Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Vie quotidienne

Dimanche 14 août 1898

Pages 54 à 56.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

(page 54)

 

LA VIE LITTERAIRE

 

ROLLINAT

par Maurice Lefèvre.

 

Nous avons, dans un de nos précédents numéros, donné le portrait de Rollinat, par G. Lorin. Nous reproduisons aujourd’hui l’intéressante conférence qui a servi de présentation au « bon poète », de retour en sa ville de Paris.

La tâche qu’on m’a fait l’honneur de me confier dans le programme de cette soirée ne laisse pas que de m’inquiéter un peu. Parler devant un public comme celui qui m’écoute est toujours une entreprise périlleuse, malgré, comme dit la chanson, malgré l’habitude qu’on en peut avoir, mais, aujourd’hui, le péril se double ! C’est de Maurice Rollinat, de ce poète étrange, captivant, terrifiant et charmeur à la fois que je dois vous entretenir quelques très courts instants non pour vous le révéler, mais pour vous mettre, suivant l’expression consacrée, dans l’état d’âme nécessaire à la parfaite compréhension de son œuvre multiforme, et d’une unité si parfaite cependant, qu’on peut dire de l’auteur qu’il n’est pas seulement un artiste, ce qui n’est que le strict devoir de quiconque se mêle de chanter ou d’écrire, mais l’artiste au sens le plus noble, le plus complet de ce mot puissant et doux.

Parler de l’œuvre, c’est parler de l’homme aussi, et voilà précisément ce qui m’embarrasse… A vous tous, si nombreux, qui le connaissez, l’admirez, l’aimez, que pourrai-je dire que vous ne sachiez déjà et que vous n’exprimiez bien plus éloquemment que je ne le saurais faire, dans ce langage silencieux du cœur qui n’a point besoin de s’emprisonner dans la geôle des mots ? Et à ceux qui l’ignorent encore et qui sont accourus ici, entraînés par l’enthousiasme des initiés, par quel stratagème ferai-je passer en eux cette foi qui nous anime ? Maurice Rollinat n’est pas de ceux qui peuvent laisser indifférents ; on est, en le lisant, son admirateur ou son adversaire…

Ma responsabilité est grande, car il faut que nous quittions cette salle vaincus et convaincus. J’ai donc besoin, pour mener à bien ma tâche, du concours bienveillant de tous, et je fais appel avant de commencer à l’indulgence des uns et à la bonne volonté des autres.

Tout au moins le nom de Maurice Rollinat n’est-il pas inconnu, et nul, parmi ceux qui, dans les journaux, lisent autre chose que les faits-divers ou le résultat complet des courses, n’a perdu le souvenir de cette chronique célèbre d’Albert Wolff qui, du jour au lendemain, d’un coup de baguette de cette magicienne tant décriée par les ignorants, la Presse, puisqu’il faut l’appeler par son nom, jeta en pleine lumière et répandit dans le public, colporteur de renommée, l’artiste qui jusqu’alors, dans l’ombre épaisse des intimités, avait déjà conquis par cette seule force que Weiss nommait si heureusement la dictature de la persuasion, une gloire d’autant plus pure que nul souci mesquin d’intérêt, que nulle pensée vile de réclame n’en ternissait l’éclat.

La persuasion ! Oui c’est le terme qui convient le mieux pour qualifier son œuvre. C’est de la persuasion qui émane de ses vers, de ses chants qui ne relèvent d’aucune esthétique spéciale appartenant à toutes les écoles ; c’est de la persuasion qui jaillit à flots sonores du clavier sur lequel ses doigts courent, hésitants parfois ; c’est la persuasion dont les effluves enveloppent un auditoire, véritables rayons mystérieux de la pensée qui pénètrent jusqu’au fond des cœurs et découvrent cet autre invisible : l’enthousiasme ! qui sommeille toujours dans les âmes bien nées et qui, fussent elles-mêmes cuirassées momentanément du triple airain du scepticisme ! de l’ignorance et de l’envie, s’éveille soudain et érupte en bravos spontanés au contact d’un accent sincère.

