Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Temps

Vendredi 24 novembre 1882

Page 3.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

LA VIE A PARIS

 

(…)

Vous savez la nouvelle ? Un poète nous est né. C’est une comédienne qui l’a découvert, sous une feuille de chou.

Quand on écrira l’histoire des mœurs de ce temps, – s’il est jamais d’histoire définitive, – on verra quelle place considérable y a tenu la Comédienne. Je ne crois pas que le dix-huitième siècle, où la Clairon et Sophie Arnould régnèrent au moins autant que Louis XV et Louis XVI, eût pour ses adorées une passion plus ardente. Essayez donc de nier aujourd’hui la puissance de la comédienne ! La comédienne gouverne, elle séduit, elle à sa cour et ses favoris, elle fait accepter ses caprices pour des décrets.

Tout Paris pour Rodrigue a les yeux de Chimène.

Un acteur inconnu, un débutant élégant a inspiré une passion à la comédienne, et soudain, le lendemain, à son premier pas, il est applaudi comme Talma. La comédienne est l’espoir des méconnus. Un dramaturge qui désespérait de voir jamais son manuscrit s’animer aux rouges lumières de la rampe passe, en quelques heures, de la désillusion au triomphe, parce que la comédienne l’a compris. Un poète, que des amis seuls avaient applaudi, au fond de quelque café gothique, devient subitement un personnage, parce que la comédienne l’a écouté et parce qu’elle l’a fait écouter. Ah ! comédiennes, comédiennes, c’est la gloire même et l’avenir que vous tenez dans vos petites mains !

Elle n’est pas seulement, cette Sarah Bernhardt dont le nom retentit partout avec des accents de fanfare, la directrice de l’Ambigu ou du Théâtre Moderne ; elle pourrait s’appeler la Directrice avec un grand D et sans plus. La Directrice de l’opinion publique, de la faveur et de la renommée, la Fée Tapage, la grande magnétiseuse d’un temps qu’elle a captivé et qui subit irrévocablement son charme.

L’atelier de Sarah vaut aujourd’hui tous les salons d’autrefois et c’est là que Musset ramasserait le premier brin de vert laurier. M. Rollinat, le fils du vieil ami de George Sand et de Jules Favre, a récité, avenue de Villiers, quelques-unes de ses poésies, l’Amante macabre ou Mlle Squelette, et le voilà célèbre. On attend son prochain volume avec une curiosité passionnée.

Les petits journaux publient son portrait « devant que le brocheur ait achevé son œuvre ». Entouré de squelettes, pâle, maigre et chevelu, dans un encadrement de tibias, tel nous apparaît ce nouveau venu, détachant sa tête intelligente et volontairement fatale sur un fond de paysage orageux peuplé de visions macabres.

M. Rollinat est bon comédien. Il débite ses vers avec des accents bizarres. Il ajoute à leur mélodie ce quelque chose de fantastique qu’ajoutait Listz à sa musique : il rime, comme jouait Bocage, avec ses cheveux. Et M. Rollinat, paraît-il, est musicien aussi, un musicien endiablé et singulier. Ce Berrichon bizarre a un nom maintenant : Sarah l’a baptisé poète. Le public sera du baptême, et les Hydropathes chanteront hosannah pour l’arrivée du premier d’entre leurs fondateurs.

Car elle n’est point nouvelle, pour quelques initiés, la renommée toute neuve de M. Rollinat. Il a existé un petit journal spécial qui paraissait ou disparaissait tous les huit jours, et qui se nommait l’Hydropathe. Cet Hydropathe, journal hebdomadaire, « organe » d’un cercle original, les Hydropathes, qui se réunissaient dans un local de la rive gauche, était comme le moniteur officiel des jeunes et des inédits, des militants qui débutaient dans la Revue moderne et naturaliste de M. Harry Alis, et avaient pour chef de file un poète, M. Emile Goudeau, qui tiendra quelque jour tout ce que sa Revanche des bêtes a promis. De tels mouvements de formation littéraire échappent à la foule qui ne se retourne que lorsqu’on lui tire un coup de pistolet aux oreilles, mais les esprits attentifs ne dédaignent pas les efforts des nouveaux. De ces grains qui ne donneront pas tous du blé peut-être sortira pourtant la gerbe nouvelle.

