hé bien, mon pere, nous allons donc pleurer ; et ce mot seul lui tiroit déja des larmes. Ah ! disoit-il en gemissant ; rends-la moi, console-moi d’elle ; rempli le vide qu’elle a laissé dans mon ame. » (Les confessions, La Pléiade, tome I, p. 7)

Jean-Jacques Roussseau décrit avec une grande précision ce qu’il voit peut-être par besoin de dire le vrai tel qu’il est, peut-être aussi pour le plaisir d’entretenir les souvenirs de sa vie et de nous les confier. Sa mémoire est restée très fine même dans les détails concrets au travers du temps et dans l’analyse de ses réactions, de ses sentiments. Il a ainsi créé une autobiographie très animée, liée à sa vision personnelle de la vie liée aux femmes, à la philosophie ; l’atmosphère de vie de Madame Dupin en est un exemple : « Sa maison, aussi brillante alors qu’aucune autre dans Paris rassembloit des sociétés auxquelles il ne manquoit que d’être un peu moins nombreuses pour être d’élite dans tous les genres. Elle aimoit à voir tous les gens qui jettoient de l’éclat : les Grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que Ducs, Ambassadeurs (…) ». Et la liste continue encore pendant plusieurs lignes sans lasser. (id., pp. 291 et 292)

 

La poésie et la Touraine

Rousseau est sensible aux charmes de la Touraine où il est accueilli par M. et Mme Dupin qui possédaient pour maison de campagne, le château de Chenonceau. Amoureux d’elle, il s’exclame : « Elle étoit encore, quand je la vis pour la première fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçût à sa toilette. Elle avoit les bras nuds, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé. » (id, p. 291). « En 1747 nous allames passer l’automne en Touraine, au Château de Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri second pour Diane de Poitiers, dont on y voit encore les chiffres, et maintenant possédée par M. Dupin, fermier général. » (id., p. 342)

Jean-Jacques Rousseau apprécie l’art de vivre en Touraine et de bien manger ce qui ne l’empêche pas de travailler bien au contraire : « On s’amusa beaucoup dans ce beau lieu ; on y faisoit très bonne chere ; j’y devins gras comme un Moine. (…) J’y composai d’autres petits ouvrages, entre autres une pièce en vers, intitulée l’Allée de Sylvie, du nom d’une allée du Parc qui bordoit le Cher, et tout cela se fit sans discontinuer mon travail sur la Chymie et celui que je faisois auprès de Made Dupin. » (id., p. 342)

Cette allée a disparu, un nouveau propriétaire l’ayant fait abattre ; pourtant elle était célèbre grâce à Jean-Jacques Rousseau et attirait des visiteurs.

L’Allée de Sylvie est caractéristique de son style. En promeneur solitaire, romantique, nostalgique, il aime la nature, s’y ressource, rêve et disserte tandis que le temps s’écoule. Il reste un homme ivre de liberté, réfléchissant sur la condition humaine et se ressourçant dans la paix de la nature.

 