Ah ! les belles nuits passées autour de la lampe, dans la pauvre chambre du poète alors que les premiers auditeurs de Maurice Rollinat, ceux qui eurent la révélation de cet art superbe, l’écoutaient, les coudes sur le piano en fumant des cigarettes, chanter de sa voix débridée aux sonorités de cuivre, aux douceurs de flûte, de cette voix déconcertante, qui grimpe, agile, aux sommets des registres aigus, qui roule aux profondeurs des basses, qui se prélasse, câline, qui rebondit et plane pour redescendre et s’élever encore dans un caprice féroce et coquet : oiseau et nixe à la fois, hirondelle et ondine se jouant des difficultés et raillant les obstacles dans une sereine ignorance des dangers et des pièges.

Vous vous en souvenez, amis de la première heure qui me les contiez, vous vous souvenez de ces moments inoubliables où dans toute l’ardeur de la jeunesse le petit et obscur employé de la Ville venait, dans ce bain d’art très pur, décrasser son esprit de la poussière des paperasseries administratives et désinfecter son âme des pestilences bureaucratiques. Vous vous souvenez de ces instants fugitifs où vous vous évadiez de la vie sur les ailes de sa chimère, heureux de vagabonder à sa suite par les prés et par les bois. Des plaines imaginaires se déroulaient à sa voix, devant vos yeux, solennelles et troublantes en leur majesté. Les arbres chuchotaient à votre oreille les douces confidences des oiseaux nichés, et, bucoliques, dans ce cinquième étage, vous promeniez votre rêve le long des ruisseaux babillards. La terre était à vous !… Les coteaux et le val, le torrent et la forêt, partout où le regard pouvait s’étendre, en quelque lieu que sa fantaisie vous portât, c’était comme un domaine immense dont ce marquis de Carabas vous faisait princièrement les honneurs…

Puis soudain le vent gémissant dans les branches, le ciel obscurci, les éclairs aveuglants, sa propre voix tonnante comme une foudre vous plongeait dans l’horreur. Devant vous se dressait l’épouvante, vous entendiez les appels lugubres des chiens hurlant à la lune ; le fantôme de la peur se glissait au milieu de vous avec un cliquetis funèbre de sarabande macabre. Et c’était alors comme une nouvelle course à l’abîme où Baudelaire, le bon compagnon des névroses, chevauchait à ses côtés drapé dans son manteau de nuit. Des lamentations désolées montaient des profondeurs, et dans une funèbre galopade le troupeau sinistre des haines, des colères, des mépris, des doutes, des remords vous faisait un lugubre et hurlant cortège jusqu’à l’effondrement final dans le gouffre silencieux du néant… Pantelants, le cœur en loques, vous viviez ce cauchemar, d’où vous tirait soudain le rire jeune du poète, rire vibrant comme une claironnée d’éveil, gai comme une diane matinale. Ah ! les long bravos, les exquises larmes qui brouillaient tous les yeux, les frissons qui secouaient votre chair meurtrie et satisfaite.

Vous avez connu ces heures, et quand un souvenir les évoque, c’est toute votre jeunesse qui sursaute brusquement devant vous. Et voilà pourquoi vous l’aimez, le grand artiste, c’est que votre âme avait compris son âme ; vous êtes en lui comme il est en vous ; les uns, les autres, vous êtes unis dans un même amalgame de pensées communes. C’est qu’il a su faire vibrer dans vos cœurs des cordes ignorées peut-être, muettes à coup sur jusqu’à lui, et que depuis ces instants déjà lointains, leurs frémissements apaisés bruissent encore comme une douce mélopée dans votre mémoire attendrie.

Que ne donneriez-vous pour revivre une de ces soirées du bon temps ? Quelle joie serait-ce si, par miracle, ce cher passé pouvait renaître ?

