16èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 22 août 2014, de 17 h 30 à 19 h

 

Bergson, un philosophe hôte de la Touraine

Portrait de Henri-Louis Bergson à l'encre de Chine par Catherine Réault-Crosnier.

 

Lire la présentation de cette rencontre.

 

Henri-Louis Bergson, l’un des grands penseurs spiritualistes du XXème siècle, n’est pas un Tourangeau à proprement parler mais il a choisi de passer les sept derniers étés de sa vie à Saint-Cyr-sur-Loire (Indre-et-Loire). C’est l’occasion de rendre hommage à ce grand homme, philosophe, orateur, chercheur en quête d’absolu et qui n’a pas délaissé le rire, le propre de l’homme ce qui le rapproche un peu plus encore de la Touraine, de Rabelais et aussi de part son côté mathématique, philosophique, d’un autre homme célèbre en cette belle région, Descartes. J’ai déjà mis à l’honneur Bergson lors d’une conférence dans le cadre des rencontres littéraires dans le jardin des Prébendes à Tours en 2002. Je souhaite prolonger et approfondir son œuvre ici.

En introduction, citons un passage de Bergson caractéristique de sa vision philosophique, à base de mouvance dans l’espace et de continuité dans la durée. Puisque les poètes sont toujours présents à ces rencontres littéraires, voici la vision de Bergson sur le poète qui enlève le superflu pour garder l’essentiel, l’espace : « Quand un poète me lit ses vers, je puis m’intéresser assez à lui pour entrer dans sa pensée, m’insérer dans ses sentiments, revivre l’état simple qu’il a éparpillé en phrases et en mots. Je sympathise alors avec son inspiration, je la suis d’un mouvement continu qui est, comme l’inspiration elle-même, un acte indivisé. (…) Les mots et les lettres ont été inventés par un effort positif de l’humanité, tandis que l’espace surgit automatiquement, comme surgit, une fois posés les deux termes, le reste d’une soustraction. » (Bergson, PUF, L’évolution créatrice, pp. 672 et 673)

Le public lors de la rencontre littéraire consacrée à Bergson, le 22 août 2014, dans le jardin des Prébendes à Tours.

Sa biographie :

Né à Paris, 40 ou 42 rue Lamartine, Henri-Louis Bergson est originaire d’une famille israélite et anglaise. Son père, Michel Bergson, musicien, pianiste, compositeur, est né à Varsovie ; il viendra en Allemagne, en Italie puis à Paris. Il deviendra professeur de piano au Conservatoire de Genève puis directeur de cet établissement. Il finit sa vie à Londres. Sa mère, Catherine Levison, anglaise, est originaire de Doncaster. Ce couple eut sept enfants et Henri-Louis est le second. Il a un grand respect pour sa mère dont il hérite de nombreux traits de caractère dont la réserve britannique :  « Ma mère fut une femme d’une intelligence supérieure, une âme religieuse au sens le plus élevé du mot » (cité par Florence Barthélémy-Madaule, Bergson, p. 6).

À neuf ans, il entre au lycée Condorcet de Paris. Doué autant en mathématiques qu’en littérature, il choisit la philosophie. Admis à l’École Normale Supérieure (en 1878), dans la même promotion que Jean Jaurès, il réussit l’agrégation (en 1881), est nommé professeur de philosophie au lycée d’Angers (1881 – 1883) puis à Clermont-Ferrand (1883 – 1888) et donne des conférences. En 1880, il est naturalisé français. En 1884, il publie Extraits de Lutèce et en 1885, prononce un « discours sur la politesse ». Il enseigne ensuite au collège Rollin à Paris puis au lycée Henri IV (en 1890). (http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/henri-bergson)

En 1889, à trente ans, il soutient deux thèses de doctorat : Essai sur les données immédiates de la conscience et une thèse latine Quid Aristoteles de loco senserit (L’idée de lieu chez Aristote). Il est alors professeur en titre au lycée Henri IV. Ses discours et ses livres se succèdent : Du bon sens et des études classiques (1895), Matière et mémoire, essai sur la relation du corps et de l’esprit (1896), Le rire (1900), Le Rêve, essai sur la signification du comique (1901), L’évolution créatrice (1907), L’évolution spirituelle en 1919…

Sa carrière d’enseignant, le conduit vers des postes de plus en plus prestigieux, aux lycées Louis-le-Grand et Henri IV à Paris, puis dans l’enseignement supérieur à partir de 1897 où il devient maître de conférences à l’École Normale Supérieure. Enfin, en 1900, il est nommé au Collège de France, à la chaire de philosophie grecque et latine ce qui est l’aboutissement mérité d’une carrière de grande envergure. (http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/henri-bergson)

Il participe à de nombreux congrès et publie des études dans des revues dont la Revue Philosophique et la Revue de Métaphysique et de Morale.

En 1891, il épouse, Louise Neuburger qui a douze ans de moins que lui. Elle était la cousine germaine de Jeanne Weil, mère de Marcel Proust qui fut garçon d’honneur à son mariage. Ils eurent une fille, Jeanne, sourde et muette mais très intelligente. Elle fut l’élève de Bourdelle et devint un peintre et sculpteur de talent. Menant une vie de famille unie, on les appelait « les trois inséparables ». Par ailleurs, il continue son œuvre littéraire.

En 1898, il est nommé maître de conférences à l’École Normale Supérieure, puis en 1900, au Collège de France où il obtient une chaire de philosophie moderne. En 1901, il est élu à l’Académie des Sciences Morales et Politiques.

En 1912, il est envoyé en mission aux États-Unis et donne des cours. Pendant la première guerre mondiale, il ne reste pas inactif. Il préside la Commission de Coopération Intellectuelle. Ambassadeur prestigieux de la pensée française, il sera envoyé en Espagne. En janvier 1917, il part aux USA, rencontrer le président Wilson « idéaliste », pour le convaincre de s’engager dans la guerre, d’envoyer des soldats. Il est consterné par l’apathie mondiale et essaie de mobiliser les grands chefs d’état. Il mène une activité incessante.