L’ALLÉE DE SILVIE

Qu’à m’égarer dans ces bocages
Mon cœur goûte de voluptés !
Que je me plais sous ces ombrages !
Que j’aime ces flots argentés !
Douce et charmante rêverie,
Solitude aimable et chérie,
Puissiez-vous toujours me charmer !
De ma triste et lente carriere
Rien n’adouciroit la misere,
Si je cessois de vous aimer.
Fuyez de cet heureux asyle,
Fuyez de mon ame tranquille,
Vains et tumultueux projets ;
Vous pouvez promettre sans cesse
Et le bonheur et la sagesse,
Mais vous ne les donnez jamais.
Quoi ! L’homme ne pourra-t-il vivre,
A moins que son cœur ne se livre
Aux soins d’un douteux avenir ?
Et si le tems coule si vîte,
Au lieu de retarder sa fuite,
Faut-il encor la prévenir ?
Oh ! qu’avec moins de prévoyance,
La vertu, la simple innocence,
Font des heureux à peu de frais !
Si peu de bien suffit au sage
Qu’avec le plus léger partage
Tous ses desirs sont satisfaits.
Tant de soins, tant de prévoyance,
Sont moins des fruits de la prudence
Que les fruits de l’ambition :
L’homme, content du nécessaire,
Craint peu la fortune contraire,
Quand son cœur est sans passion.
Passions, sources de délices,
Passions, sources de supplices,
Cruels tyrans, doux séducteurs,
Sans vos fureurs impétueuses,
Sans vos amorces dangereuses,
La paix seroit dans tous les cœurs.
Malheur au mortel méprisable,
Qui dans son ame insatiable,
Nourrit l’ardente soif de l’or !
Que du vil penchant qui l’entraîne,
Chaque instant, il trouve la peine
Au fond même de son trésor.
Malheur à l’ame ambitieuse,
De qui l’insolence odieuse
Veut asservir tous les humains !
Qu’à ses rivaux toujours en bute,
L’abîme apprêté pour sa chûte
Soit creusé de ses propres mains.
Malheur à tout homme farouche,
A tout mortel que rien ne touche
Que sa propre félicité !
Qu’il éprouve dans sa misere,
De la part de son propre frere,
La même insensibilité.
Sans doute un cœur né pour le crime
Est fait pour être la victime
De ces affreuses passions ;
Mais jamais du Ciel condamnée,
On ne vit une ame bien née
Céder à leurs séductions.
Il en est de plus dangereuses,
De qui les amorces flatteuses
Déguisent bien mieux le poison,
Et qui toujours dans un cœur tendre
Commencent à se faire entendre
En faisant taire la raison ;
Mais du moins leurs leçons charmantes
N’imposent que d’aimables loix ;
La haine et ses fureurs sanglantes
S’endorment à leur douce voix.
Des sentimens si légitimes
Seront-ils toujours combattus ?
Nous les mettons au rang des crimes,
Ils devroient être des vertus.
Pourquoi de ces penchants aimables
Le Ciel nous fait-il un tourment ?
Il en est tant de plus coupables,
Qu’il traite moins sévèrement.
O discours trop remplis de charmes !
Est-ce à moi de vous écouter ?
Je fais avec mes propres armes
Les maux que je veux éviter.
Une langueur enchanteresse
Me poursuit jusqu’en ce séjour ;
J’y veux moraliser sans cesse,
Et toujours j’y songe à l’amour.
Je sens qu’une ame plus tranquille,
Plus exempte de tendres soins,
Plus libre en ce charmant asyle,
Philosopheroit beaucoup moins.
Ainsi du feu qui me dévore
Tout sert à fomenter l’ardeur :
Hélas ! n’est-il tems encore
Que la paix regne dans mon cœur ?
Déjà de mon septieme lustre
Je vois le terme s’avancer ;
Déjà la jeunesse et son lustre
Chez moi commence à s’effacer.
La triste et sévere Sagesse
Fera bientôt fuir les Amours :
Bientôt la pesante vieillesse
Va succéder à mes beaux jours.
Alors les ennuis de la vie
Chassant l’aimable Volupté,
On verra la Philosophie
Naître de la nécessité ;
On me verra, par jalousie,
Prêcher mes caduques vertus,
Et souvent blâmer par envie
Les plaisirs que je n’aurai plus.
Mais malgré les glaces de l’âge,
Raison, malgré ton vain effort,
Le Sage a souvent fait naufrage
Quand il croyait toucher au port.
O sagesse ! aimable chimere !
Douce illusion de nos cœurs !
C’est sous ton divin caractere
Que nous encensons nos erreurs.
Chaque homme t’habille à sa mode ;
Sous le masque le plus commode
A leur propre félicité,
Ils déguisent tous leur foiblesse,
Et donnent le nom de sagesse
Au penchant qu’ils ont adopté.
Tel, chez la Jeunesse étourdie,
Le Vice instruit par la Folie,
Et d’un faux titre revêtu,
Sous le nom de Philosophie,
Tend des piéges à la Vertu.
Tel, dans une route contraire,
On voit le fanatique austere
En guerre avec tous ses desirs,
Peignant Dieu toujours en colere,
Et ne s’attachant, pour lui plaire,
Qu’à fuir la joie et les plaisirs.
Ah ! s’il existoit un vrai Sage,
Que, différent en son langage,
Et plus différent en ses mœurs,
Ennemi des vils séducteurs,
D’une sagesse plus aimable,
D’une vertu plus sociable,
Il joindroit le juste milieu
A cet hommage pur et tendre,
Que tous les cœurs auroient dû rendre
Aux grandeurs, aux bienfaits de Dieu !

