Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Matin (Derniers télégrammes de la nuit)

Lundi 4 mars 1901

Page 1.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

Souvenirs de Journalisme

NOUVELLE SÉRIE

LANCEMENT D’UNE BIÈRE…

 

– Alors, ce soir chez Proth ?
– Comment, chez Proth ?
– Mais oui, chez Proth !
– Mais je ne le connais pas.
– C’est impossible !
– Mais non…

Lemay, qui me donnait ainsi rendez-vous pour le soir chez Mario Proth, était un détestable estomac et un excellent garçon. Il avait à la fois une santé atroce et un caractère follement gai. D’une maigreur étique, déjà très pâle naturellement, on le voyait quelquefois pâlir encore tout à coup, fermer les yeux, serrer les dents, puis revenir à lui avec des tyroliennes ou des imitations de cris d’animaux.

Et il me répétait, tout confondu :

– Comment ? Vous ne connaissez pas Proth ?… Proth ?… Proth ?… Mario Proth ?… Mais venez tout de même !… Au contraire !… Il lance, en ce moment-ci, une bière d’Autriche… Et sa bière… Exquise, sa bière, exquise !… Et sa maison… Vous verrez sa maison… Etonnante, sa maison ! C’est l’ancienne maison de la Champmeslé !
– L’ancienne maison de la Champmeslé ?
– Mais oui !
– Et il y lance une bière d’Autriche ?
– Mais oui !… Mais oui !… Venez !… Venez chez ce digne Mario, chez cet excellent Mario !… Venez, venez !…

Au fait, pourquoi n’y serais-je pas allé ?… Proth ? Mario Proth ?… J’avais souvent lu des articles de lui, des publications, des Salons, des notices. Il avait publié, avec une longue étude, les Lettres de Mirabeau à Sophie. Je me le rappelais, enfin, comme l’un des éditeurs des Papiers trouvés aux Tuileries. Et il lançait maintenant une bière… Deux heures plus tard, je rejoignais Lemay dans un café… Nous en repartions… Et il me conduisait chez Proth, dans l’ancienne maison de la Champmeslé…

C’était dans la fameuse petite rue Visconti, qui a vu passer tant de seigneurs, et qui contient à présent tant de gargotes, d’Auvergnats et de garnis borgnes… En retrait, sous une espèce de haute et vaste niche, la porte cochère était entrebâillée et s’ouvrait sous un porche noir, sans un quinquet, sans une veilleuse. On s’y serait cru sous un tunnel.

– Attendez, me disait Lemay, attendez… Je connais l’escalier… J’y monte les yeux fermés… Tenez, c’est par ici… Prenez-moi la main, venez, ne me lâchez plus, suivez-moi…

L’escalier était aussi noir que le porche, et vous paraissait même encore plus noir, parce qu’on y respirait moins bien. On le sentait raide, on s’y cognait au mur, aux marches, à la rampe, et on y faisait des coudes tous les dix pas.

– Ne me lâchez pas, ne me lâchez pas, répétait Lemay… Et attention… Attention… Attention aux précipices !

Au bout d’un certain temps d’ascension, et d’un certain nombre de coudes, nous posions le pied sur un palier, et on apercevait un entrebâillement de porte, vaguement indiqué par une lueur. Il en sortait une rumeur et une odeur de tabac.

– Attention, attention, attention, continuait toujours Lemay… C’est ici… Mais attention… Attention aux précipices !

En effet, il y avait encore des pas… On butait contre une marche qui vous barrait la route… On en rencontrait d’autres où on enfonçait dans le vide… Pendant ce temps-là, la rumeur et l’odeur se rapprochaient, et nous arrivions, au bout d’un petit couloir, à une grande pièce pleine de monde, dans une suffocante tabagie. La fumée était si intense qu’elle vous cachait presque, d’abord, le véritable nombre des gens qui pouvaient bien être là, et les vraies dimensions de l’appartement. Ensuite, on remarquait aux murs des photographies d’hommes célèbres, ou simplement notoires, sous verre, avec des dédicaces : Au fidèle et courageux compagnon qui… etc., Léon GambettaA M. Mario Proth, Victor Hugo… Et d’autres : Au vaillant lutteur… Au camarade… Au penseur… Au républicain… On ne voyait plus, en s’approchant un peu, que des autographes en coup de sabre, d’autres en coup de foudre, d’autres en griffonnages menaçants ou ramassés, d’autres avec les trois points maçonniques, d’autres en anglaises voluptueusement alanguies