Le 12 février 1914, il est élu à l’Académie française. Notons un fait exceptionnel : trois fauteuils furent pourvus en cette dernière séance avant la Grande Guerre. En le recevant, les « Immortels » saluaient un immense philosophe, un patriote actif dans ses missions à l’étranger en particulier lors de ses entretiens avec le président Wilson, à l’entrée de la guerre des États-Unis aux côtés des alliés. Lors de sa réception en 1918, sa chaire est ensevelie sous les fleurs, témoignant de l’attachement que beaucoup de ses contemporains lui portaient. Il s’écrie : « Mais... je ne suis pas une danseuse ! » (cité par Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, p. 110)

Il craint le murmure de la renommée mais il veut « écrire pour l’éternité ».

En 1919, paraît L’énergie spirituelle puis en 1922 Durée et simultanéité, en 1932 Les deux sources de la morale et de la religion, en 1934 La pensée et le mouvant. En 1921, il renonce à sa chaire de philosophie au Collège de France.

De 1921 à 1926, il est Président de la Commission pour la Coopération Intellectuelle de la Ligue des Nations.

Depuis 1925, âgé de soixante six ans, il est torturé par un rhumatisme chronique déformant et évolutif.

En 1927, il obtient le prix Nobel de littérature. Le président du comité Nobel de l’académie Suédoise le présente lors de la cérémonie de remise du prix. Résumons l’essentiel de ce discours qui est une première approche de la pensée bergsonnienne :

Dans L’évolution Créatrice, Bergson soutient que l’intuition est à la base des philosophies les plus fécondes et durables. Elle est aussi une porte vers le monde de sa pensée. Ce travail est une prolongation de sa thèse de doctorat, l’essai sur les données immédiates de la conscience. Pour Bergson, le temps est conçu, non comme une chose abstraite et formelle, mais comme une réalité, indissociablement jointe à la vie et à l’homme. La « durée » ou « temps vivant », est un flux dynamique, en perpétuelle croissance et variation. Une conscience doit être concentrée, tendue vers elle même et vers sa propre origine, pour percevoir la durée et l’espace. Il faut différencier la durée, du temps commun, celui qui est mesuré par une horloge car nous aspirons plus à vivre d’esprit et de liberté que dans le concret banal. Pour lui, le temps vivant est un acte libre, vaste et toujours différent donc imprévisible. Ainsi se crée notre personnalité, royaume de l’esprit, de l’âme vers la perception de l’intérieur, de la vérité, de la vie universelle qui est une part de nous tous. Quand le rationalisme emprisonne la vie, alors Bergson essaie de prouver que la nature fluide et dynamique de la vie passe sans entraves, au travers. Il sait qu’on ne doit pas être statique mais dynamique pour enchaîner le raisonnement dans la réflexion intense. L’esprit doit rester flexible contrairement à une intelligence qui serait universelle. L’imagination et l’intuition peuvent parfois traverser des domaines que l’intelligence mathématique ne saurait franchir. On peut avoir à peine le temps de la réflexion sinon on perdrait son raisonnement. Un texte poétique de grande ampleur clôt L’Évolution Créatrice, dans la profondeur de la pensée sans annihiler la beauté de l’esthétique. Il oscille entre notre conscience et la vie, plénitude de liberté et d’énergie créatrice. L’instinct reste latent. L’intelligence est créée pour agir dans un cadre donné et s’oppose à la dynamique interne de l’intuition et à la liberté qui varie sans cesse ce qui conduit à une voie périlleuse mais aux vastes possibilités. L’homme est poussé à agir par l’Élan vital et en même temps, il entrevoit un chemin infini, illimité. Élan vital et inertie de la matière s’affrontent et Bergson affirme avec audace, la victoire de l’Élan vital, vainqueur de la mort. Bergson a dépassé les portes du rationalisme vers l’impulsion créatrice et la liberté originelle. (résumé d’après http://ekstatique.centerblog.net/2173230-discours-attribution-du-prix-nobel-a-bergson-)

Faisons une pause pour écouter un passage de L’Évolution Créatrice qui jaillit, entraînant les forces du rationalisme plus loin dans un autre espace, pour que les mots soient pleinement puissants, transmetteurs de leur sens le plus profond :

« Maintenant, il suffit que je relâche mon attention, que je détende ce qu’il y avait en moi de tendu, pour que les sons, jusque-là noyés dans le sens, m’apparaissent distinctement, un à un, dans leur matérialité. (…) Allons plus loin encore dans le sens du rêve : ce sont les lettres qui se distingueront les unes des autres et que je verrai défiler, entrelacées, sur une feuille de papier imaginaire. J’admirerai alors la précision des entrelacements, l’ordre merveilleux du cortège, l’insertion exacte des lettres dans les syllabes, des syllabes dans les mots et des mots dans les phrases. » (Bergson, PUF, L’évolution créatrice, p. 672)

Il est élevé en 1930 à la dignité de Grand-Croix de la Légion d’honneur.

En 1934, il loue une demeure, la Gaudinière, à Saint-Cyr-sur-Loire, en Touraine et y retournera chaque été jusqu’à sa mort. Nous détaillerons plus loin cette période de sa vie.

Il alterne ses séjours en Touraine avec d’autres à Paris, en Suisse à Saint-Cergue, sur les bords du lac Léman.

Passionné de musique, il écoute de nombreux concerts.

En juin 1940, il doit fuir mais il reviendra dès que possible en Touraine, pour ensuite regagner Paris (47, rue du boulevard Beauséjour, près du bois de Boulogne) en octobre 1940. Mal remis d’une congestion pulmonaire, privé de combustibles par les restrictions, il meurt le 4 janvier 1941, à quatre-vingt-un ans.

Bergson était un mystique en quête de Dieu ainsi que le prouve sa prise de position écrite (le 8 février 1937), déterminée et courageuse à l’approche de son passage vers l’au-delà :

« Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme, où je vois l’achèvement complet du judaïsme. Je me serais converti si je n’avais vu se préparer depuis des années (…) la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés. Mais j’espère qu’un prêtre catholique voudra bien, si le cardinal-archevêque de Paris l’y autorise, venir dire des prières à mes obsèques. » (cité par Michel Laurencin, Dictionnaire Biographique de Touraine, p. 84)

Ses souhaits furent réalisés. Un prêtre catholique célèbre un office religieux à son enterrement. En ces temps sombres de l’Occupation, seule une trentaine de personnes lui rendent hommage. Le 9 janvier 1941, six jours après la mort de Bergson, en pleine seconde guerre mondiale.