(La Pléiade, tome II, pp. 1146 à 1149)

 

La physique et la chimie

Jean-Jacques Rousseau avait déjà développé son goût pour les sciences physiques auprès de Madame de Warens. En 1735, il avait fait une expérience qui avait manqué lui coûter la vie mais qui ne le découragea pas. (Jacques Dubois, Le cabinet de physique et chimie de Chenonceau, p. 7). Lors de son séjour au château de Chenonceau, il s’occupa aussi de sciences avec M. Dupin de Francueil. Il travailla dans le cabinet de physique du château et écrit un ouvrage de chimie, inachevé et publié pour la première fois en 1918 dans Les Annales J.J Rousseau où il vante la méthode expérimentale (http://physique.ac-orleans-tours.fr/php5/site/doccol/gouin/cabinet.htm). Dans le livre Le cabinet de physique et chimie de Chenonceau, Jacques Dubois, Président de la Société archéologique de Touraine, nous présente ce cabinet de physique constitué au château de Chenonceau par Dupin de Francueil et dont Jean-Jacques Rousseau fut le secrétaire. Trente-deux instruments en provenant ont longtemps été exposés à l’hôtel Gouin de Tours.

 

La musique

Jean-Jacques Rousseau garde de son enfance, la passion pour la musique qu’il enseignera plus tard : « Il faut assurément que je sois né pour cet art, puisque j’ai commencé de l’aimer dès mon enfance et qu’il est le seul que j’aye aimé constamment dans tous les tems. » (Les confessions, La Pléiade, tome I, p. 181) La Musique étoit pour moi une autre passion (…). » (id., p. 219)

Il se présente lors de son séjour au château de Chenonceau comme musicien et même compositeur et acteur : « On y fit beaucoup de musique. J’y composai plusieurs Trios à chanter, pleins d’une assez forte harmonie, (…). On y joua la Comédie ; j’y en fis, en quinze jours une en trois actes, intitulée l’Engagement téméraire, qu’on trouvera parmi mes papiers, et qui n’a d’autre mérite que beaucoup de gaité. » (id., p. 342)

D’esprit créatif, il invente un nouveau système de notation musicale au moyen de chiffres, de lettres, de lignes et de points. Son projet publié sous le nom Dissertation sur la musique moderne, fut modérément apprécié. Puis il compose un opéra Les Muses galantes (Bernard Gagnebin, Album Rousseau, La Pléiade, pp. 45, 46 et 53), « musique française et divertissement formé de chants et de danses. » (Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, p. 89)

En 1753, il publie une Lettre sur la musique française où il prend parti pour la musique italienne contre la française. Il écrit aussi un Dictionnaire de la musique.

Il fera de nombreuses compositions musicales, des chansons (publiées à titre posthume sous le titre Les Consolations des misères de ma vie), une pastorale en quatre actes Daphnis et Chloé (restée inachevée), un arrangement pour flûte, Le Printemps de Vivaldi. (Bernard Gagnebin, Album Rousseau, La Pléiade, pp. 201 et 202) Ces nombreux exemples montrent que Jean-Jacques Rousseau a consacré beaucoup de temps et de passion à la musique qui est l’un de ses violons d’Ingres.

 

La religion

Jules Lemaitre dira qu’il « tend à une sorte de catholicité », tout en refusant les persécutions envers les protestants. (Jules Lemaitre, Jean-Jacques Rousseau, p. 306) Raymond Trousson précise : « Sur le plan religieux, il a tenté dans un siècle de dogmatisme, de sauver de la foi ce qui pouvait l’être en rénovant la ferveur, (…). » (Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, quatrième de couverture)

Jean-Jacques Rousseau a défendu sa foi toute sa vie. Il a cru à sa manière, en toute liberté, en une religion naturelle, en un Dieu loin des prédicateurs et des remises en cause. Son vocabulaire est imprégné de mots à caractère religieux comme « méditation », « contemplation », « extase ». Il écrit : « Je suis attaché de bonne foi à cette religion véritable et sainte, et je le serai jusqu’à mon dernier soupir. » (Jean-Jacques Rousseau, Lettre au pasteur Frédéric-Guillaume de Montmollin, Correspondance, pp. 184 et 185).