Lemay, cependant, « cherchait Mario », mais « Mario », parmi tout ce monde, dans tout ce nuage de nicotine, ne se retrouvait pas au premier coup d’œil, et nous tombions dans un groupe où on se livrait, comme assez souvent à cette époque, à une assourdissante discussion sur les mérites respectifs de Danton et de Robespierre. Il y avait, alors, un ouvrage très cité, sur le premier, par le docteur Robinet. On citait aussi, sur le second, un certain livre de M. Ernest Hamel, et les séides des deux factions se renvoyaient avec fureur aux deux livres.
– Mais lisez donc Hamel !
– Mais lisez donc Robinet !
– Vous n’avez pas lu Hamel, n’est-ce pas ?… Non ?… Eh ! bien, lisez Hamel !
– Vous n’avez pas lu Robinet ?… Non ?… Naturellement !… Vous ne voulez pas le lire !… Eh bien ! lisez donc d’abord Robinet !
– Mais Danton, vociféraient les uns, mais Danton… mais sans Danton…
– Oui, vociféraient les autres, oui, Danton, c’est entendu… Mais ça n’empêche pas que sans Robespierre…
– Et Marat ? Et Marat ? hurlait tout à coup à ce moment-là en fendant violemment le groupe un petit homme hâve, aux yeux brillants dans des paupières rongées, avec une bouche édentée qui suintait dans une barbe clairsemée.

Et il répétait en frappant du pied, et en nous fusillant de postillons :
– Et Marat ? Et Marat ? On oublie trop Marat !

– Ah ! s’exclamait alors Lemay avec un glapissement de gaîté, voilà Proth, voilà Mario !… Le voilà !… Lâche Marat. Mario ! Et de la bière !… Où est ta bière ?

Et il me présentait au petit homme hâve qui était justement Proth en personne, et qui lâchait, d’ailleurs, immédiatement Marat, pour prendre, malgré sa tête hâve, sa bouche suintante et ses yeux rongés, un air de parfaite jovialité. Il était en chemise de flanelle, dans un vieux paletot-sac, fumait un petit bout de pipe, ne venait qu’à l’épaule des autres, et, me broyant la main dans la sueur de la sienne, me demandait en m’emmenant au milieu des groupes, à travers la tabagie :

– En avez-vous goûté ?… Non !… Eh bien ! mon cher, goûtez-en… C’est de la Pilsen, c’est exquis… C’est léger comme de la musique !… Mais je n’en aurai bientôt plus… Il est vrai qu’on on vendra, il y en aura dans le commerce… Mais ça ne sera plus ça… Ça sera la bière de tout le monde… Ça ne sera plus la mienne, ma Pilsen à moi, la Pilsen de M. Mario Proth… Goûtez, goûtez… C’est mon dernier tonneau !…

Et il me faisait arrêter devant une demi-barrique placée en chantier sur une table, au centre même de la chambre, et que m’avaient masquée la fumée et les groupes. Chacun, lorsqu’il avait vidé son bock, revenait le remplir à cette futaille, et pas un autre meuble, pas même un siège, ne s’apercevait dans la pièce… En regardant bien, cependant, au milieu du groupe qui entourait le tonneau, on, remarquait un buveur assis, mais c’était le seul. Il était à cheval sur une chaise, les bras sur le dossier, un cigare dans une main, sa chope dans l’autre, face au fût, sous le robinet, à la source, et là, sous les bras qui se tendaient pour remplir les verres, il restait à moitié écroulé, petit, rond, court, rasé, goguenard, somnolent, avec des lunettes, et le ruban de la Légion d’honneur.

– Allons, me disait Proth en prenant un verre sur la table et en le remplissant lui-même obligeamment, goûtez, goûtez de ma Pilsen… C’est la dernière, c’est mon dernier tonneau…

Puis, il me montrait, d’un rire, le petit gros buveur à califourchon sur sa chaise :
– Vous connaissez ?
– Non.
– C’est Monselet… Mais vous n’êtes jamais venu ici ? Vous n’avez pas encore vu ma maison ? Vous ne savez pas…
– Si, lui dis-je, si… C’est la maison de la Champmeslé !…

Mais je crus, à ce mot si simple, qu’il allait me sauter dessus pour m’égorger, ou tout au moins pour me reprendre mon bock.