Eh bien, que vos vœux soient accomplis !… C’est à cette résurrection que vous êtes conviés. C’est l’une de ces heures qui va, de nouveau, sonner pour vous. Vous allez feuilleter une fois encore le livre de votre jeunesse, amis de jadis aux cheveux déjà grisonnants, et vous, nouveaux venus, vous allez, régal unique, les entendre comme jamais ils ne furent entendus, ces poèmes d’enchanteresse terreur auxquels se délectèrent tant de vrais artistes. Vous allez, avec eux, parcourir ce prestigieux domaine qui vous réserve d’innombrables surprises… Soyez avec nous, offrez en confiance votre cœur aux caresses de cette poésie, de ces chants étranges. Mûrez, pour un instant, l’arsenal ordinaire des critiques, oubliez les formules usuelles des rythmes et des mélodies, et s’il vous faut un criterium, si vous ne pouvez juger sans comparer, laissez de côté le souci des rimes ternaires et des quintes diminuées, ne songez qu’au dialogue du vent dans les branches avec les mésanges et les pinsons. Ah ! les consonnes d’appui, les enjambements, les rejets, les césures ! Rions, amis, rions pour un soir, de ces formules scholastiques étroites et compassées, corset de fer où se guinde avec majesté la poésie des villes.

Rollinat, ne l’oubliez pas, ce n’est pas seulement le poète connu des névroses, c’est aussi celui moins révélé encore des brandes et des glèbes. C’est l’amant religieux de la nature, le chantre inspiré des grands bœufs pensifs, des perdrix grises et des grillons. Sa muse au torse puissant et libre marche seins et pieds nus dans les chaumes. Elle gambade sous le soleil, livrant sans voiles, aux rudes bourrades du vent, la jeunesse de ses chairs hâlées. Coquette aussi, la jolie fille, mais d’une coquetterie rustique et sans apprêt, consciente de sa grâce insigne, et belle, admirablement, de franchise et de vérité.

Et dire que quelques professionnels de « lignes inégales », que quelques brodeurs de notes ont dénié à cet artiste le double titre de poète-musicien. Pardonnez-leur, en vérité, car ils ne l’ont sans doute jamais lu… Il est des hommes que toute gloire offusque, que toute renommée irrite… Rollinat sortant de son obscurité devenait un gêneur, ses libres allures scandalisaient leur correction, sa franchise déjouait leur habileté. La senteur âcre et forte des prés que ses vers répandaient autour d’eux offensait leur odorat accoutumé aux essences compliquées et musquées, aux maquillages habiles, aux cosmétiques et aux mignardises dont s’adorne trop souvent la muse salonnière. Ah ! parbleu, quand il paraissait avec sa tignasse en révolte, ses yeux gris aux regards brûlants comme braise, son masque couturé, sillonné de rictus profonds, modelage puissant d’un destin rigoureux, comme ils s’effondraient les visages grassouillets et les faces poupines ! Et quand sa voix s’élevait, sonore, dominatrice, comme elles s’affadissaient les mièvreries sacrées ! A côté de ce plat solide et fumant, les gâteaux de crème paraissaient rances, et les petits fours des mélodies de salon n’étaient bientôt plus que des fours… sans épithète.

Un soir, laissez-moi vous conter cette anecdote, dans une maison hospitalière d’où tant de gloires ont pris leur vol, dont les portes s’ouvrent joyeusement toutes grandes devant (page 55) quiconque peut, au nom de l’art, montrer patte blanche, Rollinat, révélé de la veille, devait chanter… Il y avait là de grands poètes, de grands musiciens, de grands artistes en tous genres, véritable bouquet de fleurs académiques, et devant le piano défilaient successivement, dans une confusion charmante, les plus célèbres et les plus célébrés. Mélodies, tendres et langoureuses, petits vers et morceaux de bravoure : toutes les cordes de la lyre étaient pincées, grattées, frottées, et le concert se déroulait au milieu de murmures en sourdine, accompagné par la musique ouatée des conversations derrière l’éventail, dont vous savez, Parisiennes, si gentiment voiler votre indifférence et donner le change à votre ennui ; les habits noirs se penchaient vers les épaules blanches, les crânes ondulaient parmi les toisons blondes, comme des boules de neige dans un champ d’épis murs, et des pâmoisons courtoises saluaient comme un répons de litanies mondaines les « codas » et les « péroraisons ».