Mais ses écrits sont parfois en contradiction avec les prédicateurs de l’époque par exemple lorsqu’il dit : « Je pense que chacun sera jugé non sur ce qu’il a cru, mais sur ce qu’il a fait, et je ne crois point qu’un système de doctrine soit nécessaire aux œuvres, parce que la conscience en tient lieu. » (Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Laurent Aymon de Franquières, Correspondance, p. 241). Il heurtait ceux qui pensaient qu’enseigner la doctrine de l’Église était fondamental et y avaient consacré leur vie. Sa foi est déroutante. Jean-Jacques Rousseau ira même jusqu’à dire à propos de Dieu : « s’il y en a qui ne le connaissent pas, c’est, selon moi, parce qu’ils ne veulent pas le connaître, ou parce qu’ils n’en ont pas besoin. » (id., p. 241). Sa religion est imbibée de liberté et de tolérance peut-être d’autant plus qu’il vit dans une période où protestants et catholiques sont prêts à s’entretuer. Il préconise la tolérance : « (…) on doit tolérer toutes celles qui tolerent les autres, autant que leurs dogmes n’ont rien de contraire aux devoirs du Citoyen. » (Du contract social, La Pléiade, tome III, p. 469) Il fait preuve de sagesse mais ne satisfait personne. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit poursuivi pour ses idées, par les catholiques et les protestants ainsi que par ses amis philosophes.

 

La liberté et la vérité

Jean-Jacques Rousseau se veut à vie un défenseur de la liberté et de la vérité. Dans sa quête, il se heurte à un idéal irréalisable. Lui qui veut ne dépendre de personne, refusant une pension du roi pour rester libre, doit bien accepter cet argent, d’autres personnes. D’un caractère irascible, il se fâche avec de nombreux mécènes et remercie rarement, sauf Mme de Warens. Dans la dernière rêverie du promeneur solitaire, il parle de sa première rencontre avec elle pour retrouver le bonheur : « Aujourdui jour de paques fleuries il y a precisement cinquante ans de ma prémiére connoissance avec Made de Warens. Elle avoit 28 ans alors (…). Je n’en avois pas encor dix sept (…). Quels paisibles et délicieux jours nous eussions coulés ensemble ! Nous en avons passés de tels mais qu’ils ont été courts et rapides, (…). Il n’y a pas de jour où je ne me rappelle avec joye et attendrissement cet unique et court tems de ma vie (…). » (Les rêveries du promeneur solitaire, La Pléiade, tome I, p. 1098)

Il prend la vie avec philosophie, même concrètement. Le fait de devoir manger simplement faute d’argent ne le gêne pas et il le dit : « Avec du laitage, des œufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de bien me régaler (….). J’étois donc sobre faute d’être tenté de ne pas l’être ; (…). » (Les confessions, La Pléiade, tome I, p. 72)

Quand il entreprend d’écrire ses Confessions, l’auteur prévient son lecteur qu’il veut à tout prix dire la vérité : « J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon (…). » (id., p. 5)

Se croyant près de mourir, il réitère son opinion dans une lettre à Malesherbes : « (…) j’aime trop mon plaisir et mon indépendance pour être esclave de la vanité (…). » (Jean-Jacques Rousseau, Correspondance, p. 150). La liberté est pour lui, un besoin fondamental, incontournable. Il se sent prêt à tous les sacrifices pour la garder. Mais il est aussi réaliste : « Libre ! non je ne le suis point encore : mes derniers écrits ne sont point encore imprimés, et, vu le déplorable état de ma pauvre machine, je n’espère plus survivre à l’impression du recueil de tous (…) » (id., p. 158). Entre idéal de vie et réalité, il y a tout un monde même si l’homme vit de rêve et d’espoir.