Le discours d’hommage à l’Académie française de Paul Valéry (1871 – 1945), est un document exceptionnel, considéré à l’époque comme une dénonciation directe du régime de Vichy et de la collaboration (http://www.canalacademie.com/ida2340-Portrait-d-Henri-Bergson-au-travers-des-discours-des-academies.html). Paul Valéry alors directeur de l’Académie Française, a eu le courage et la simplicité de reconnaître la haute valeur de Bergson et de transmettre la puissance de la pensée du philosophe : « Une sorte d’autorité morale dans les choses de l’esprit s’attachait à son nom, qui était universel. » (Paul Valéry, Discours sur Bergson, p. 6) Paul Valéry insiste sur les problèmes très anciens, et par conséquent, très difficiles que Bergson a traités et sur son apport en matière de temps, de mémoire, et surtout du développement de la vie. Il montre que Bergson a renouvelé leurs visions ; à côté de la rigueur kantienne « qui décrétait si impérativement les limites de la pensée », il apporte un autre enseignement « relever la métaphysique » (id., p. 6). Valéry expose son emprunt à la Poésie, alliance de pouvoir et de précision d’un esprit nourri aux sciences exactes à côté d’images et métaphores judicieusement trouvées (id., p. 7). Valéry ne peut qu’admirer ce « grand philosophe », « un grand ami des hommes » (id., p. 7). Il apprécie son engagement religieux qui donne une essence spirituelle au sens de la vie, même dans ses manifestations les plus simples et les plus humbles (id., p. 7). Valéry conclut en insistant sur la grandeur de ce philosophe : « Très haute, très pure, très supérieure figure de l’homme pensant, et peut-être l’un des derniers hommes qui auront exclusivement, profondément, et supérieurement pensé, dans une époque du monde où le monde va pensant et méditant de moins en moins ». Il loue sa « richesse multiforme » et « sa production intellectuelle libre et surabondante » car pour lui, il reste « le dernier grand nom de l’histoire de l’intelligence européenne » (id., pp. 7 et 8).

Cet hommage a ému le monde entier. Son enterrement se fera dans l’intimité familiale. Son corps est ensuite transporté au cimetière de Garches, dans la discrétion (id., p. 5). Sur sa pierre tombale, sont gravées ses titres : « Henri BERGSON, Professeur au Collège de France, Membre de l’Académie française, de l’Académie des Sciences morales et politiques, Grand Croix de la Légion d’Honneur. » (Florence Barthélémy-Madaule, Bergson, p. 18)

Une inscription figure au Panthéon, sur un pilier : « A Henri Bergson, 1859 – 1941, philosophe dont l’œuvre et la vie ont honoré la France et la pensée humaine. »

En 1953, son livre Écrits et paroles est édité à partir des inédits de l’auteur.

En 1959, un timbre à son effigie est émis en France.

Des établissements scolaires portent son nom dont le collège Henri-Bergson à Saint-Cyr-sur-Loire et le lycée Henri-Bergson à Angers.

Bergson continue à fasciner le public ; de nombreux hommages lui sont toujours rendus. Le colloque international, organisé par la Société des Amis de Bergson, en collaboration avec l’École normale supérieure (Cirphles, USR 3308 ENS/CNRS) sous le haut patronage de l’Académie Française, le mardi 7 juin 2011, à la Fondation Simone et Cino del Duca, à Paris (10 rue Alfred de Vigny 75008 Paris) en est un exemple.

 

Bergson et la Touraine :

À l’âge de soixante-quinze ans, il loue pour les vacances d’été la propriété de la Gaudinière (rue de la Gaudinière), à Saint-Cyr-sur-Loire (Indre-et-Loire) en Touraine. Il y reviendra chaque année. Il en devient propriétaire en 1937. Il sera soigné pour ses crises très douloureuses de rhumatisme inflammatoire, déformant, par le Professeur Émile Aron qui fut son ami par la suite et qui soigna aussi sa fille sourde, muette. Bergson fit tout ce qu’il put pour que sa fille Jeanne puisse être heureuse et il réussit puisqu’elle devint un sculpteur mondialement connu dont aux États-Unis. Le Pr Émile Aron me montra un jour, une esquisse de nu qu’elle avait réalisée, lui avait offerte et qui était de toute beauté.

La Gaudinière est une ancienne closerie de vigneron du XVIIIème siècle, transformée en maison bourgeoise au XIXème, dominant la vallée de la Choisille. Cette demeure privée qui ne se visite pas, possède un étage, de grandes fenêtres à volets, un toit descendant dont les ardoises couvrent le mur du premier étage. Au nord, la construction date du XIXème siècle, alors que la partie sud peut remonter au XVIème siècle.

Elle fait face à La Béchellerie, maison d’Anatole France que ce dernier habita de 1914 à sa mort en 1924.

Bergson y goûte la sérénité des paysages de Touraine, reçoit des personnalités, Camille Vernet, Préfet d’Indre-et-Loire, Jean Zay, ministre de l’Éducation Nationale...

Pour ses quatre-vingt ans, le 18 octobre 1939, il refuse toute commémoration officielle mais accepte une délégation qui lui rend visite avec Camille Vernet, Monsieur Lesage, maire-adjoint de Tours, le docteur Guillaume-Louis, directeur de l’École de Médecine, Monsieur Dosdat, maire de Saint-Cyr-sur-Loire... Il improvise un discours, soutenant les prises de position française, « proclamant sa foi dans la victoire des nations alliées et surtout le triomphe de l’esprit et de la morale humaine » (cité par Michel Laurencin, Dictionnaire Biographique de Touraine, p. 83). C’était une belle leçon de courage et de confiance en l’avenir en cette époque incertaine.

Dans son testament (du 8 février 1937), Bergson affirme : « Je déclare avoir publié tout ce que je voulais livrer au public (…). » Intègre avec lui-même et les autres, il a toujours chercher l’essentiel pour approcher la vérité. (Bergson, Œuvres, introduction d’Henri Gouhier, p. VII)

Après sa mort, ses amis de Touraine essayèrent de faire passer un article dans La Dépêche du Centre, mais il fut refusé par les autorités allemandes. Il reste, à l’état de souvenir, le texte dans les fonds du dépôt à la Bibliothèque Municipale de Tours (cote Réserve 708). La TSF annonce simultanément le même jour, le bombardement de Bristol, la mort d’Henri Bergson et la carte de rationnement des chaussures ! (Michel Laurencin, Dictionnaire Biographique de Touraine, p. 84) Pauvre philosophe pris en sandwich entre un bombardement et un fait divers ! Mais le message pouvait être reçu par ceux qui voulaient l’entendre, la mort d’un homme qui force le respect par l’ampleur de son œuvre personnelle et de dimension universelle.

