Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le National

Mardi 6 mars 1883

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

LE MONDE COMME IL VA

 

Influence de la basoche sur les jurés. – Le fils de l’avoué de Caen. – Cent francs par mois à Saint-Lazare et cent cinquante francs par jambe cassée. – Triomphe et modération de Me Danet. – La tablette de chocolat et l’enfant. – Les récidivistes et les acquittés de cour d’assises. – L’avocat parricide. – L’acquittement de Bordeaux. – La névrose sociale. – Les névroses et les névrosés. – Sarah Bernhardt et le petit père Aymès. – Les Névroses de M. Rollinat. – Le cri de l’aumônier.

(…)

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Si j’avais le moindre goût pour les idées cocasses qui commencent à être de mode et pour le jargon étonnant inventé pour les exprimer, je vous dirais qu’il faut attribuer tout cela à la névrose sociale, dont notre époque est atteinte.

Il paraît que nous sommes tous atteints de névrose ! Nous avons les journalistes de la névrose, nous avons les romanciers de la névrose, nous avons les poètes de la névrose, nous avons les criminels de la névrose.

Oh ! avouez-le, lectrice charmante. Vous êtes tordue par la névrose ! Et moi qui vous parle, la névrose me tient aussi, me secoue, me mine.

Nous avons tous deux bon pied, bon œil ; nous mangeons bien à nos deux repas, nous dormons toute notre nuit à poings fermés, nous avons la tête fraiche, les pieds tièdes, le ventre libre ; les braves gens nous attirent, les imbéciles nous font crever de rire, les belles actions nous touchent, les laides nous dégoûtent… eh bien ! si nous ne voulons pas passer pour des êtres grossiers et vulgaires, avouons-le ; la névrose nous mine… Ce siècle, madame, je vous le dit en vérité, est atteint de névrose sociale !

Vers la fin du dix-huitième siècle et le commencement du dix-neuvième, on a eu les hommes sensibles. Le père de Mirabeau, qui le rouait de coups et le faisait enfermer, était un homme sensible ; Rousseau, qui abandonna ses enfants, était un homme sensible ; Robespierre était un homme sensible.

Et les femmes sensibles ! Seigneur ! qu’il y en a eu des femmes sensibles !

On avait une romance à la mode :

Femme sensible…

 Elle donna, dans le populaire, naissance à un proverbe que l’on jetait aux hommes sensibles qui perdaient leur temps :

C’est comme si vous chantiez « Femme sensible » sur l’air de Malbrough !

La fin du dix-neuvième siècle et le commencement du vingtième auront les névrosés, les névropathes.

Une femme fait-elle parler d’elle : névrose !

Sarah Bernhardt, par exemple : c’est la névrose faite femme ; si elle met dix reporters sur les dents, par jour, c’est la névrose qui l’y pousse.

Il est vrai que cette névrose ressemble comme deux gouttes d’eau à celle du petit père Aymès, propriétaire du bazar de Provence : Huiles d’Aix pures. Au port de Marseille,
qui payait une rente à Commerson, pour
qu’il mit sur le dos toutes les naïvetés
qui traversaient son cerveau tintamarres-
que !

Cela faisait venir le monde au bazar de Provence.

Et les névrosés de la littérature !

Des gars au teint fleuri, aux épaules d’athlètes, au ventre de Turcarets qui dévorent comme des portefaix et boivent comme des sonneurs ; qui accouchent d’un volume, tous les deux ans, dans lequel ils torturent de parti-pris la langue, la nature, les caractères humains, viennent vous dire que la fièvre de la production leur donne cette névrose du talent qui, que… turlu tu tu !

Voltaire a produit la valeur de cent volumes, Hugo produit toujours, Balzac, mort encore jeune, en laisse une quarantaine, Alexandre Dumas deux ou trois cents. Du diable s’ils connaissent la névrose, cette magnifique maladie moderne. Ah ! il y a un poète, le poète Rollinat, qui vient de publier un volume, les Névroses.

Il a quarante ans passés ; c’est son début. Ce n’est pas l’excès de la production qui l’a névrosé, celui-là.

Il ne manque pas de talent ; mais tout est cherché, voulu, torturé : du Baudelaire avec moins de conviction et une forme moins serrée. Il y a bel âge peut-être qu’il eût pris sa place, s’il avait regardé la nature telle qu’elle est, avec ses beautés et ses laideurs ; mais que voulez-vous, il fallait chercher l’horrible, le hideux, les abcès, les chancres, les lupus, tout ce qui suinte, purule et horrifie !

Il fallait écrire les névroses pour les névrosés.

Eh bien ! oui, il y a un public spécial pour ces sortes de choses, et il a toujours existé, mais il faut avoir la franchise de l’appeler par son nom et faire comme Rabelais, qui l’interpelle dès sa première ligne.

Quand on a la prétention de ne pas reculer devant la mort, qu’on n’attribue pas à Esculape ce qui ne relève que de Mercure.

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(…)

Jean des Gaules.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – « Jean des Gaules » est un pseudonyme utilisé par Édouard Siebecker (voir page 267 du livre Le Monde des journaux en 1895 d’Henri Avenel, Librairies-imprimeries réunies May et Motteroz – À l’annuaire de la presse française et du Monde Politique, Paris, 1895, 276 pages.)

– 2 – L’auteur écrit : « Il a quarante ans passés ; c’est son début. Ce n’est pas l’excès de la production qui l’a névrosé, celui-là. ». Maurice Rollinat est né le 29 décembre 1846, en février 1883, lors de la sortie des Névroses, il avait donc trente-six ans. Les Névroses n’est pas son premier livre, puisqu’en 1877, il avait publié Dans les Brandes.