Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Petit Parisien

Lundi 27 novembre 1882

Page 1

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

LES FAUX DÉSESPÉRÉS

 

Une des actualités les plus stupéfiantes, un des phénomènes les plus rares que Jean Frollo ait jamais eu à signaler, c’est, bien certainement, l’avènement d’un « poète ».

Il s’appelle Maurice Rollinat, et son nom remplit les journaux.

Quel est ce poète ? Est-ce enfin le barde à voix mâle dont les robustes accents vont, à cette époque chlorotique, infuser un peu de sève aux veines de ces pauvres jeunes hommes, à qui de flasques ballonnements physiques et moraux ont attiré la dénomination pittoresque de « boudinés » ?

Non, ce n’est pas ce poète-là qui vient d’émerger.

Le vers de Rollinat est éclos à la lumière du salon de Sarah Bernhardt – serre chaude des excentricités – et c’est le Figaro qui a révélé ces poèmes, aux reflets cadavériques, empreints d’une stupeur désespérée dont les vers suivants peuvent donner une idée, et qui, grâce avant tout au confraternel dévouement de Léon Cladel, ont trouvé un éditeur.

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Le poète, dans le temps où il pleure la mort d’une femme, Lénore, est obsédé par la visite prolongée d’un corbeau. L’oiseau lugubre se perche sur sa porte et lui tient à peu près ce langage : « Tu n’oublieras jamais la morte !... non, jamais plus ! »

Ce « jamais plus ! » est le glas, au timbre vraiment saisissant, qui revient à la fin de chaque strophe.

M. Maurice Rollinat, devant cette obsession, se dresse et crie en termes éloquents :

Alors, séparons-nous ! puisqu’il en est ainsi,
Hurlai-je en me dressant ! rentre aux enfers ! Replonge
Dans la tempête affreuse ! Oh ! pars ! ne laisse ici,
Pas une seule plume évoquant ton mensonge ! –
Monstre ! fuis pour toujours mon gîte inviolé ;
Désaccroche ton bec de mon cœur désolé !
Va-t-en, bête maudite, et que ton spectre sorte
Et soit précipité loin, bien loin de ma porte !

Le corbeau râla : « Jamais plus ! »

Et le corbeau, nullement intimidé, reste perché à la place qu’il a choisie. Et ses yeux sont ceux « d’un démon qui rêve », ajoute le poète.

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Certes, l’auteur de ces vers n’est pas le premier venu et je devais au lecteur de l’entretenir de cette originale personnalité. D’abord, parce que Maurice Rollinat est un de ceux qui ont souffert et qu’après tout il est permis de parler de « névrose », quand on a combattu inutilement pendant de longues années, avec persévérance, ardeur et... dignité, sans qu’une main se soit tendue vers soi.

Mais le côté le plus ingrat de ma tâche est d’examiner l’influence que le succès de pareilles œuvres peut produire dans le milieu des « jeunes » de la littérature et de l’art.

L’auteur des « Névroses » est – on l’a assez répété – à la fois un auteur tragique, un musicien et un poète. Et ses productions n’ont leur relief, leur valeur véritable que débitées ou chantées par lui, avec des contorsions inattendues, des ricanements infernaux, des intonations diaboliques.

Cela – quoi qu’on dise – semblerait friser le cabotinage – s’il ne s’agissait ici d’un nouveau dieu ou du moins d’une trinité poétique, dramatique et musicale. Et c’est justement ce côté défectueux du modèle que sont en train de copier un tas de jeunes apprentis littérateurs auxquels on serait en droit de demander autre chose.

A leur avis, il est absolument indispensable que le bourgeois « épaté » assiste, dans le développement de strophes retentissantes, aux déchirements lamentables et aux visions cornues et biscornues de ces désespérés volontaires.

L’enfer du Dante n’est qu’un Elysée-Montmartre auprès des tortures sans cesse renaissantes endurées par les possédés, les inassouvis de l’Idéal à la mode.