– De la Champmeslé ? répétait-il avec des yeux étincelants… De la Champmeslé ?… De la Champmeslé ?…

Et il me criait avec la même véhémence et le même genre de mitraille que lorsqu’il parlait de Marat :

– Mais pas seulement de la Champmeslé !… Pas seulement d’elle !… Mais de Racine, nom de Dieu ! de Racine !… Et de Clairon !… Et d’Adrienne Lecouvreur ! Ah ! Lecouvreur, mon cher, Adrienne Lecouvreur !… Quelle figure !… Allons, encore un peu de ma Pilsen… C’est ma dernière… C’est mon dernier tonneau… Tiens, reprenait-il en même temps, en entendant des accords, voilà le piano… Ah !… tenez, c’est par ici, dans la pièce à côté… Allez entendre… Ça doit être Rollinat…

Et il disparaissait dans la fumée pendant que les accords retentissaient, et que le défilé continuait autour de la demi-barrique, au-dessus de la tête de Monselet…

Rollinat !… Je ne le connaissais pas encore non plus, mais on parlait déjà de lui. Il faisait des vers sur Troppmann, mettait Baudelaire en musique, et je passais, pour l’écouter, dans la chambre voisine… Là, la tabagie était peut-être encore plus forte. Et pas un meuble non plus, pas un siège, tout le monde debout ! Un piano au milieu de la pièce, comme au milieu de l’autre un tonneau, et toujours des photographies sous verre, avec de belles dédicaces : « Au citoyen… A l’ardent démocrate… A Proth… A l’écrivain… »

Les accords, cependant, soufflaient comme en tempête, et c’était bien Rollinat qui les tirait du clavier. Il avait une tête pâle et juvénilement satanique, qu’on aurait pu dessiner en trois coups de plume sur une feuille de papier blanc : un long rectangle blême pour le visage, un casque d’encre pour les cheveux, un petit trait fin pour la moustache, et deux trous de vrille pour les yeux. Il ne plaquait pas ses accords, mais les déchaînait, et chantait, en même temps, sur un rythme emporté, des vers morbides, d’une voix sombre… C’était saisissant et frénétique, et des « ah ! » d’admiration, ou des approbations plus froides, partaient des auditeurs qui se hissaient sur le bout des pieds, fumotaient à petits jets et lampaient à petits coups… A la fin, la fumée était si opaque qu’on ne pouvait plus respirer. On réclamait de l’air, on étouffait, on criait d’ouvrir la fenêtre, et je repassais, pour fuir, dans l’autre pièce, où il y avait toujours foule autour de la barrique, et de Monselet somnolant, sa chope sous le robinet… Alors, j’entendais un cri perçant et tout le monde se retournait, toutes les têtes se dressaient… C’était Lemay qui avait une crise et qui revenait à lui avec le chant du coq… Puis, tout en tournant par la chambre, dans cette fumée à ne plus se voir, j’y reconnaissais brusquement un ami, qui tournait comme moi dans ce brouillard :
– Tiens !
– Tiens !
– Comment, c’est toi ?
– Mais depuis quand es-tu ici ?
– Mais depuis une heure… Et toi ?
– Mais moi aussi !…

Et le piano reprenait en tempête, ou Proth se remettait encore à expliquer sa maison, montrant ses murs, épanouissant des gestes vers ses frises, vous racontait que Racine était mort là, qu’Adrienne Lecouvreur couchait ailleurs, puis vous criait jovialement, dans son vieux paletot-sac, avec ses postillons :

– Allons, encore un peu de ma Pilsen… Ça se boit comme du petit lait… C’est léger comme de la musique… Allons, c’est ma dernière… C’est mon dernier tonneau !…

Maurice Talmeyr.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Maurice Talmeyr est un pseudonyme adopté en 1875 par Marie-Justin-Maurice Coste (né le 17 mars 1850 à Chalon-sur-Saône, Saône-et-Loire, et décédé le 4 octobre 1931 à Saint-Saud, Dordogne), journaliste, romancier et essayiste (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb123653514). Ce nom de plume lui a été suggéré par Victor Hugo comme il le raconte dans son livre Souvenirs d’avant le déluge 1870-1914 (Perrin et Cie libraires-éditeurs, Paris, 1927, 239 pages), pages 57 et 58.

– 2 – Régis Miannay, dans son article « Rollinat et Baudelaire » paru dans le Bulletin de la Société "Les Amis de Maurice Rollinat" n° 39 – Année 2000, pages 3 à 5, situe cette soirée « probablement en juin 1873 ».

– 3 – Charles Monselet (1825 – 1888) avait été fait chevalier de la Légion d’Honneur par décret du 13 août 1866 (cf. Base Léonore).