Tout à coup un murmure se répand dans les groupes : Rollinat va chanter !… Il entre, un peu gauche, confus, mal à l’aise sous les regards, le front creusé de ce sillon d’énergie qui barre les seuls fronts des timides résolus, et tout de suite il se fait… un grand silence… Il chante, et le vol des éventails s’arrête, et les regards deviennent fixes, et les poitrines se soulèvent, et les mains, les fines mains gantées se heurtent et claquent d’incorrects mais enthousiastes bravos, et de beaux yeux rougis laissent, sans vergogne ni soucis, couler de douces larmes. L’atmosphère conventionnelle et frivole s’était épurée. Le factice, l’irréel, le déjà-entendu, miasmes pernicieux et exquis des conventions, s’étaient envolés sans retour : le grand souffle de la nature venait de passer !…

Quelqu’un, ou plutôt quelqu’une, les femmes, seules, ont ces imprudences… ou ces audaces, s’approcha d’un habit noir dûment chamarré, très « dessous de coupole », et d’une voix où vibrait encore l’enthousiasme :

– Est-ce beau ? Est-ce admirable, hein ?

Et l’habit noir de s’incliner et de répondre avec un sourire protecteur :

– Oui… pas mal… pas mal… Un bon élève !

Un gentil éclat de rire, plein de malice, accueillit cette boutade, et l’habit noir, satisfait de son mot, battit majestueusement en retraite, persuadé (sans doute l’est-il encore à cette heure), que c’est de Rollinat qu’on avait souri.

Un bon élève !

Myrto ne sait pas de chansons
Les filles la trouvent sauvage
On la fuit et les beaux garçons
Ne l’embrassent pas au passage.
. . . . . . . . . . . .
Mais elle sait le chant austère
Qui vibre au cœur silencieux
Et qui ne connaît pas la terre ;
Myrto sait la chanson des cieux.

a dit un autre poète !

La voilà la muse de Rollinat. C’est une Myrto, elle aussi, une Myrto farouche autrefois, dans la turbulence des villes, aujourd’hui solitaire, rêveuse devant les plaines déroulées.

Il s’est dépeint lui-même.

Barde assoiffé de solitude
Et bohémien des guérets
J’aurai mon cabinet d’étude
Dans les clairières des forêts.

Voilà ce qu’est devenu au contact de la nature « tout grisé d’herbe et de ciel bleu », le poète torturé des névroses, au spleen lancinant, à l’âme courbaturée. Voilà l’apaisement béat de ce cœur broyé dans l’engrenage des cités.

Plonge-toi dans le sein qu’elle t’ouvre toujours.

Le conseil de Lamartine, Rollinat l’a suivi, et c’est le poème des brandes, la chanson des halliers et la sagesse et le bonheur qu’il a trouvés dans sa retraite.

Bon élève !… Celui que Goncourt saluait, que Daudet chérissait, auquel Barbey d’Aurevilly, après l’avoir pris d’abord en horreur parce qu’il s’était permis de toucher à Baudelaire, voua une indissoluble amitié que la mort seule put rompre, dès qu’il l’eut entendu chanter la Causerie et l’Invitation au voyage.

Bon élève !… Cher maître.

M. Armand Dayot, en qui la tendresse pour l’homme se double d’admiration profonde et raisonnée pour l’artiste, appelle Rollinat un tzigane de génie… L’épithète est juste autant que pittoresque ; c’est le même dédain des rythmes corrects, c’est la même fougue que celle de ces demi-sauvages aux longs cheveux de jais, dont l’archet mordant grince le long des routes, au revers des talus, au bruit des « Eljen » joyeux des paysans ébaubis.

