Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Temps

Samedi 31 octobre 1903

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

A Bâtons rompus

MAURICE ROLLINAT

J’appris, l’autre soir, la maladie de Maurice Rollinat. Quelques jours après, il mourait dans une maison de santé, comme il l’avait toujours craint et peut-être vaguement espéré. La destinée de Rollinat fut étrange et douloureuse. Il avait brusquement conquis Paris. Ses vers bizarres et macabres donnaient aux femmes des frissons qu’elles aimaient. Sa musique heurtée, sauvage et tout à coup caressante secouait délicieusement leurs nerfs. Quand il s’asseyait devant le piano, elles commençaient à trembler, elles regardaient, recueillies, cet homme aux yeux profonds, aux sourcils sataniques, à la moustache brutale, à la crinière indomptable. Elles étaient heureuses parce qu’il devait dérouler devant elles des images de mort, de meurtre et de folie. Plus tard elles l’oublièrent. Elles frappèrent à la porte d’Aristide Bruant, qui les accueillait dans son cabaret en les insultant ; car elles voulaient avoir l’illusion de pénétrer dans l’intimité des vagabonds et des assassins. Récemment, plusieurs d’entre elles voulurent applaudir Casque-d’Or, la reine des Apaches. Hier, elles suivaient assidûment le looping the loop, parce qu’elles savaient que l’équilibriste, en exécutant ce tour, peut se tuer devant elles. Pour certaines mondaines, l’odeur de la tombe aura toujours un charme particulier. « Peut-on savoir quel est votre parfum, chère madame ? – Celui d’Athalie, monsieur :

…un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange. »

Du moins, quand elles acclamaient Rollinat, elles avaient une excuse : elles pouvaient prétendre qu’elles étaient séduites par son talent qui était réel. Son poème, les Névroses, est l’œuvre d’un disciple un peu trop fidèle de Baudelaire. Mais le maître n’eût sans doute pas dédaigné les vers de son élève.

Sa philosophie n’est ni originale ni profonde : l’homme n’est que poussière et doit redevenir poussière et cette pensée suffit à assombrir toutes les possibilités de joies que nous offre la vie. Toute la nature nous ramène à l’idée de la mort. Elle nous entoure de frissons et de plaintes. Oh ! le frisson de la peur ! Oh !

La plainte en la mineur des crapauds noctambules.

Rollinat tremblait en entendant les aboiements des chiens dans la nuit, en imaginant les rampements des vipères qui distillent des poisons. Cependant la maladie et l’agonie avaient pour lui de mystérieux attraits. Il s’est complu à nous décrire les amours des poitrinaires, il a chanté l’Ange de la chlorose. Il vénère en Chopin le Grand phtisique. Il aime ce musicien et aussi Beethoven pour leurs marches funèbres et, s’il admire Edgard Poë, c’est que

Son arbre est un cyprès, sa femme un revenant.

Pour échapper à cette obsession de la fin, il s’est en vain jeté dans la luxure. Ses amies n’ont pu lui voiler l’horreur du néant. Il n’a pas été distrait de son idée fixe par les filles ni par l’amante délicate qui lui laissait sa chemise comme gage suprême de sa tendresse ni même par cette belle fromagère de seize ans qu’encadraient les bondons, le gruyère et le géromé :

Or, elle respirait à son aise, au milieu
De cette acre atmosphère où le Roquefort bleu
Suintait près du Chester exsangue ;
Dans cet ignoble amas de caillés purulents,
Ravie, elle enfonçait ses beaux petits doigts blancs
Qu’elle essuyait d’un coup de langue.

En lisant ces vers, on reconnaît un désir naïf d’étonner le bourgeois. Sans doute le succès obligeait Rollinat à forcer sa note. A cette époque le Chat-Noir et Montmartre n’avaient pas encore fait sentir au monde toute leur influence qui fut si bienfaisante : car les cabarets ont rapproché le public des poètes et des musiciens. Les spectateurs ont vu que les artistes étaient leurs semblables et ils les ont invités à dîner. Il en est résulté que l’artiste a renoncé assez vite à exprimer des sentiments rares et étranges parce que ses hôtes de la veille n’auraient pas cru à sa sincérité. Comment admettre qu’un jeune homme bien élevé et tranquille aspira à connaître :

Les torpides amours du Cobra-Capello !