Bref, M. Rollinat était une des renommées des Hydropathes avant d’être le diseur macabre que Sarah Bernhardt a lancé. Il chantait, là-bas, l’Amante aux mains de spectre qui, livide et violette, joue du piano dans un costume sommaire :

Elle était toute nue assise au clavecin,
Et tandis qu’au dehors hurlaient les vents farouches,
Et que minuit sonnait comme un vague tocsin,
Ses doigts cadavéreux voltigeaient sur les touches.

Ou encore, il disait les torpides « amours des serpents » et les tendresses des reptiles :

Onduleux chapelets de vertèbres qui rampent.

Puis, c’est dans l’archaïque cabaret du Chat noir, aux vitraux sertis de plomb et aux escabeaux Louis XIII que Rollinat, sous les applaudissements amis du peintre Salis et de l’annaliste Champsaur, récitait ses chansons où Baudelaire eût trouvé peut-être ce « frisson nouveau » que découvrait Victor Hugo dans les Fleurs du mal. Mais, sans la « Directrice » éprise de toutes les audaces et des vaillances artistiques, l’Amante macabre et son fantasque poète, cet Edgar Poë de Montmartre, couraient le risque de demeurer ignorés. « Que la lumière soit ! » a-t-elle dit, « Et la lumière fut ! »

Non pas que la note personnelle de M. Rollinat soit absolument inattendue. Tel autre de ses contemporains, M. Montégut, en donne une analyse dans ses Romans tragiques. Et puis sous le soleil rien n’est nouveau. Pétrus Borel, le lycanthrope, en a – par la pasque Dieu ! – inventé bien d’autres jadis. Son écolier Passereau, dégoûté de la vie, et allant demander, en pur castillan, comme un bon romantique qu’il est, el senor verdugo, – le seigneur bourreau, – chez le dernier des Samson, avait déjà joui du frisson nouveau, des outrances et de la névrose modernes.

– Que demande monsieur ?

– El senor verdugo ?

– Plaît-il ?

– Ah ! pardon, monsieur Samson est-il visible ?

Et lorsqu’il se trouve en présence de Samson :

Je venais vous prier humblement (je serais très sensible à cette condescendance) de vouloir bien me faire l’honneur et l’amitié de me guillotiner.

– Qu’est cela ?

– Je désirerais ardemment que vous me guillotinassiez !

La phrase est demeurée fameuse. Mais les raisons de Passereau eussent mérité de l’être tout autant.

– La vie est facultative. On me l’a imposée comme le baptême. J’ai déjà abjuré le baptême. Maintenant je revendique le néant.

– Seriez-vous isolé, sans parents ?

– J’en ai trop !

– Je ne peux vous guillotiner, monsieur. Songez-y : Tuer un innocent !

– Mais n’est-ce pas l’usage ?

Allons, en fait de plaisanteries macabres, les outranciers et les paroxystes d’aujourd’hui ne trouveront pas mieux.

Je sais bien : ils nous donnent « la poésie de la névrose » ; dans la femme, ils voient surtout le squelette. C’est imprévu et charmant. C’est là, cette poésie névropathique, comme une sorte d’annexe à la littérature scientifique. Le jour où l’on poussera plus loin les choses et où, après la poésie du squelette, on publiera le roman des viscères, je ne désespère point de lire, en une étude contemporaine, quelque chapitre ainsi conçu :

« La comtesse de Tonnereins, vivipare et mammifère, s’était sentie attirée, par l’instinct de la sélection, vers le petit baron de Méris, un monadelphe onguiculé, plantigrade à sang chaud et qui, par l’atavisme, avait puisé une certaine dose d’esprit dans le sang d’une aïeule. Fort épris tout d’abord, le petit baron avait senti son cerveau se congestionner et le sang affluer dans les ventricules de son cœur, mais il l’avait bientôt délaissée et la pauvre comtesse, au fond de son boudoir, laissait échapper de ses yeux ce liquide inodore sécrété par la glande lacrymale, composé de beaucoup d’eau, de quelque mucus, d’une parcelle de soude, de muriate de soude, de phosphate de soude et de phosphate de chaux, et que les idéalistes comme M. de Lamartine ou M. Octave Feuillet appellent improprement des larmes. »

Ne riez pas trop : On y viendra. Et si les futurs romanciers qui, après le naturalisme encore entaché de romantisme, proclament la venue du roman technologique ont du talent comme M. Rollinat et rencontrent une marraine comme Sarah Bernhardt, l’analyse littéraire physico-chimique sera peut-être, un jour, à la mode !