Dans sa Creuse, qu’il a chantée avec autant d’amour qu’Hégésippe sa Voulzie, le ci-devant noctambule infatigable, rapsode errant de la rive gauche, qui rendait la parole aux pianos sourds-muets des brasseries surannées, leur faisant la royale aumône de son art et de son génie, vit maintenant, calme et reposé, entre ses poules et son curé, un curé souriant et indulgent pétri spécialement pour lui sur le modèle du curé de Meudon, par un Dieu ami des poètes. C’est là que, le dimanche, à l’office, il tient l’harmonium nasillard de la petite église champêtre de Fresselines, et chante aux fidèles stupéfaits et attendris les Blanchisseuses du Paradis, la Mort des Fougères, et ce chef-d’œuvre, le Recueillement.

Ne vous étonnez pas de cette brusque évolution, elle est la transformation naturelle de cet esprit amoureux d’idéal. Cet enfant des grandes plaines et des bois mystérieux se sentait mal à l’aise dans nos rues étriquées, c’est à Paris qu’il était en exil.

Paris c’est l’Enfer ! sous les crânes,
Tous les cerveaux sont desséchés !

a-t-il écrit en un jour de colère.

Aussi comme il se retrouve chez lui, parmi les frondaisons touffues.

Mon âme devient bucolique,
Dans les chardons et les genêts,
Et la brande mélancolique
Est un asile, où je renais…

Quoi d’étonnant alors à ce que, meurtri dans la mêlée quotidienne, il s’écrie gaiement comme un collégien féru d’école buissonnière :

Loin, bien loin des foules humaines,
Où grouillent tant de cœurs bourbeux,
Allons passer quelques semaines
Chez les peupliers et les bœufs.

Libre enfin ! à sa guise ! Il est libre de chanter, de rêver, de vivre ! Et comme un mauvais rêve que les premières lueurs d’aurore effacent, bientôt les terreurs de son esprit se dissipent. Il renait ! Un hosannah d’amour monte de son cœur à ses lèvres :

Hors de Paris, mon cœur s’élance,
Assez d’enfer et de démons ;
Je veux rêver dans le silence,
Et dans le mystère des monts.

Et là, mes vers auront des notes
Aussi douces que le soupir
Des rossignols et des linottes
Lorsque le jour va s’assoupir.

Parfumés d’odeurs bocagères
Ensoleillés d’agreste humour
Ils auront comme les bergères
L’ingénuité dans l’amour.

Ce sont des amis qu’il retrouve en ces arbres dont il a si bien célébré la hautaine mélancolie :

Arbres, grands végétaux, martyrs des saisons fauves
Sombres lyres des vents, ces grands musiciens,
Que vous soyez feuillus, ou que vous soyez chauves,
Le poète vous aime et vos spleens sont les siens.

De vous un magnétisme étrange se dégage,
Plein de poésie âpre et d’amères saveurs ;
Et quand vous bruissez, vous êtes le langage
Que la nature ébauche avec les grands rêveurs.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Partout où vous vivez, chênes, peupliers, ormes,
Dans les cités, aux champs et sur les rocs déserts
Je fraternise avec les tristesses énormes
Que vos sombres rameaux épandent par les airs.

Il me semble bien, en dépit des professionnels, que ce sont là des vers.

On les dit même alexandrins
Avec leurs douze pieds qui trottent.

Mais c’est mieux encore, c’est de la poésie, de la très belle, et son œuvre en est pleine. A chaque instant, elle éclate et empoigne, et nous passerions la nuit à citer ses beautés.

Mais, je le répète, ce n’est point une étude fouillée que vous êtes venus entendre… En quelques minutes, déjà passées, je n’ai pas eu la prétention de vous rien révéler. Il suffisait de renouer la chaîne interrompue des souvenirs.

