Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Presse

Vendredi 22 mai 1885

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(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

LA JEUNE LITTÉRATURE (1875 – 1885)

MAURICE ROLLINAT

 

Je ne connaissais Maurice Rollinat que par quelques pièces de vers publiées ici ou là.

Je fis sa rencontre au Sherry-Cobbler, et nous ne tardâmes pas à lier connaissance. Triste et sombre dans la solitude, il devenait un gai compagnon parmi nous. Et quand le joyeux et robuste Normand, Charles Frémine, et le vaporeux dessinateur, Georges Lorin, depuis devenu poète, se trouvaient être de la partie, on se rendait rue Racine, à l’entresol d’une minuscule brasserie, où se trouvait un piano, et, là, Maurice Rollinat plaquant des accords sauvages, faisait retentir de sa rude voix les entrailles des auditeurs, en chantant la musique presque religieuse, composée par lui sur des sonnets de Beaudelaire.

Maigre, le front ombragé par d’épaisses boucles de cheveux chatains, l’œil enfoncé sous l’arcade sourcilière, l’œil bleu-vert, la bouche grande, une moustache dure, la figure ravagée, tourmentée, grimaçante, et la voix surtout, la voix dont les deux octaves avaient tour à tour d’exquises tendresses, des miaulements fous, et d’empoignantes notes basses : tout cela impressionnait vivement et remuait les nerfs.

Seulement, bientôt, en ce milieu profane la gaieté ironique l’emportait et tout se terminait par de folâtres refrains dont le plus modeste extrait terrifierait le lecteur pudique.

Puis, quand il n’y avait pas, dans la petite brasserie, un tapage trop infernal, on se récitait mutuellement des vers. Un soir même, un infortuné bureaucrate, abusant de ce que Maurice Rollinat était un employé de la mairie du VIe arrondissement, et moi-même un attaché du ministère des finances, se risqua à déclamer un sonnet de sa façon ; sa façon était exécrable ; toutefois, par un sentiment exquis de politesse, chacun de nous baissait la tête, dissimulant l’âpre ennui, la désolation amère que nous causait cette versification maladroite. Malheureusement pour l’auteur, ce silence l’intimida, et vers le milieu du second tercet, au lieu de dire ce qu’il avait écrit : la magique palette, sa timidité naturelle qu’il avait eu le grand tort de surmonter en l’occurrence, reprit le dessus, et faisant fourcher sa langue de néophyte, le força de prononcer : la pagique malette. Ce fut la fin. On se tordit. Cette vengeance d’Apollon contre un Marsyas de rencontre fut saluée par des applaudissements unanimes. Seul, Charles Frémine, conservant son sang-froid, attendit que le silence fût rétabli et déclara sobrement : C’est idiot !

Oncques, depuis, ce catéchumène des Muses ne se livra aux hasards de la diction.

Un soir, au petit entresol, Rollinat et moi nous étions seuls. Nous devisions littérature, et cheminions sur le terrain des confidences. J’appris qu’il était le fils de maître Rollinat, le malgache de Mme Sand, que la grande romancière lui avait servi de parrain, et encouragé ses débuts ; que dans sa campagne berrichonne sauvage, et brumeuse, dans sa lande, parmi ses brandes, une peur effroyable saisit l’homme en face de la nature, que les choses y prennent des aspects mélancoliques et fous ; il me récitait des rondels :

LES LOUPS

Bruns et maigres comme des clous,
Ils m’ont surpris dans la clairière,
Et jusqu’au bord d’une carrière
M’ont suivi comme deux filous.

– Jamais œil de mauvais jaloux
N’eut de tueur plus meurtrière.–
Bruns et maigres comme des clous,
Ils m’ont surpris dans la clairière.

Mais la faim les a rendus fous,
Car ils ont franchi ma barrière.
Et les voilà sur leur derrière,
A ma porte ! les deux grands loups
Bruns et maigres comme des clous.

Vision peut-être de chiens errants ; mais impression de solitude noire, de campagne déserte et terrifiante ! Quant aux passants, aux vagabonds, ils sont pis à rencontrer, en ces landes dénuées de sergents de ville et de becs de gaz.