Elles peuvent tout, les comédiennes.

(…)

 

JULES CLARETIE.

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – L’article visé au premier paragraphe est celui d’Albert Wolff paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, et intitulé « Courrier de Paris », suite à la soirée chez Sarah Bernhardt du 5 novembre 1882.

– 2 – Les vers « Elle était toute nue assise au clavecin, (…) Ses doigts cadavéreux voltigeaient sur les touches. » correspondent à la première strophe du poème « L’Amante macabre » (Les Névroses, page 255).

– 3 – Le vers « Onduleux chapelets de vertèbres qui rampent. » est extrait du poème « Les Serpents » (Les Névroses, page 194).

– 4 – Jules Claretie écrit que Maurice Rollinat « récitait ses chansons où Baudelaire eût trouvé peut-être ce "frisson nouveau" que découvrait Victor Hugo dans les Fleurs du mal. » L’expression « frisson nouveau » fait référence à la lettre de Victor Hugo à Charles Baudelaire datée du 6 octobre 1859, publiée en tête de l’ouvrage Théophile Gautier par Charles Baudelaire (Poulet-Malassis libraires-éditeurs, Paris, 1859, III + 68 pages). Cette expression est située dans le paragraphe suivant : « Que faites-vous quand vous écrivez ces vers saisissants : Les Sept Vieillards et Les Petites Vieilles, que vous me dédiez, et dont je vous remercie ? Que faites-vous ? Vous marchez. Vous allez en avant. Vous dotez le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre. Vous créez un frisson nouveau. »

– 5 – Les Romans tragiques de Maurice Montégut (1855 / 1911) ont été publiés dans Poésies complètes (G. Charpentier éditeur, Paris, 1883, 325 pages), pages 169 à 319. Ils sont constitués de quatre histoires écrites en vers, datées de 1875 à 1879. Chacune peut être considérée comme un petit roman. Le style est complètement différent de celui de Maurice Rollinat. Lorsque Jules Claretie fait un rapprochement entre ces deux poètes, comme il n’a vu dans Les Névroses que le côté macabre de Maurice Rollinat et que dans cet article il ne parle pas de son côté champêtre, nous avons pensé qu’il voulait évoquer des passages parlant de fantômes (par exemple page 201 : « – Fantômes irritants, / Dit-il, je n’ai pas peur, venez, je vous attends ! / Préparez mon linceul, mes pâles amoureuses, / Je vous suivrai demain au sein des nuits brumeuses. »), de squelette (par exemple page 227 : « Le peintre avait assis dans le grand cadre d’or / Un fantôme en pourpoint… d’une main décharnée / Il montrait sur la terre une feuille fanée, / L’autre bras enlaçait, dans un élan d’amour, / La taille de la femme, et s'enroulait autour ; / Un sourire entr’ouvrait ses deux lèvres livides ; / Je ne sais quel feu noir brillait dans ses yeux vides / A tout jamais fixés sur celle qu’il aimait… / C’était affreux de voir cette toque à plumet / Sûr ce crâne moqueur, et ces habits de fête / Sur les os déhanchés de ce joyeux squelette, ») ou de tombeau (par exemple page 254 : « Je voudrais pour ma part passer ma vie en fête / Une guitare en main et des fleurs sur la tête, / Assis sur un tombeau, dans un bois de cyprès ! »).

– 6 – Lorsque Jules Claretie écrit « Pétrus Borel, le lycanthrope, (…) inventé bien d’autres jadis », il fait alors référence au livre Champavert, contes immoraux, par Pétrus Borel le lycantrope (Eugène Renduel éditeur-libraire, Paris, 1833, 438 pages) (. L’histoire de « Passereau, l’écolier » figure pages 293 à 396 ; Jules Claretie a extrait ses citations entre les pages 341 à 349.

– 7 – Cet article sera publié à l’identique dans L’Écho du Parlement (Bruxelles) du 27 novembre 1882, page 3.