 

Un voyageur en quête d’un ailleurs

Jean-Jacques Rousseau a voyagé toute sa vie. Jules Lemaitre dira de lui : « Le vagabondage est chez lui une passion. Il aime vivre au hasard. » (Jules Lemaitre, Jean-Jacques Rousseau, p. 19) Dès sa jeunesse, il fugue et est recueilli par Mme de Warens qu’il quittera à sa demande pour faire son éducation religieuse. Il va à Turin. Il est souvent sur les routes pour le plaisir de découvrir de nouveaux horizons ou pour fuir ses détracteurs ou ses poursuivants car il avait aussi l’art de se créer des ennuis. Il est aussi flatté d’être invité par de grandes familles : « A force de voyager et de parcourir le monde, j’allais jusqu’à Confignon, terres de Savoye à deux lieues de Genève (…). J’étois curieux de voir comment étoient faits les descendans des Gentilhommes de la cueiller. » (Les confessions, La Pléiade, tome I, p. 46) Il plait par sa présence, ses paroles, sa culture, sa musique, mais il fâche par ses écrits dans lesquels il met en cause les grands et par ses propos indélicats envers ses amis les plus tolérants. Voulant garder sa liberté à tout prix, il est esclave de ses idées qui l’obligent à fuir, à se cacher. Ainsi quand son livre L’Émile est condamné en France, il fuit confiant, en Suisse mais ce livre ainsi que le Contrat social y sont condamnés : « Sentant que j’avois des ennemis secrets et puissans dans le Royaume, je jugeai que malgré mon attachement pour la France, j’en devois sortir pour assurer ma tranquillité. » (id, p. 581) Il doit alors s’exiler en Grande-Bretagne d’où il doit fuir, ayant vexé ceux qui veulent l’aider. Il revient se cacher en France. Il est alors obsédé par l’idée que tout le monde lui en veut. « Il a beau changer de lieu, ses terreurs le suivent comme son ombre. » (Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, p. 271)

 

La nature, la campagne, les arbres

L’empreinte bucolique et romantique dans la paix dans la nature est caractéristique de Rousseau : « Je faisois ces méditations dans la plus belle saison de l’année, au mois de juin, sous des boccages frais, au chant du rossignol, au gazouillement des ruisseaux. Tout concourut à me replonger dans cette molesse trop séduisante pour laquelle j’étois né (…). » (Les confessions, La Pléiade, tome I, p. 426)

Jean-Jacques Rousseau s’est adonné toute sa vie à la botanique. Grâce à elle, il peut se réconcilier avec l’élite intellectuelle qui apprécie son travail. De l’herbier minutieusement préparé au classement des plantes par espèces, de ses écrits sur Lettres élémentaires sur la botanique à ses longues descriptions des paysages dans les Rêveries du promeneur solitaire, il n’a eu cesse de se ressourcer au cœur de la nature.

Dans ses Rêveries, le lac, les montagnes suisses parsemées de maisons, couvertes de forêts, l’aident à retrouver la paix : « Quand le lac agité ne me permettoit pas la navigation, je passois mon après-midi à parcourir l’Isle en herborisant (…) pour y rêver à mon aise, (…) pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages couronnés d’un côté par des montagnes prochaines, et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines dans lesquelles la vue s’étendoit jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornoient. » (Les rêveries du promeneur solitaire, La Pléiade, tome I, pp. 1044 et 1045)

Dans ce livre, il s’enivre de la nature et oublie le monde : « Fuyant les hommes, cherchant la solitude, n’imaginant plus, pensant encor moins, et cependant doué d’un tempérament vif qui m’éloigne de l’apathie languissante et mélancolique, je commençai à m’occuper de tout ce qui m’entouroit et par un instinct fort naturel je donnai la préférence aux objets les plus agréables. » (id., p. 1066)

Dans sa correspondance, Jean-Jacques Rousseau meurtri de n’être pas compris, parle de l’apaisement qu’il trouve dans la nature, en s’éloignant de la méchanceté des hommes : « Quels temps croiriez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse (…). Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j’ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière, et son inconcevable auteur. » (Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Malesherbes, Correspondance, p. 160)