L’HOTE SUSPECT

– Nous sommes bien seuls au bas de cette côte,
Bien seuls ! et minuit qui tinte au vieux coucou !
Le jeune étranger m’inquiète beaucoup !
Il quitte le feu, se rapproche, s’en ôte,

Ne parle qu’à peine, et jamais à voix haute :
– Cet individu médite un mauvais coup ! –
Nous sommes bien seuls au bas de cette côte,
Bien seuls ! et minuit qui tinte au vieux coucou !

Oh ! ce que je rêve est horrible : – Mon hôte
Poursuit la servante avec un vieux licou...
J’accours ! mais je tombe un couteau dans le cou,
Eclaboussé par sa cervelle qui saute...
– Nous sommes bien seuls au bas de cette côte !

Le vers de onze syllabes employé là ne prend toute sa valeur que quand le poème est déclamé par Maurice Rollinat ; il fait passer à travers ce système claudicant l’intensité de la peur, de l’horrible peur dont il est saisi en ce pays sauvage, mais qu’il adore parce que précisément il y éprouve le vertige de l’épouvante !

Vers minuit, Maurice Rollinat me dit : Secouons-nous un peu ! Nous sortîmes, et après quelques allées et venues sur le boulevard Saint-Michel, il me proposa d’improviser un souper frugal. On irait dans sa chambre, il avait tant de choses à me lire, à me réciter, et tant de mélodies bizarres à faire palpiter sur son piano. Achat de saucissons, de jambonneau, deux bouteilles de vin, du pain, et nous voilà partis vers la rue Saint-Jacques. Rollinat habitait un petit logement au sixième.

Fini rapidement le souper improvisé ! Rollinat ouvrit son piano. Ce piano était un clavecin aux sons aigrelets, antiques ; sans doute, il gémissait d’être réveillé si tard, lui, instrument du dix-huitième siècle, par un artiste de la fin du dix-neuvième. Au lieu des menuets, pauvre épinette, au lieu des pas de Vestris, voici qu’il était forcé d’accompagner, sur une mélodie funèbre de Rollinat, le terrible sonnet qu’avec une ironie amère Beaudelaire intitula : le Mort joyeux.

Dans une terre grasse et pleine d’escargots,
Je veux creuser moi-même une fosse profonde,
Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
Et dormir dans l’oubli, comme un requin dans l’onde.

Je hais les testaments et je hais les tombeaux !
Plutôt que d’implorer une larme du monde,
Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux
A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde !

O vers, noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
Voici venir à vous un mort libre et joyeux,
Philosophe viveur, fils de la pourriture...

A travers ma ruine, allez donc sans remords,
Et dites-moi s’il est encore quelque torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts.

Ceux qui n’ont eu sous les yeux que la musique gravée de Rollinat, ceux qui n’ont pas entendu cet artiste original, bizarre et tourmenté, gémir d’une voix profonde les deux quatrains, lancer violemment le premier tercet, et terminer par un cri terrible d’angoisse effroyable le second, ne peuvent pas se rendre compte de l’effet produit par ce chant, la première fois qu’on l’entendait.

Le répertoire de Rollinat y passa presque en entier, puis les vers de son volume les Brandes, qu’il préparait alors chez Sandoz et Fischbascher. Vers sept heures du matin, le poète me lisait le scénario d’un drame extraordinaire qu’il devait terminer en collaboration avec le doux Pierre Elzéar : association étrange, qui, du reste n’a pas abouti. Pouvait-il en être autrement ? Le lecteur en jugera par le scénario lui-même, qui est resté suffisamment gravé, dans ma mémoire effrayée.

Emile GOUDEAU.

 

 

Remarque de Régis Crosnier : Cet article sera repris dans Dix ans de bohème (La librairie illustrée, Paris, 1888, 286 pages), pages 77 à 83. Le scénario indiqué dans le dernier paragraphe, figure pages 83 à 85 de ce livre.