Son portrait :

Le Professeur Émile Aron le décrit à soixante-quinze ans :

« Il était assez cérémonieux et vous recevait derrière son bureau, les jambes couvertes d’un plaid écossais. De petite taille, très maigre, c’est son visage qui retenait le regard, avec un front prédominant que la calvitie amplifiait, et ses yeux d’un bleu vif, qui semblaient animés d’une étrange flamme que ne masquaient pas des lunettes. (...) Son bureau était encombré de livres et de documents. Il écrivait du matin au soir malgré ses doigts déjetés « en coup de vent ». Son écriture était remarquable, avec des caractères réguliers et grands, calligraphie encore accentuée par le ralentissement des mouvements de la main droite consécutif au rhumatisme. » (Émile Aron, Bergson en Touraine, p. 165)

Charles Péguy qui plaide pour la défense des sciences positives modernes, reconnaît la prestance et la sûreté de sa parole lors de ses conférences :

« Il parlait pendant toute la conférence, parfaitement, sûrement, infatigablement, avec une exactitude inlassable et menue, avec une apparence de faiblesse incessamment démentie, avec la ténuité audacieuse, neuve et profonde qui lui demeurait propre, sans négligence et pourtant sans affectation, composant et proposant, mais n’étalant jamais une idée, fût-elle capitale, et fût-elle profondément révolutionnaire. » (cité par Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, p. 114)

Charles Péguy remarque aussi la force psychique de Bergson : « Il est celui qui a réintroduit la vie spirituelle dans le monde. » (http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/henri-bergson)

Paul Valéry l’admire : « Très haute, très pure, très supérieure figure de l’homme pensant. » (Paul Valéry, Discours sur Bergson, p. 7)

 

Son œuvre :

Curieux, courtois, Bergson savait écouter puis parler naturellement de philosophie. Essayons d’approcher ses écrits sans oublier que sa philosophie tient en quatre ouvrages : Essais sur les données immédiates de la Conscience, Matière et mémoire, L’évolution créatrice, Les deux sources de la morale et de la religion. Le rire et Durée et simultanéité complètent sa doctrine. À partir de ses conférences importantes, Bergson a aussi conçu deux livres, L’Énergie spirituelle et La Pensée et le Mouvant.

Son œuvre s’étale dans la durée. En 1889, à trente ans, il a déjà publié deux de ses œuvres majeures : Essai sur les données immédiates de la conscience, titre de sa thèse de doctorat, et Matière et Mémoire. Onze ans plus tard, à quarante-huit ans, il publie L’évolution créatrice et pour finir, à soixante-douze ans, Les Deux Sources de la morale et de la religion. Bergson peaufine ses livres, pousse ses recherches jusqu’au bout, allie minutie, conscience, réflexion, tout en restant humble. Il a le sens du devoir, de l’exactitude. Il reste fidèle à l’esprit méthodique de Descartes, est proche de Pascal et de Rousseau. Les titres de ses livres sont évocateurs à eux seuls déjà, de ses recherches, de sa vocation philosophique pour éclairer la conscience et montrent sa veine mystique, à côté de l’importance du rire et de son bienfait ainsi que de l’écoulement du temps.

L’ensemble de son œuvre s’inscrit contre le formalisme kantien et les différentes formes de positivisme et de scientisme. S’appuyant sur les connaissances modernes en psychologie, Bergson définit des voies nouvelles pour la philosophie. Il lie conscience et durée, fait de la pensée, une expérience de l’esprit qui va immédiatement à celui-ci comme à son objet. (http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/henri-bergson)

 

Son Essai sur les données immédiates de la Conscience (1889) contient trois grands chapitres : « De l’intensité des états psychologiques », « De la multiplicité des états de conscience », « De l’organisation des états de conscience ». Bergson veut comprendre le sentiment du beau qui pour lui, est fondamental : « (…) l’essence du beau demeure mystérieuse. » (Bergson, Œuvres, p. 13) Le beau est envoûtant, proche de l’état d’hypnose (id., p. 13) ; il agit puissamment sur nous comme la poésie nous charme par ses images qui se développent et traduisent un rythme (id., p. 14). Bergson en conclut l’importance de la suggestion : « Ainsi l’art vise à imprimer en nous des sentiments plutôt qu’à les exprimer ; il nous les suggère (…). » (id., p. 14) « Les intensités successives du sentiment esthétique correspondent donc à des changements d’état survenus en nous (…) » (id., p. 16) comme dans l’émotion fondamentale. Bergson soumet les sentiments moraux à la même analyse, par exemple la pitié : « La pitié vraie consiste moins à craindre la souffrance qu’à la désirer. » (id., p. 16) En effet, la vraie pitié montre notre humanité, notre force d’amour de l’autre. Bergson décrit l’effort, son retentissement concret (contractions musculaires) puis les états psychologiques qui y sont liés, l’attention liée aux mouvements et enfin l’effort de tension de l’âme dans les passions comme peut en témoigner une accélération du cœur (id., p. 22). Partant de là, il analyse les sensations affectives, la souffrance (id., p. 27), les plaisirs (id., p. 28).

Dans le deuxième chapitre, il introduit la notion de durée. Il se sert de l’intuition de l’espace pour démontrer son lien avec l’idée de nombre même abstrait. Il donne un exemple de son enfance, dans le jeu de boules où les points rejoignent les mathématiques, ce qui le rapproche de la logique cartésienne qui lui tient à cœur (id., p. 53). Il définit deux espèces de multiplicité, « celle des objets matériels, (…) et celle des faits de conscience », ces derniers ayant une « représentation symbolique, où intervient nécessairement l’espace. » (id., p. 59) Il reconnaît s’opposer à la pensée de Kant qui avait « détaché l’espace de son contenu ; (…) » (id., p. 63).