 

Le promeneur solitaire

« Je suis né avec un amour naturel pour la solitude, qui n’a fait qu’augmenter à mesure que j’ai mieux connu les hommes. » (id., p. 150). Dans son poème Le verger de Madame la Baronne de Warens, il chante la retraite, la solitude, l’oubli. (Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, p. 69) Jean-Jacques Rousseau ne garde jamais ses amis. Par exemple, Diderot et lui eurent une amitié profonde de quinze ans jusqu’à une brouille définitive. (Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, p. 73) Jean-Jacques Rousseau s’est réfugié dans la solitude toute sa vie et dans les moments difficiles, pour retrouver la paix dans la nature, reprendre courage, rêver et trouver l’inspiration. Ainsi commence Les Rêveries d’un promeneur solitaire : « Me voici donc seul sur terre, n’ayant plus de frere, de prochain, d’ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. » (Les rêveries du promeneur solitaire, La Pléiade, tome I, p. 995)

En oubliant le monde, en s’isolant, en rêvant, il se sent renaître.

 

Conclusion

Jean-Jacques Rousseau est étonnamment contemporain par ses prises de position, sa soif de liberté, sa volonté de refaire un monde plus social, rêvant de trouver une vie donnant le bonheur aux hommes. Chercheur au niveau de la physique, de la musique, il est avant tout un philosophe qui veut trouver le sens de la vie en analysant la sienne d’où une grande part autobiographique dans ses écrits. Il reste un grand penseur, un rêveur, un poète qui aime se ressourcer dans la solitude et la nature. Au XXIème siècle, Jean-Jacques Rousseau continue à travers ses écrits, de nous transmettre son message, et nous aide à réfléchir à notre manière de vivre. Marchons avec lui, promeneur solitaire, sur le chemin de ses réflexions qui ont encore tant à enrichir le monde.

 

Mars 2011 / juillet 2012

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

Courriel de Raymond Trousson, professeur à l’Université de Bruxelles et membre de l’Académie royale de Langue et de Littérature française de Belgique (4 juillet 2012) :

« Chère Madame,
Je vous remercie de l’envoi de votre texte qui, je crois, retiendra toute l’attention d’un auditoire auquel vous proposez un véritable tour d’horizon rousseauiste et un regard sur tous les aspects de sa personnalité, décidément fascinante. Je vous souhaite donc un succès bien mérité. (…). Bien à vous. » R. Trousson

 

 

Bibliographie :

Écrits de Jean-Jacques Rousseau utilisés :

- Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, tome I (1961, 118 + 1969 pages), tome II (1961, 103 + 1999 pages), tome III (1964, 260 + 1964 pages)

- Jean-Jacques Rousseau, Correspondance, En 78 lettres, un parcours intellectuel et humain, présentation de Raymond Trousson, Éditions Sulliver, 06530 Cabris, 2010, 297 pages

 

Concernant Jean-Jacques Rousseau :

- Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy éditeurs, Paris, 1983, 368 pages

- Émile Aron, Art de vivre, éloge de la sagesse, Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Touraine, 2009, pages 221 à 230

- Jacques Dubois, Le cabinet de physique et chimie de Chenonceau, Société Archéologique de Touraine, 1989, 51 pages

- Bernard Gagnebin, Album Rousseau, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1976, 269 pages

- Emmanuel Kant, Remarques touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1994, 275 pages

- Jules Lemaitre, Jean-Jacques Rousseau, Calmann-Lévy éditeurs, Paris, 1921, 360 pages

- Robert Milliat, Madame Dupin et Jean-Jacques Rousseau, Bulletin trimestriel de la Société archéologique de Touraine, T. XXXVII, année 1975, pages 701 à 712

- Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, Hachette, Paris, 1993, 351 pages

- La littérature française par les critiques contemporains, Choix de jugements, Librairie classique Eugène Belin, Belin frères, Paris, 1905, 639 pages

 

Sur Internet :

- http://www.bookine.net/rousseaubiographie.htm, Biographie de Jean-Jacques Rousseau

- http://www.sjjr.ch/, Société Jean-Jacques Rousseau de Genève