– Aimez-vous Rollinat ? me demandait-on un jour, en certain lieu ou l’on a pour son œuvre un véritable culte, et où je me trouvais pour la première fois.

– Je ne connais pas encore l’homme, répondis-je, mais j’aime le poète.

– Tant mieux, alors, car vous êtes ici dans une maison de fous, ajouta avec un charmant sourire la grande dame à l’âme courageuse d’artiste, qui me faisait l’honneur de m’adresser la parole… !

Maison de fous !… Oui, si c’est folie de croire à tout ce qui est beau, à tout ce qui est noble, à tout ce qui est vrai !… Maison de fous !… Eh bien ! soit, mais il faut que tout à l’heure, cette salle aussi devienne une maison de fous. La contagion est inévitable, n’essayez pas de résister, ne boudez pas à votre émoi, livrez-vous sans réfléchir, ôtez vos gants, mesdames, si vous craignez qu’ils se déchirent. Dénudez vos mains blanches, Parisiennes vaillantes en qui j’ai foi pour allumer l’incendie des bravos. Applaudissez ! Applaudissez sans respect pour le cant et la bonne tenue. Si vous redoutez qu’on en jase, nous vous garderons le secret, Françaises au grand cœur, Gauloises aux yeux clairs, c’est l’alouette, la joyeuse alouette des Gaules qui va chanter. Faites chorus avec elle en ce moment unique où les plus aimés des artistes qui font votre joie, sont les fleurons de cette couronne dont vous allez ceindre le front inspiré du poète… Qu’avez-vous à craindre ? L’enthousiasme est de la beauté qui va s’ajouter à la vôtre. Que vos yeux en soient plus brillants et votre lèvre plus fleurie.

Grisez-vous ! grisez-les. Jetez-leur votre âme en pâture et qu’ils deviennent fous eux aussi pour chanter la bonne chanson comme Rollinat l’a écrite et comme Dieu même l’a dictée.

Mais ce n’est pas seulement le désir des sensations rares qui vous a conduits ici. Un autre souci également noble vous amène. Grâce à vous des malheurs vont être allégés. Ils sont le prétexte de cette soirée, que votre charité toujours en éveil, vous a fait accueil-(page  56)lir avec empressement… En glorifiant un poète et en soulageant une grande infortune, vous avez fait à la fois une belle œuvre et une bonne action.

Bravo donc et merci !

Ici, je m’arrête, l’heure est venue de céder la parole à ceux que vous êtes venus entendre. Je n’ai voulu que mettre une préface, bien indigne, hélas ! au magnifique livre que vous allez feuilleter. Mais avant que je me retire, amis qui m’avez confié ce poste d’honneur, dites-moi qu’en essayant de traduire votre pensée je n’ai point trahi votre confiance. Ce sont des mots, rien que des mots pour vous qui connaissiez ces choses. Puissent-ils n’avoir pas semblé tout à fait vidés à ceux qui les ignoraient encore.

Je n’ai frappé, en ces minutes, brèves à mon désir, longues à votre impatience, que les trois coups de l’avertisseur.

Maintenant, que les présentations sont faites et que le poète vous est connu, j’ai dit tout ce que j’avais à dire.

Je n’ai tenté qu’à vous convaincre, quant à vous émouvoir et quant à vous charmer, il saura s’en charger lui-même.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Cette conférence a été prononcée en première partie de la soirée consacrée à Maurice Rollinat, qui a eu lieu le 28 juin 1898, à l’Athénée-Comique, à Paris. Elle était donnée au profit de M. Leczinski, un ancien soldat de 1870 que ses blessures avaient peu à peu rendu inapte à tout travail et réduit à la plus atroce misère.

– 2 – Dans l’église de Fresselines, Maurice Rollinat n’a jamais chanté ses propres chansons, il jouait et chantait les chants religieux en rapport avec les offices.