À la différence de Kant qui parle de sensibilité, Bergson introduit la notion d’intuition (id., p. 64) et une autre conception de l’espace : « tout milieu homogène et indéfini sera espace. » (id., p. 66) Pour lui, l’idée de l’espace est fondamentale de même que le temps dans sa durée. Bergson insiste sur le fait qu’il ne faut pas perdre de vue, le « moi fondamental » qui peut être altéré si nous restons dans le concret matériel et oublions l’importance de la durée (id., p. 85). Il attire notre attention sur « la conscience immédiate ». Il cite l’exemple d’un amour violent, d’une mélancolie profonde qui peuvent annihiler l’essentiel. Seule la durée permettra du recul par rapport à l’instant car la conscience vit dans la durée. (id., pp. 87 et p 92)

Dans le troisième chapitre, Bergson nous présente la vraie liberté, celle de la conscience et du respect de l’autre, celle qui est bâtie sur des actions volontaires et réfléchies. (id., pp. 93, 94) Bergson analyse le déterminisme associationniste, « assemblage d’états psychiques » qui va faire pencher nos actes d’un côté ou de l’autre (id., p. 105). Le déterminisme régit nos pensées et peut prendre racine dans notre enfance. Bergson cite l’exemple de l’influence de l’odeur d’une rose à un moment précis de sa jeunesse (id., p. 107). Il nous invite à ne pas confondre la prévision de l’avenir, due au progrès des sciences exactes avec un acte volontaire de liberté : « On appelle liberté le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit. Ce rapport est indéfinissable, précisément parce que nous sommes libres. On analyse, en effet, une chose, mais non pas un progrès ; » (id., pp. 143 et 144). La liberté ne peut être régie par les lois ni par les coutumes ; elle doit être spontanée et même intuitive : « Définira-ton en effet l’acte libre en disant de cet acte, une fois accompli, qu’il eût pu ne pas l’être ? » (id., p. 144)

Du rapport de la cause à l’effet, Bergson tire une conception dynamique (id., p. 140) puisque tout vit dans la durée et la conscience (id., p. 141) comme en témoigne le rapport du moi à l’acte (id., p. 143). Il distingue « deux moi différents dont l’un serait comme la projection extérieure de l’autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale. » (id., p. 151). Il en conclut : « Agir librement, c’est reprendre possession de soi, c’est se replacer dans la pure durée. » (id., p. 151) ce qui est une autre manière de présenter la conscience active (id., p. 154). En effet nous ne devons pas confondre essentiel et accessoire, succession et simultanéité, durée et étendue, qualité et quantité (id., p. 156).

Pour conclure l’analyse de ce livre, n’oublions pas les maîtres-mots : pensée, expérience de l’esprit, sentiment du beau, notion de durée, de multiplicité, lien entre l’espace et son contenu, importance de l’intuition, du déterminisme, vraie liberté.

 

Matière et mémoire (1896) serait l’œuvre préférée de Bergson (propos d’Émile Aron). Ce livre est un essai sur la relation entre le corps et l’esprit.

Dans le premier chapitre « De la sélection des images pour la représentation », Bergson aborde le rôle du corps, du cerveau ce qui le conduit à approfondir la relation entre réalisme et idéalisme, et même entre matérialisme et spiritualisme (Bergson, Œuvres, p. 176). Il différencie science et conscience (id., p. 177). Il redéfinit une théorie de la perception en relation avec la spiritualité : « la perception a un intérêt tout spéculatif ; elle est connaissance pure. » (id., p. 179) et relie la perception au temps : « la perception dispose de l’espace dans l’exacte proportion où l’action dispose du temps. » (id., p. 183)

Bien sûr aux données immédiates de nos sens, se mêlent mille détails de l’expérience passée (id., p. 183), détails surgis, choisis, extirpés de notre mémoire, les « signes » (id., p. 184). Bergson s’intéresse à l’image et à la réalité. Il scinde la perception en deux parties : « d’un côté les mouvements homogènes dans l’espace, de l’autre les sensations inextensives dans la conscience. » (id., p. 199) Il approfondit la nature de l’affection (id., p. 201) et en conclut : « ma perception est en dehors de mon corps, et mon affection au contraire dans mon corps. » (id., pp. 205 et 206) Mais il comprend que sa théorie de la perception pure nécessite des corrections ou plutôt une extension (titre p. 209) : « la sensation proprement dite, (…) coïncide avec les modifications nécessaires que subit, au milieu des images qui l’influencent, cette image particulière que chacun de nous appelle son corps. » (id., p. 212). La mémoire est une survivance des images passées (id., p. 213) : « La mémoire, pratiquement inséparable de la perception, intercale le passé dans le présent, (…) ». (id., p. 219). Elle est liée à la durée.

Dans le deuxième chapitre « De la reconnaissance des images la mémoire et le cerveau » (id., p. 223), Bergson annonce que le corps est conducteur de mémoire (id., p. 223), à travers la survivance du passé sous deux formes distinctes, par l’action, les mouvements et par les souvenirs (id., pp. 224 et 225). Dans le sous-chapitre « mouvements et souvenirs », Bergson approfondit cette thèse. Il signale le rôle de l’attention qui rend la perception plus intense et permet d’en dégager des détails (id., p. 245). Proche de Descartes, il n’hésite pas à faire un schéma pour mieux démontrer les circuits de la mémoire et son élasticité (id., p. 250).

Dans le troisième chapitre « De la survivance des images la mémoire et l’esprit » (id., p. 276), Bergson schématise géométriquement, le Souvenir pur, le Souvenir image et la Perception. Il décortique ensuite le présent : « Mon présent est, par essence, sensori-moteur » (id., p. 281), « mon présent consiste en la conscience que j’ai de mon corps. » (id., p. 281) Il interroge aussi l’inconscient (id., p. 283), analyse la conscience (id., p. 291), l’idée générale et la mémoire (id., p. 303), l’équilibre mental (id., p. 312), l’attention à la vie en décrivant l’aliénation (id., p. 313).

