Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Justice

Samedi 25 août 1883

Page 1.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

CHRONIQUE

« DANS LES BRANDES »

 

L’éditeur Charpentier vient de publier une nouvelle édition du volume de poésies par lequel le poète des Névroses, Maurice Rollinat, débutait il y a six ans. Ce volume méritait cette réimpression. Rollinat, qui a été très loué par les uns, très discuté par les autres, incarne en lui un milieu et un art qui valent d’être observés et expliqués, et il est fort intéressant de trouver dans cette œuvre ancienne : Dans les brandes, les premières manifestations de l’esprit singulier, sceptique et effaré, inquiet et découragé, qui a produit les Névroses.

*
* *

Le lien est évident entre l’œuvre de 1877 et celle de 1883. Le poëte qui ne voyait dans la nature qu’épouvantes et mélancolies était prédestiné à être le jouet de toutes les horreurs et de tous les ennuis de la vie. L’œil finit par ne voir que certains spectacles, comme la pensée, attirée et hypnotisée par la même obsession, finit par se mouvoir dans une sphère unique. Ce phénomène s’est produit chez cet artiste nerveux et sensitif. Son enfance et sa jeunesse se sont passées dans la même partie solitaire et farouche du Berry, dans les lieux incultes où croissent les brandes ; il a vu passer dans la bruyère les sorciers et les rebouteux, les preneurs de rats et les meneurs de loups, tous les philosophes des champs, mystérieux et silencieux, qui interrogent du geste et répondent d’un proverbe ; il a subi le même charme doux et inquiétant que George Sand, qu’il a connue et aimée et à laquelle il a dédié l’œuvre de sa jeunesse. Il a été conquis pour toute sa vie par la nature qui, tour à tour riait à ses jeux, effrayait sa pensée naissante, et lui faisait enfin entendre mille voix confuses, joyeuses, calmes, menaçantes et gémissantes. Il se mit donc à aimer et à craindre la nature ; et quoi qu’il ait fait, quelque changements qu’il ait apportés à son existence, la clameur du vent, la chanson du ruisseau et la plainte des arbres ont toujours retenti ou soupiré à ses oreilles, ont toujours rythmé ses inspirations de poète. Plus tard, c’est à la première et vivace tendresse de ses jeunes années, à la terre nourricière, qu’il viendra demander l’oubli de ses douleurs d’homme, le repos des combats que l’écrivain livre en lui-même ; dans les Névroses, l’intermède consacré à la vie des champs portera ce nom significatif : les Refuges, et le poète trouvera là, avec la Vache au taureau, la plus belle et la plus saine page qu’il ait écrite, celle qui consacre son talent et fera durer son nom.

*
* *

Dans les brandes est un volume composé avec une rigueur extrême ; à peine trouverait-on à élaguer quelques pièces insignifiantes, d’haleine trop courte, ou trop naïvement exécutées. Mais à quoi bon des discussions de phrases et de mots, quand l’œuvre est bien assise, qu’une forte impression s’en dégage comme d’un pays inconnu que l’on traverse pour la première fois.

La première pièce : Fuyons Paris, dit bien ce que sera le livre :

O ma si fragile compagne,
Puisque nous souffrons à Paris,
Envolons-nous dans la campagne,
Au milieu des gazons fleuris.
. . . . . . . . . . . . .

Quant on est las de l’imposture
De la perverse humanité,
C’est aux sources de la nature
Qu’il faut boire la vérité.

L’éternelle beauté, la seule,
Qui s’épanouit sur la mort,
C’est Elle ! la Vierge et l’Aïeule,
Toujours sans haine et sans remords !

Puis viennent des descriptions, très brèves, très nettes des pays parcourus. Le poète va le long des routes et des ruisseaux bordés de cressons, comme un peintre va faire son étude, et note en rentrant chez lui l’impression ressentie ; ce travail d’après nature, fait par un homme qui aime la vie de campagne, la vie de marches, de chasses, de travaux en plein air, qui passe des journées sous bois ou au bord de l’eau à observer l’homme et la bête, l’insecte et la plante, qui se plait aux soirées passées dans la salle de ferme meublée de chêne, près de la cheminée sous laquelle pendent les jambons noirs de fumée, ce travail-là est fécond en bons résultats, en tableaux fidèles, en sensations exprimées par le mot juste. Mieux que personne, Rollinat exécute ce que j’appellerai le côté mécanique de son état de poète champêtre ; il exprime à merveille le remuement confus des branches sur le ciel doux et pâli du crépuscule, le clapotement de la mare aux grenouilles, la clarté de la lune, le rampement d’un reptile et le zigzag d’un lézard sur une pierre brûlante de soleil, la tombée de la pluie, le passage d’une locomotive vomissant de la flamme au-dessus d’un paysage. En un vers ou deux, il sait peindre un grand tableau :

La vache rêve ; un grand taureau
Regarde sauter une pie ;
. . . . . . . . . . . . .

Les forêts sont des mers dont chaque arbre est un flot.

