Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Chat Noir

N° 30 du 5 août 1882

Pages 2 et 4

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

BIBLIOGRAPHIE

LES GENS

Par Georges Lorin (1)

 

De toutes les mélodies de Rollinat, la plus étrangement inexplicable, c’est Georges Lorin. Rollinat, poète-musicien du vertige, de l’épouvante et de la mort a, comme on sait, le double masque de la grande contorsion lyrique : le masque rose du suave et le masque noir du profond macabre. Au fond, je ne sais pas quel est le plus inquiétant des deux sur un tel visage. Ce magicien redoutable qui vous prend le cœur et qui vous le brûle sur vos nerfs comme un moxa, exhale perpétuellement le trouble et le déconcertement. Ses tendresses flottent avec son cœur sur le lac ténébreux.

Alors, pourquoi Lorin – cette vibration si peu terrible de la lyre rose de Rollinat ? Car enfin, si l’admiration la plus généreuse a jamais livré un homme à un autre homme, si l’enthousiasme, le plus désintéressé qui puisse faire flamber les entrailles d’un artiste, a jamais rempli une de ces créatures d’élection par lesquelles notre petit crottin terrestre est rendu supportable, il faut dire que Georges Lorin appartient à Rollinat comme l’arome appartient aux pétales asphysiants de la tubéreuse et qu’il le réfléchit esthétiquement comme un visage expressif répercute les palpitations d’un cœur.

Mais il le répercute avec sa nature à lui, et voilà le mystère ! Rollinat, le plus gorgonien de tous les artistes, le plus lépreux de la cité d’Aoste de l’originalité la plus sourcilleuse, – la moins propre, par conséquent, à former des séides et qui, du reste, n’en a pas un seul, – a rencontré un jour cette âme si différente de la sienne, et, personne ne sait pourquoi cette différence presque infinie les a soudées l’une à l’autre. Depuis ce jour, ils s’en vont dans les espaces… Lorin soufflant d’aimables vers dans son ténu chalumeau de Tytire (page 4) parisien et Rollinat mugissant les terribles iambes de la mort dans son buccin apocalyptique.

Que la critique déconcertée explique comme elle pourra que cette coupe d’opale qui se nomme Georges Lorin, toute remplie du sang noir et bouillonnant de Behémot, conserve inaltérablement la fraicheur aurorale de ses adorables nuances irisées !! mais voici cette charmante plaquette intitulée les Gens, dédiée à Maurice Rollinat et qui se lit en dix minutes. Lisez-la vous-même et prononcez si, par hasard, le comble de l’originalité ne serait pas d’avoir pu garder les notes rosées et cristallines d’un instrument si doux dans le centre même de la surnaturelle et enveloppante clameur du plus effrayant désespoir !

Léon Bloy.

 

(1) Chez Ollendorf, éditeur.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Georges Lorin a dédié son livre Les gens ! (Paul Ollendorf éditeur, Paris, 1882, 29 pages) « Au grand poète, au grand musicien Maurice Rollinat ». Ce texte sera ensuite incorporé dans Paris rose (Paul Ollendorf éditeur, Paris, 1884, 282 pages), pages 21 à 43, avec la simple mention « A Maurice Rollinat ».

– 2 – Ce livre qualifié de « Fantaisie rimée (…) illustrée par Cabriol », c’est-à-dire par Georges Lorin, se compose de courtes phrases suivies d’une illustration. Maurice Rollinat y est représenté deux fois : page 12 « De rêveurs, qui riment des vers, » avec une lyre composée de têtes de poètes et on reconnait Maurice Rollinat en haut au milieu, et page 21 « Et… rieurs, narquois ou moroses… » avec trois portraits dont à droite Maurice Rollinat correspondant au mot « morose ».

– 3 – Quelques définitions ou recherches d’explications :

- moxa = Substance à combustion lente que l’on fait bruler au dessus de la peau pour cautériser une lésion ou soulager une douleur interne (d’après Atilf et Larousse).

- gorgonien = Je pense qu’ici, Léon Bloy fait référence aux Gorgones de la mythologie grecque (Sthéno, Euryale et Méduse) dont les têtes étaient entourées de serpents.

le plus lépreux de la cité d’Aoste = Léon Bloy fait-il avec cette expression référence au livre Le Lépreux de la cité d’Aoste de Xavier de Maistre (publié en 1811, mais qui a fait l’objet de nombreuses rééditions dont une en 1881) ?

- chalumeau de Tytire = Je n’ai pas trouvé de « Tytire », mais par contre il y a dans la première Bucolique de Virgile, l’histoire de deux bergers, Tityre et Mélibée, où s’oppose le malheur de Mélibée et le bonheur de Tityre. Voici les deux premiers vers de cette Bucolique : « Mélibée : Tityre, couché sous la voûte d’un vaste hêtre, / tu travailles un air champêtre sur ton léger pipeau. » et la réponse dans les vers 6 et 10 : « Tityre : O Mélibée, c’est un dieu qui nous a permis ces loisirs, / (…) / et à moi de jouer ce qu’il me plaît sur mon roseau campagnard. ».

- buccin = Dans l’antiquité, c’était une trompette recourbée ou droite qui servait à sonner, dans les camps, les heures du jour et les veilles de la nuit (d’après Atilf).

- sang noir et bouillonnant de Behémot = Il s’agit vraisemblablement de Béhémot(h), l’animal fantastique (assimilé tantôt à l’éléphant ou au rhinocéros, ou à l’hippopotame égyptien) qui dans le livre de Job de la Bible, symbolise la toute-puissance de Dieu, puis, selon les traités de démonologie, l’esprit du Mal (d’après Atilf). Léon Bloy, catholique traditionnaliste, avait été initié à l’exégèse symbolique par l’abbé Tardif de Moidrey ; une référence à la Bible est donc logique. En parlant de « sang noir et bouillonnant », Léon Bloy fait certainement allusion à « l’esprit du Mal ».