La souffrance quand même !... « Je n’éprouve pas la moindre incommodité, se disent-ils ; mais voici textuellement les plaintes que j’exhalerais si j’avais le cœur déchiré par une de ces douleurs immenses qui doivent plonger un poète dans le plus profond désespoir ».

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L’autre jour, je me trouvais dans un « cénacle » littéraire – vraiment littéraire.

Un bon jeune homme de vingt-cinq ans à peu près, joufflu, l’œil frais et excellent, charmante nature exubérante, – respirant, comme on dit, la santé par tous les pores et exhalant sincèrement un parfum de satisfaction intime, se leva – invité – et récita des vers.

Le jeune poète en question n’est pas de ceux qu’il faut dédaigner.

Or, du moment qu’il enfourcha cet animal de Pégase, une transformation regrettable se produisit.

Les yeux frais devinrent ronds, la bouche aimable s’arma d’un rictus ne demandant qu’à paraître satanique.

Et, avec un organe tonitruant, faisant ronfler les R comme un cabotin de banlieue, le poète se prit à adresser un virulent discours « aux astres en rut », à la Divinité prise de douleurs d’entrailles et déposant notre planète dans l’espace, sans aucun souci des inscriptions peintes sur les murs du firmament.

Si j’esquisse en quelques lignes bien pâles cet épisode, ce n’est point pour railler un poète de valeur et qui ne saurait se reconnaître dans cette critique.

Ce poète d’ailleurs s’appelle « légion ».

On voit, en effet, en ce moment, à Paris, un très grand nombre de cercles artistiques et littéraires composés de jeunes hommes intelligents, pleins d’enthousiasme, mais qui suivent, avec une inconscience excessivement fâcheuse, le sillon tracé par quelques excentriques, amateurs de réclames et déguisant, sous des formes redondantes et des images outrées ou malséantes, l’inanité de leurs conceptions.

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La plupart de ces « désespérés » sont les fils de braves gens de province, d’honnêtes cultivateurs qui expédient régulièrement à leurs fieux des subsides suffisants pour les mettre à l’abri des éventualités vraiment pénibles de la vie.

C’est à ceux-là, bien entendu, que je m’adresserai pour leur dire :

Il y a mieux à faire que de gémir systématiquement et de menacer du poing le Destin impassible.

Il y a mieux à faire que d’aligner des mots sonores, destinés à décrire les sombres profondeurs d’abîmes fantastiques ou à célébrer les « amours » des astres qui roulent brutalement et mathématiquement dans la voie tracée par un compas mystérieux que, ni vous ni moi, ne saurions connaître.

Chantez plutôt, avec votre voix jeune, ce qui est jeune et brave et beau, et faites passer votre génie tout neuf sous les méninges de ceux chez qui le labeur des bras remplace le travail de la pensée.

Mais, de grâce, vous dont le front n’a jamais été plissé que par la ride des joyeuses lippées et dont la joue n’a jamais senti le contact brûlant des larmes jaillissant des sources sacrées, ne jouez pas avec la douleur, dans vos rimes échevelées.

Laissez aux lutteurs terrassés, à ceux qui peuvent compter les lambeaux de leur chair anémiée accrochés aux féroces aspérités de la voie longue et douloureuse, laissez à ces vaincus les imprécations et le cri suprême de la désespérance.

Non, à vous, enfants, bien nourris et souriants, il ne convient pas d’évoquer la mort dont vous ne voudriez pas, ni les spectres rigides, les fantômes ironiques et cruels qui hantent les cerveaux de vos aînés abattus !

Vous avez encore – et c’est heureux – la foi du bonheur. Gardez-la, – le plus longtemps possible !

 

JEAN FROLLO

 

Remarques de Régis Crosnier :

1 – L’article du Figaro visé au quatrième paragraphe est celui d’Albert Wolff paru dans l’édition du jeudi 9 novembre 1882, page 1, et intitulé Courrier de Paris. La soirée chez Sarah Bernhardt s’est déroulée le 5 novembre.

2 – L’auteur attribue le poème « Les Corbeaux » sur lequel il appuie son argumentation à Maurice Rollinat, alors que ce dernier n’est que le traducteur du poème d’Edgar Poe.