Mais cela prouve que nous avons devant nous un bon ouvrier de la rime, observateur attentif, habite à profiter d’un aspect inattendu des choses et d’une trouvaille de mots. Autre chose est de savoir si le poète saura voir au-delà des lignes, sous les surfaces, et dégager le caractère des êtres et des choses. Il faut reconnaître que Rollinat y réussit souvent. Sa vision est parfois troublée par les nuages noirs de sa pensée ; dans la chambre noire de son cerveau, un être ou une chose entrevus dans un certain état de fièvre, sous un jour spécial, prendront des proportions tragiques. Qu’y faire ? C’est là le tempérament, la raison d’être de l’écrivain. L’idée de la lutte pour la vie, de la guerre que se font entre eux les éléments, les êtres et les plantes, le hante perpétuellement. Les plus beaux paysages, l’éclosion des fleurs, la montée de la sève, les jeux de la lumière, lui sont gâtés par la pensée que ce n’est là que le décor du carnage universel.

Il échappe pourtant à cette obsession pour noter, tranquillement, religieusement, comme dans la Vache au taureau, la sérénité des lois qui président à l’existence. Il est épris des allures et des jacassements des merles, des corneilles et des margots, de la gymnastique de l’écureuil, de la force du taureau ; il célèbre l’écrevisse et le ver luisant ; il note la chanson de la perdrix grise ; il suit le petit renardeau et sa mère la renarde, et les peint, au bord de l’étang, à l’heure du couchant, dans une pièce ravissante d’observation sur laquelle il a écrit une musique tremblante comme de l’eau qui coule.

*
* *

Il place aussi des êtres humains dans ses paysages, tout le petit monde des hameaux et des champs : la petite couturière, les gardeuses de boucs et les gardeuses d’oies, les conseillers municipaux, les filles qui babillent en allant au puits. Il s’arrête pour regarder le convoi funèbre cahoté par les routes, et écrit ces trois strophes qui disent si bien la disparition d’un humain et la douleur grave de ceux qui restent :

Le mort s’en va dans le brouillard
Avec sa limousine en planches.
Pour chevaux noirs deux vaches blanches,
Un chariot pour corbillard.

Hélas ! c’était un beau gaillard
Aux yeux bleus comme les pervenches !
Le mort s’en va dans le brouillard
Avec sa limousine en planches.

Pas de cortège babillard.
Chacun en blouse des dimanches,
Suit morne et muet sous les branches.
Et, pleuré par un grand vieillard,
Le mort s’en va dans le brouillard.

En continuant, je constate la gaieté devant certaines scènes simples de l’existence villageoise, devant les allures de quelques gentilles et bonnes bêtes : la grenouille qui saute dans sa mare ou l’âne qui se roule dans les chardons. Je trouve presque à chaque page la pitié pour tout ce qui existe et qui peine : les vieux chevaux, les ânes étiques, le cochon qu’on égorge, le crapaud haï et persécuté, sur lequel il y a de très beaux vers :

Loin de l’homme et de la vipère,
Loin de tout ce qui frappe et mord,
Je te souhaite un bon repaire,
Obscur et froid comme la mort.

Rampe à l’aise, deviens superbe
De laideur grasse et de repos,
Dans la sécurité d’une herbe
Où ne vivront que des crapauds !

De l’hiver à la canicule
Puisses-tu savourer longtemps
L’ombre vague du crépuscule
Près des solitaires étangs !

Puisse ta vie être un long rêve
D’amour et de sérénité !
Sois la hideur ravie et crève,
De vieillesse ou de volupté !

Et puis, à la belle santé et aux attendrissements, succèdent de nouveau les frissons et les songes. Le poète de la peur a des frémissements devant les trous noirs des ravines, les échevèlements des arbres dans la nuit, les formes qui se penchent aux bords des chemins creux, les bruits qui sortent des bois et les lueurs qui surgissent des marais. Il tressaille à tous les tournants de route, il écoute le lamento des tourterelles, et écrit : Où vais-je ? où sont exprimés tous les mystères, tous les vertiges de la campagne à minuit.

*
* *

Voilà donc un livre très intéressant en ce qu’il analyse les sensations de l’homme moderne aux champs, en ce qu’elle montre un état particulier d’esprit très complexe, – et très personnel, quoi qu’on en ait dit : chez Baudelaire, admirable psychologue, il y a peu de traces de cette inquiétude devant la nature. Quand ce livre n’aurait contenu que cette pièce de vers très achevée et très belle : les Cheveux, il eût mérité d’être signalé. Et ce livre a paru depuis six ans, et il a fallu le bruit fait par les Névroses pour qu’il fut réédité et discuté ! En 1877, la Critique n’en dit pas un mot. A quoi donc cette dame revêche était-elle alors occupée, qu’elle ne vit pas qu’il y avait là un poète qui méritait d’être signalé ? Les violents et les sincères ne sont pas si communs qu’on doive ainsi les dédaigner. Un écrivain soucieux du mouvement littéraire et curieux des manifestations artistiques, n’aurait-il pas pu, dès lors, prévoir les Névroses, et signaler à l’auteur, comme un écueil pour son talent, comme un dissolvant de sa pensée, la fréquentation de la muse macabre des cimetières. N’aurait-on pu, au moins, lui savoir gré d’avoir repris et rajeuni cette jolie forme du rondel, et d’en avoir tiré des effets nouveaux ? Pas un mot n’a été dit. On a laissé la Réclame, l’abominable Réclame qui règne aujourd’hui, s’emparer du poète et le compromettre. Et les journaux de boulevard qui ont battu de la grosse caisse et fait sonner leurs carillons avant l’apparition des Névroses n’ont seulement pas daigné dire ensuite à leurs lecteurs ce qu’il y avait dans le livre.

Gustave Geffroy.