Dans le quatrième chapitre « De la délimitation et de la fixation des images, perception et matière », Bergson sonde l’âme et le corps, reconnait l’erreur de pensée (id., pp. 316 et 318), pour tendre vers la mémoire pure. Dans le sous-chapitre « Perception et matière », il réétudie la notion de durée « À côté de la conscience et de la science, il y a la vie. » (id., p. 333). Il essaie de prouver que psychologie de la mémoire et métaphysique de la matière sont solidaires (id., p. 354). Pour Bergson, il faut que « le passé soit joué par la matière, imaginé par l’esprit » (id., p. 356 1°p fin l2-1) d’où sa conclusion métaphorique « notre corps est un instrument d’action, et d’action seulement » (id., p. 356). Il reconnaît que sa « théorie de la perception pure » ne peut se comprendre qu’en relation avec l’affectivité et la mémoire (id., pp. 363 et 364). Il met en balance la différence de nature entre perception et mémoire, et le lien entre matière et esprit. La conclusion de ce livre résume à elle seule, la finalité de « Matière et mémoire » : « L’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté. » (id., p. 378)

 

Dans Le rire, Essai sur la signification du comique (1900), l’auteur décortique le rire. Il recherche ses procédés de fabrication psychique, son côté mécanique, automatique comme une boite à ressort :

Ce qui fait rire, « c’est ce qu’il y a d’involontaire dans le changement, » (id., p. 391). « Est comique tout incident qui appelle notre attention sur le physique d’une personne alors que le moral est en cause ». (id., p. 411) « Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion. » (id., p. 388)

Bergson traite tout d’abord du comique des formes et du comique des mouvements, force d’expansion du comique : Le rire est « quelque chose de vivant » puisqu’il grandit, s’épanouit. (id., p. 387). Le rire est « proprement humain » et ne peut se produire que par « l’insensibilité » (id., p. 388). En effet, pour rire, nous devons n’être que des spectateurs ayant « une anesthésie momentanée du cœur. [Le comique] s’adresse à l’intelligence pure. ». (id., p. 389) Bergson nous donne l’exemple d’un homme qui marche et tombe. Le rire est déclenché par « c’est ce qu’il y a d’involontaire dans le changement, (…) la maladresse. » (id., p. 391). La raideur mécanique, l’automatisme des gestes déshumanisent l’homme et le réduisent à l’état de pantin (id., p. 394), déclenchant le rire. L’effet comique est donc accidentel et « inconscient » (id., p. 394). Le rire est lié à une « certaine distraction fondamentale de la personne, comme si l’âme s’était laissé fasciner, hypnotiser, par la matérialité d’une action simple. » (id., p. 399). L’automatisme des gestes (id., p. 409), « la mécanisation artificielle du corps humain » (id., p. 410) sont des rouages indispensables au rire. « Plus ces exigences du corps seront mesquines et uniformément répétées, plus 1’effet sera saisissant. » (id., p. 411) Bergson explique la fonction sociale du rire, « du mécanique plaqué sur du vivant » (id., p. 414).

L’attention est le point d’appel du rire. Suivent « Le comique de situation et le comique de mots » (chapitre II, id., p. 418). Bergson définit alors le rire : « Est comique tout arrangement d’actes et d’évènements qui nous donne, insérées l’une dans l’autre, l’illusion de la vie et de la sensation nette d’un agencement mécanique » (id., p. 419). L’accentuation du comique est provoqué par la « répétition » (id., p. 421) comme le diable qui sort de sa boite (id., p. 421). Il y a une transfiguration momentanée d’une personne en chose, en clown. Bergson note que dans la répétition, il y a deux composantes, « un sentiment comprimé qui se détend comme un ressort, et une idée qui s’amuse à comprimer de nouveau le sentiment. » (id., p. 421). La réminiscence de l’enfance est nette en particulier dans « l’effet de la boule de neige » (id., p. 426). Par exemple, l’enfant qui joue aux billes, rit des détours de la bille quand elle se cogne aux autres avant d’arriver au but. C’est « l’engrenage fatal » (id., p. 426), combinaison mécanique généralement réversible dans le jeu, qui déclenche le rire. Des évènements indépendants peuvent aussi conduire au quiproquo et par ricochet, au rire (id., p. 433). Le comique de mots paraît artificiel (id., p. 436). Ce mécanisme se produit « en insérant une idée absurde dans un moule de phrase consacré » (id., p. 440). Bergson nous propose trois lois fondamentales de « la transformation comique des propositions » : « l’inversion », « l’interférence », « la transposition » (id., pp. 443 à 445).

Dans le comique de caractère (chapitre III, id., p. 450), il nous montre que le déclenchement du rire a une réalité sociale car il traduit une « brimade sociale » (id., p. 451) avec l’intention d’humilier comme lorsque nous rions des défauts de nos semblables, liés à « leur insociabilité » ou à « leur immoralité » (id., p. 453). Toute distraction est comique telle celle de Don Quichotte (id., p. 457). En effet, même si l’absurdité des situations conduit au rire (id., p. 474), le rire peut être amer. Bergson a aussi été intrigué par « l’absurdité comique [qui] est de même nature que celle des rêves » (id., p. 476). Le rire n’est pas juste (id., p. 482) puisqu’il est incapable d’émotion.

Il n’est pas étonnant que le rire ait attiré Bergson. Il a voulu lui donner sa place dans le monde des réactions mécaniques excluant étonnamment réflexion, émotion.

 

Dans L’évolution créatrice (paru en 1907), Bergson présente la création comme un fait d’où se dégage la notion d’un Dieu générateur à la fois de la matière et de la vie : « La joie de créer, de toutes, c’est la meilleure. » (Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, Grandes biographies, p. 109)

Bergson reconnaît la fonction passionnante de la création pour l’avoir expérimentée à travers sa création littéraire. Il nous fait part de son expérience : « L’instinct achevé est une faculté d’utiliser et même de construire des instruments organisés : l’intelligence achevée est la faculté de fabriquer et d’employer des instruments inorganisés. » (Bergson, Œuvres, PUF 2001, p. 614)

Bergson clame que « la théorie de la connaissance et la théorie de la vie nous paraissent inséparables » (id., p. 492). Il reconstitue les grandes lignes d’évolution et replace l’intelligence « dans sa cause génératrice » dans « l’histoire des systèmes » (id., p. 494).

Le premier chapitre, « De l’évolution de la vie, mécanisme et finalité » est consacré à la durée qui tient de « l’imprévisible » (id., p. 499). En effet, chaque instant de notre vie « est une espèce de création » (id., p. 500), « un monde qui se meurt et renaît à chaque instant » (id., p. 513). Bergson approfondit ensuite biologie et physiologie, pour mieux comprendre « L’évolution de la vie ». Pour lui, le finalisme est une erreur (id., p. 532) ; tout vit dans la diversité (id., p. 538), l’adaptation (id., p. 545). Non, le monde n’est pas un hasard ni un accident. Il est une mouvance de l’« élan originel de la vie », « l’élan vital » (id., p. 569).

