Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Presse

Lundi 22 juin 1896

Page 4.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

FEUILLETON DE LA PRESSE
Du 22 Juin 1896

CRITIQUE LITTÉRAIRE

 

La Voix des choses, Emile de Saint-Auban (A. Pedone). – Les Apparitions, Maurice Rollinat (G. Charpentier et E. Fasquelle).

(…)

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Tout le monde connaît aujourd’hui le haut et puissant artiste qu’est M. Maurice Rollinat. Les Névroses, dans les Brandes, l’Abîme et la Nature révélèrent un prodigieux talent de poète évocateur. Le vers de M. Rollinat est bien à lui, d’une forme tout à fait personnelle : il mord, siffle, caresse, entonne une jolie rime, ainsi que le ferait une savante musique d’accompagnement. Et ce sont, en effet, d’immenses pages musicales, ces Apparitions qui séduiront les amis de l’étrange, du fantastique, de l’au-delà et de la terreur.

Personnellement, j’ai trouvé que dans la Nature M. Maurice Rollinat s’était montré poète plus spontané, d’un jet plus large. Il semble que, là, il soit retenu à chaque instant par la préoccupation de faire étrange, d’inspirer la peur. Alors ses vers se contorsionnent, quelques-uns, de huit pieds, ne contiennent que deux mots très longs – le poète affectionne les mots longs, comme crépusculaire ; les adverbes interminables, comme successivement – en vue de l’effet qui, nous devons l’avouer, n’est pas toujours atteint.

Cependant certains des morceaux de ce recueil resteront, prototypes de poésie harmonieuse de ce barde étrange, épris de la nature dans ses laideurs et dans ses infirmités, recherchant tout ce qui peut alimenter le pessimisme amer, la désespérance affolée dont son âme est pleine.

Rollinat est bien le poète moderne. Ne l’a-t-il pas prouvé celui qui a voulu que son premier livre portât ce titre inscrit en lettres de feu sur le front de la génération actuelle : les Névroses.

Le mépris que l’auteur éprouve pour l’humanité est tel qu’il ne nous montre même plus que des personnages sortis de son imagination et que dans son prochain livre il dépeindra les paysans, les paysans d’âme sordide, identifiés avec la terre.

Pourquoi lui en faire un reproche, puisque tel est son sentiment ! J’aime la vie et la santé dans les œuvres et pourtant je ne trouve pas morbide celle de M. Rollinat. Lisez plutôt ce passage du morceau intitulé la Nature et l’Art. Il parle de l’artiste auquel la nature souffle le suprême conseil d’obéir à son corps et non pas à son esprit, de courir la campagne, de s’enivrer d’air pur et de ciel bleu, au lieu de se pencher sur la table à aligner des rimes :

Mais lui, restant son propre émule,
Il tordait son esprit, son cœur,
Passait le suc de son labeur
À tous les cribles du scrupule.

Voici que, dans le gouffre avide
Qu’il crut combler, le malheureux !
Il s’engloutit, toujours plus creux.
Se débat, vidé dans le vide.
Ah ! La nature avait raison !
Son rêve est devenu poison.
Ci-git sa muse trépassée
Sur tous les fiels qu’elle a vomis,
A présent, qu’il passe au tamis
Les ténèbres de sa pensée.
. . . . . . . . . . . . . .

Puis, quand, l’orgueil à la torture,
Il s’est désespéré, maudit,
Un jour, à la longue, il se dit,
Au froid conseil de la nature :
« L’Art sans trêve était ton bourreau ;
Tu ne béniras jamais trop
L’épuisement qui t’en délivre.
Fais donc fête à ton corps qui rit,
Et, simple d’âme, enfant d’esprit,
Vis ! pour le seul bonheur de vivre.

C’est le vers qui clôt le volume, et nous pouvons en tirer qu’il le conclut. Mais, pour en arriver là, quel Enfer M. Rollinat ne nous a-t-il pas fait traverser ? Voici le morceau le plus important du recueil : ce sont treize hommes qui racontent chacun son rêve le plus terrible.

Le premier est assassiné par une morte qui lui enfonce un poignard dans le cœur, le second est enfourné dans un brasier rougeoyant, le troisième est guillotiné par un bourreau maladroit, le quatrième entre dans un palais dont les murs, le plafond et le plancher sont « un grouillement de pourriture humaine », le cinquième marche dans l’obscurité accompagné par un orage comme jamais il n’en a vu ni entendu, le sixième se voit étrangler par sa mère, le septième se mange le bras droit, le huitième est enfermé dans un musée de criminels en cire qui s’animent soudain, le neuvième est un crapaud qui, sautant sur la poitrine d’une femme, la fait mourir de stupeur, le dixième tombe dans un puits sans fond, le onzième est menacé par un couteau, le douzième est enlacé par un serpent.

Mais le treizième… le treizième, on lui refuse la joie d’expirer, de ne plus être, et mort, il ressuscite.

Tu dois exister désormais
Pour jamais ! Pour jamais !

Retourne au mal, au deuil, à l’argent, aux amours,

Pour toujours ! Pour toujours !
Va-t’en lutter, souffrir, penser,
Sans plus repouvoir trépasser.

Et d’un commun accord les amis déclarent que c’est le plus horrible rêve, le cauchemar le plus atroce qu’une imagination d’homme puisse inventer.

Henri Duvernois.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Henri Duvernois est un pseudonyme utilisé par Henri Schwabacher. Celui-ci, né à Paris le 4 mars 1875 et décédé à Paris le 30 janvier 1937, est un librettiste, écrivain et critique littéraire français.

Dans l’avis nécrologique paru dans L’Action française du 31 janvier 1937, page 2, nous pouvons lire : « Né à Paris en 1875, il avait débuté très jeune, à dix-sept ans, comme secrétaire de la fameuse librairie Charpentier. Il vit les écrivains célèbres du temps, Alphonse Daudet, Emile Zola, Théodore de Banville, Maurice Rollinat, Georges Rodenbach. En même temps il entrait dans le journalisme et devenait tour à tour reporter, échotier, critique littéraire, secrétaire de rédaction. (…) ».

– 2 – Les vers « Mais lui, restant son propre émule, (…) de sa pensée. » correspondent aux strophes 5, 6 7 et 8 du poème « La nature et l’art » (pages 302 à 305). Ensuite les vers « Puis, quand, l’orgueil à la torture, (…) pour le seul bonheur de vivre. » aux strophes 11, 12 et 13 du même poème. Dans les deux cas, il manque des séparations de strophes.

– 3 – Les vers « Tu dois exister désormais (…) Sans plus repouvoir trépasser. » correspondent à la fin de la quatorzième strophe du poème « Les treize rêves » (pages 9 à 18).