Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Justice

Mardi 16 février 1892

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(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

CHRONIQUE

AU THÉÂTRE D’APPLICATION

Poésie et musique de Rollinat

 

Avant-hier, au Théâtre d’Application le nom et l’œuvre d’un grand artiste ont été enfin évoqués à nouveau, après des années de silence, et demain paraîtra le livre de La Nature, de Maurice Rollinat, rappel à la critique qui a laissé passer, après les Névroses, ce livre de l’Abîme, d’art si hautain, de pensée si profonde. Mais aujourd’hui, il ne peut être question que de la représentation organisée par M. Armand Dayot, et qui a été, en même temps qu’une très charmante manifestation de sympathie, une expérience nécessaire. Les amis de la première heure ne se trouvaient pas seuls en effet, dans la salle. Il y avait là nombre de spectateurs qui n’avaient jamais entendu le poète dire ses vers et chanter ses mélodies. C’était donc l’œuvre de Rollinat, mais sans Rollinat, qui se présentait à cet auditoire avec sa grâce et sa force intrinsèques.

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Il n’était pas là, lui, le poète de cette poésie, le musicien de cette musique, l’acteur et le chanteur à la voix et au geste inoubliables. Il n’était pas là, et ses amis, par extraordinaire, se réjouissaient de son absence. Son inspiration était confiée à des interprètes, elle connaissait le sort commun de toutes les pages violemment personnelles qui s’en vont trouver la foule à travers l’acteur.

Un tel départ dans le hasard, un tel appareillage pour l’inconnu, la mise en communication périlleuse et vaillante avec le public, voilà ce que quelques-uns souhaitaient depuis longtemps pour Rollinat. Il se trouve qu’ils ont eu raison. La certitude s’est faite que son piano et sa voix, à lui Rollinat, ne constituaient pas tout son art. On s’est enfin aperçu que cet art existait par lui-même, et qu’il y avait un poète sous l’acteur, un musicien sous le chanteur, une pensée sous les paroles, un rythme sous les douceurs, les mélancolies et les cris passionnés de la voix.

Et comment les choses seraient-elles autrement ? Il aurait été impossible à Rollinat de fanatiser les auditoires qu’il a eus avec les seules qualités physiques de l’expression du visage et de la puissance de la voix. S’il n’y avait eu qu’une matérialité de moyens mise au service de rien, ceux qui auraient été pris et étonnés une fois n’y auraient pas été repris. Ils auraient regretté leur étonnement, ou tout au moins ils auraient passé outre. Mais non, ils ont été des captifs et des fanatiques de leur impression première. Ils n’ont pas eu de repos qu’ils ne l’aient eu renouvelée, ils n’en ont jamais été lassés.

On pourrait en appeler au témoignage que Barbey d’Aurevilly a laissé de son émotion en de nobles et belles pages. On en a appelé à Daudet, qui a répondu, et chez combien d’autres ne trouverait-on pas le même souvenir despotique ! Chez des écrivains, des savants, des philosophes, chez des musiciens aussi, et chez tant de femmes qui n’ont pas à manifester pour des opinions, à certifier de leurs joies d’esprit, de leurs troubles de cœur, mais qui ont gardé la sensation intacte, au profond de leur âme silencieuse, derrière leurs yeux de rêve.

La personne et l’art de Rollinat ont eu, en effet, un public immense, mais fragmenté, composé des spectateurs d’une soirée, de camarades rassemblés dans quelque salle du quartier Latin, d’amis réunis en des chambrées restreintes de paysans, écoutant à l’église d’un village de la Creuse des airs glorieux et simples composés pour une nuit de Noël.

Toutes ces émotions séparées, on les a retrouvées, réunies dans la salle du Théâtre d’Application. Le public de Paris ne contient-il pas tous ces éléments dont l’énumération vient d’être un peu indiquée ? Les sensitivités de poètes et les curiosités d’esprit, les grâces et les nervosités de femmes y sont représentées. Et aussi les impressions instinctives, le goût ineffaçable de la poésie de nature, vivent parmi nous par les souvenirs d’enfance, par les retours vers autrefois, par les voyages toujours recommencés vers l’endroit où vécurent les nôtres.

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On a écouté, et on a entendu un esprit. En dehors de Rollinat, en dehors de son pouvoir d’acteur, il s’est produit, par les mots et par les phrases musicales, une projection de pensée. Le poète était présent par sa seule cérébralité, une des plus rares, des plus fines, des plus exaltées intellectuellement, qui existent. Les musiciens pourront analyser l’objet produit et rechercher la cause. Tout le compte rendu à faire de cette soirée consiste à signaler cet étrange phénomène, ce phénomène qui est un homme, une sensibilité aux prises avec le mystère de la nature, les sentiments, les passions, une pensée en dialogue avec elle-même au milieu des foules et dans la solitude, dans le bruit des villes et dans les champs si lumineux et si frais le matin, si roses et si mélancoliques le soir.

Gustave Geffroy.