Dans le chapitre II, « Les directions divergentes de l’évolution de la vie. Torpeur, intelligence, instinct », Bergson affirme que « la vie est tendance » et cette tendance se développe dans des directions divergentes (id., p. 579) qui obligent à une adaptation mais en parallèle de l’élan originel (id., p. 582), « poussée intérieure qui porterait la vie (…) à des destinées de plus en plus hautes. » (id., p. 582) Étonnamment il relie la plante et l’animal à la mobilité et à une certaine forme de conscience (id., p. 588). Il décortique « Torpeur végétative, instinct et intelligence » et « impulsion vitale commune aux plantes et aux animaux » qui ont coïncidé au départ puis se sont dissociés « par le seul fait de leur croissance » (id., p. 609). Il met en correspondance, intelligence et instinct pour les différencier ensuite : « L’instinct est donc la connaissance innée d’une chose » (id., p. 622) alors que vie et conscience suggèrent « une certaine conception de la connaissance et aussi une certaine métaphysique qui s’impliquent réciproquement » (id., p. 652).

Bergson pressent que l’intelligence ne suffit pas à la création : « Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais. » (id., p. 623)

Dans le chapitre III, « De la signification de la vie, l’ordre de la nature et la forme de l’intelligence », il compare l’inorganique et l’organique, l’intelligence et l’instinct. Il explique sa différence avec la pensée de Kant « qui ne pensait pas que l’esprit débordât l’intelligence. » (id., p. 670) Pour Bergson, la vie fait partie de l’évolution créatrice ; elle transcende la finalité, s’intégrant dans la signification de l’évolution, dans l’élan vital (id., p. 685) pour une plénitude dans la vie spirituelle (id., p. 722). Il va à la rencontre de « l’humanité entière, dans l’espace et dans le temps » et aussi du mouvement, telle une armée au galop, « capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort. » (id., p. 725) Remarquons que la force de la pensée de Bergson transcende sa recherche pour effacer toutes les frontières, espérant même la victoire sur la mort.

Dans le chapitre IV, « Le mécanisme cinématographique de la pensée et l’illusion mécanistique. Coup d’œil sur l’histoire des systèmes. Le devenir réel et le faux évolutionnisme », il met en mouvement ses idées sur « matière ou esprit » en « perpétuel devenir » (id., p. 725) à côté de « présence » et « absence », nous montrant que l’absence est un leurre car elle est souvenir et attente (id., p. 733). Il explique nos deux illusions fondamentales : « croire qu’on pourra penser l’instable par l’intermédiaire du stable, le mouvant par l’immobile. » (id., p. 726). Il veut aussi soulever la question du néant en affirmant : « L’existence m’apparaît comme une conquête sur le néant » (id., p. 728) puisque « la représentation du vide est toujours une représentation pleine (…) », construite sur l’idée et le sentiment (id., p. 734). Alors « Puisque le mouvement naît de la dégradation de l’immuable, il n’y aurait pas de mouvement, pas de monde sensible (….) s’il n’y avait, quelque part, l’immuabilité réalisée. » (id., pp. 766 et 767) Il nous montre que la négation est subjective (id., p. 741), que « Rien » est « l’idée de Tout » (id., p. 745) puisque tout est en devenir, en mouvement (id., p. 753). Il nous explique que les sciences antiques sont statiques et reposent sur des principes, les modernes sur « des lois et des relations constantes entre des grandeurs variables. » (id., p. 777) Pourtant Bergson est convaincu que « la succession existe » au fil du temps (id., p. 781). Il explique les apports des philosophes, de l’antiquité au présent, de Platon à Aristote (id., p. 793), « la Pensée de la Pensée. Tel est le Dieu d’Aristote » (id., p. 767), de Descartes qui « parle du mouvement, même spatial, comme d’un absolu. » (id., p. 787), à Spinoza (id., pp. 791, 793), de Leibniz (id., pp. 788, 791) à Kant (id., p. 796) pour lequel l’expérience n’est pas en mouvement (id., pp. 798, 800) et aussi à Spencer qui renonce à parler d’évolution (id., p. 806).

Bergson bouleverse les idées avec la notion de temps, de mouvement vers un « évolutionnisme vrai », d’où l’importance de savoir allier l’instinct à l’intelligence pour aller plus loin dans l’évolution créatrice (id., p. 807).

Citons un court passage de ce livre de Bergson où il affirme que la philosophie prolonge la science mais va plus loin encore que le raisonnement pour approfondit le devenir :

« Le philosophe doit aller plus loin que le savant. Faisant table rase de ce qui n’est qu’un symbole imaginatif, il verra le monde matériel se résoudre en un simple flux, une continuité d’écoulement, un devenir. Et il se préparera ainsi à retrouver la durée réelle là où il est plus utile encore de la retrouver, dans le domaine de la vie et de la conscience. (…) la philosophie n’est pas seulement le retour de l’esprit à lui-même, la coïncidence de la conscience humaine avec le principe vivant d’où elle émane, une prise de contact avec l’effort créateur. Elle est l’approfondissement du devenir en général, l’évolutionnisme vrai, et par conséquent le vrai prolongement de la science (…). » (id., pp. 806 et 807)

 

Dans son livre L’énergie spirituelle (paru en 1919), recueil d’essais et de conférences, Bergson attribue le rêve à un désordre de la pensée, un drame de la conscience dans le temps d’une nuit. Partant de l’âme et du corps, il navigue parmi les « fantômes de vivants » (id., p. 860) dans une recherche psychique. Il compare le rêve avec le souvenir du présent et la fausse reconnaissance. Dans cet effort intellectuel, il distingue le cerveau et la pensée et se pose la question d’une possible illusion philosophique : « Or la relation de l’état cérébral à la représentation pourrait bien être celle de l’écrou à la machine, c’est-à-dire de la partie au tout. » (id., p. 974)

 

Dans Durée et simultanéité (paru en 1922), il a exposé les idées d’Einstein sur la relativité. Il a tracé les limites de la connaissance et s’est demandé ce qu’est la vie.

 

En 1932, il publie Les Deux Sources de la morale et de la religion où il laisse une large place au mysticisme en tant qu’intuition métaphysique. Il se propose de définir l’obligation morale, de montrer l’attrait du fruit défendu dévoilant ainsi que nous devons choisir entre l’interdiction, l’autorité et nos principes moraux, pour maintenir un certain ordre moral. Nous n’avons pas toute liberté car « l’angoisse morale est une perturbation des rapports entre ce moi social et le moi individuel. » (id., p. 988) Dans un deuxième temps, l’écrivain définit « l’élan vital », celui qui nous pousse à aller de l’avant et qui nous fait faire de grandes choses qui parfois même, nous dépassent. Nous allons alors du stade de la religion statique à la religion dynamique. Bergson termine par des remarques pertinentes sur l’aspect mécanique qui nous rappelle son approche du rire, et sur le mystique imprégné d’inexplicable, de pressenti. Bergson en profite pour nous proposer son idée de l’âme liée à la religion : « [la prière] est une élévation de l’âme, qui pourrait se passer de la parole. » (id., p. 1146)

L’intelligence et la liberté sont des facteurs qui interviennent dans notre choix d’action mais ils ne sont pas seuls en cause : « L’homme est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte d’échouer. » (id., p. 1149). Le miracle de la force et de la fragilité de l’homme est bien mis en valeur à travers cette phrase. L’homme peut beaucoup et peu à la fois mais il possède en lui, le germe de la puissance qui peut tendre vers le bien ou le mal.

Dans la troisième partie de ce livre, Bergson veut nous parler de « la religion dynamique » : « La religion est ce qui doit combler, chez des êtres doués de réflexion, un déficit éventuel de l’attachement à la vie. » (id., p. 1154)

Pour Bergson, le judaïsme prend toute sa dimension à travers le christianisme qui est son accomplissement, la « religion capable de devenir universelle » (id., p. 1179). Seul le christianisme donne un sens à la religion juive. Pour finir, il élargit sa recherche vers l’univers. L’alternance du bien et du mal est en nous : « l’humanité aime le drame » (id., p. 1228) mais l’homme veut s’élever, s’en sortir : « L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. » (id., p. 1245)

Bergson nous donne une belle leçon de courage en continuant à espérer en l’homme. En ce temps de conflit, il a su faire passer son message d’espérance, de mysticisme. Même si la lutte perpétuelle entre le bien et le mal, continue, Bergson a su faire jaillir les deux sources de la morale et de la religion. Pour lui, profondément religieux, Dieu est une réalité « morale » qui est au fond de l’être.

 

Dans La pensée et le mouvant, recueil d’essais et de conférences (1934), Bergson aborde la croissance de la vérité, l’intuition philosophique, le possible et le réel, agrémentant son exposé de rapport à des écrivains et artistes par rapport auxquels il se situe dont Berkeley, Claude Bernard, William James, Ravaison et Léonard de Vinci... Bergson croit au pouvoir de l’intuition comme en témoigne la conclusion du premier chapitre de son livre : « Le Temps est immédiatement donné. (...) il y a jaillissement effectif de nouveauté imprévisible. » (id., p. 1344) « Gardons-nous de voir un simple jeu dans une spéculation sur les rapports du possible et du réel. Ce peut être une préparation à bien vivre. » (id., p. 1345)

Le dernier chapitre de ce livre, « Le testament philosophique », sert de point final à son œuvre : « Quoi de plus hardi, quoi de plus nouveau que de venir annoncer aux physiciens que l’inertie s’expliquera par le vivant, aux biologistes que la vie ne se comprendra que par la pensée, aux philosophes que les généralités ne sont pas philosophiques, aux maîtres que le tout doit s’enseigner avant les éléments, aux écoliers qu’il faut commencer par la perfection, à l’homme, plus que jamais livré à l’égoïsme et à la haine, que le mobile naturel de l’homme est la générosité ? » (id., p. 1481)

 

Conclusion :

La philosophie de Bergson est empreinte de mysticisme et d’une courageuse prise de position résolument moderne, je veux dire par là qu’il reconnaît l’existence d’une force différente de l’intelligence, force d’intuition qui permet de saisir l’insaisissable, non par l’explication mais par le ressenti. Il essaie ainsi de faire reconnaître au lecteur la part inexplicable de l’humanité, la nouveauté dans chaque instant de la vie, dans la durée, restant un perpétuel émerveillé. Par cette voie, il comprend aussi l’art en tant que forme spiritualisée : « Le poète est celui chez qui les sentiments se développent en images, et les images elles-mêmes en paroles, dociles au rythme, pour les traduire. (...) Les arts plastiques obtiennent un effet du même genre par la fixité qu’ils imposent soudain à la vie (...). » (Essai sur les données immédiates de la conscience, Œuvres, PUF 2001, p. 14)

Merci à Henri Bergson, penseur du vivant, pour avoir su nous transmettre la richesse de ses recherches novatrices, de ses pensées profondes en une période de guerre, de doute et d’incroyance. Merci pour ce monde qui, grâce à toi, s’ouvre devant nous, dans le mouvement, la durée et l’espace. Merci d’avoir refondé la conscience, la liberté de manière novatrice, réhabilité l’intuition en lui donnant la primauté sur l’intelligence matérielle. Avec Bergson, élevons-nous en gardant confiance en la vie et laissons notre cerveau réfléchir en toute conscience, corps et âme solidaires, pour approfondir comme lui, la substantifique moelle de notre pensée !

 

Premier travail terminé le 25 avril 2002, complété de juillet 2013 à octobre 2013

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

BIBLIOGRAPHIE :

Ouvrages utilisés

Aron Émile, Bergson en Touraine, Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Touraine, tome 2, 1989, CLD, Chambray-lès-Tours, pages 161 à 170

Barthélémy-Madaule Madeleine, Bergson, Écrivains de toujours, éditions du Seuil, Paris, 1967, 189 pages

Bergson Henri-Louis, Œuvres, Presses Universitaires de France, Paris, 2001, 1628 pages

Laurencin Michel, Dictionnaire biographique de Touraine, CLD, Chambray-lès-Tours, 1990, 607 pages

Soulez Philippe et Worms Frédéric, Bergson, Grandes biographies, Flammarion, Paris, 1997, 385 pages

 

Sur Internet

Paul Valéry (1871 – 1945), Discours sur Bergson, 1941, version numérique mise en ligne dans le cadre de la collection « Les classiques des sciences sociales » dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Sur le site Hommes et Patrimoine : Henri Bergson et La Gaudinière

Sur le site de l’Académie française : Henri Bergson

Sur le site de Canal Académie : David Gaillardon, Portrait d’Henri Bergson au travers des discours des académies

Sur le site du Centre international de recherches en philosophie, lettres, savoirs : Colloque international, organisé par la Société des Amis de Bergson