Cependant, la vie de Rollinat nous a tristement prouvé qu’au fond il était sincère. Dans son premier volume il tente déjà d’échapper aux funèbres visions qui le hantent. Il cherche un refuge auprès d’une âme sœur et dans la paix de la campagne. Il chante l’arc-en-ciel, les peupliers, le petit lièvre, le rossignol, les liserons, les pâquerettes, les papillons. Il semble ne plus songer à Edgar Poë et il chérit La Fontaine. Est-ce le salut ? Trouvera-t-il le repos dans ces paysages du Berry où il s’est enfui pour échapper à l’influence funeste de Paris ? Son livre Dans les Brandes est un recueil de croquis souvent pittoresques, parfois d’une banalité déconcertante. Il semble s’être imposé la tâche de composer chaque jour des vers sur les êtres et les objets qui l’entourent, sur l’écrevisse et sur le facteur rural, sur les dindons et sur les conseillers municipaux, sur la vieille croix et sur sa vieille pipe. Ces notations sont presque toujours ingénieuses et précises. A l’école de la perversité il avait appris à chercher et à trouver les mots justes et fins qui permettent d’exprimer des sensations et des sentiments compliqués. Les poètes de la santé sont enclins au contraire à se contenter d’un vocabulaire un peu pauvre. Mais la tranquillité de Rollinat n’était pas absolue. Des hallucinations le troublent encore. Il s’affole devant les corbeaux, tout noirs sur la terre toute blanche. Il semble que son inquiétude ne s’apaisera que dans le petit cimetière fleuri de violettes où volent les libellules.

Dans la solitude il médite. Il se penche sur l’Abîme de son être. Il chante minutieusement, un à un, tous les maux dont il souffre, comme il a mis en vers ses voisins, des coins de pays, des animaux. Il procède avec une méthode de collectionneur. Il épingle ses souffrances comme des papillons. Sa Nature n’est pas un vaste poème, mais une série de tableautins. Nous l’y voyons sous l’aspect rassurant du pêcheur à la ligne. Puis, tout à coup les mauvais rêves sont revenus : c’est le volume intitulé les Apparitions. Les fées méchantes s’y heurtent aux quatre fous, des portraits s’animent pour torturer son sommeil, des assassins s’agitent furieusement au milieu du sang et des poisons. Il y a des squelettes, des crapauds, des serpents. Dans ce livre grimacent tous les êtres dont nos grand-mères menaçaient les petits-enfants, et c’est parce que cette terreur du poète était puérile qu’elle parut inquiétante. Ses amis ne furent pas rassurés en recevant les suprêmes poésies Paysages et Paysans : des habitants de la campagne y content, en un langage familier et volontairement plat, des histoires insignifiantes. Il y est le plus souvent question des filles qui fautent et qu’il sied d’absoudre au nom de la nature.

Rollinat aurait peut-être recouvré la santé et même le talent s’il n’avait été cruellement frappé dans sa plus chère affection. La mort de sa femme fut tragique.

Il semblait avoir prévu son horrible malheur. Sa raison fut définitivement ébranlée. Il serait peut-être devenu un de ces manchots de la camisole de force dont il a chanté les hurlements. La mort lui a, heureusement, épargné de trop cruelles souffrances. Gravera-t-on sur sa tombe l’épitaphe qu’il s’était composée ?

Ci gît le roi du mauvais sort.
Ce fou dont le cadavre dort
L’affreux sommeil de la matière,
Frémit pendant sa vie entière
Et ne songea qu’au cimetière.
Jour et nuit, par toute la terre,
Il traîna son cœur solitaire
Dans l’épouvante et le mystère,
Dans l’angoisse et dans le remords.
Vive la mort ! Vive la mort !

 

NOZIÈRE.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – L’auteur de cet article est certainement Fernand Nozière, pseudonyme utilisé par Fernand Aaron Weyl (né le 15 janvier 1874 à Paris, décédé le 24 mars 1931 à Pau). Il était un auteur dramatique, un homme de lettres, courriériste théâtral du Temps et critique dramatique du Gil Blas (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb127472372). Il était donc trop jeune pour avoir connu Maurice Rollinat à Paris.

– 2 – L’auteur écrit : « Son poème, les Névroses, ». Les Névroses est le titre du deuxième livre de Maurice Rollinat.

– 3 – L’expression « il a chanté l’Ange de la chlorose » renvoie au poème « L’Ange pâle » (Les Névroses, p. 27).

– 4 – Ce n’est pas sa femme qui est morte, mais sa compagne Cécile Pouettre.

– 5 – Maurice Rollinat a été affecté par le décès de sa compagne, mais sa raison n’a pas été « définitivement ébranlée. ». Il est entré le 21 octobre 1903 à la maison de santé d’Ivry où il est décédé le 26 octobre 1903. Le Docteur Dheur, médecin-adjoint de la maison de santé d’Ivry, a rompu le secret médical, certainement pour couper court à tous les faux bruits qui couraient, dans l’article « La mort de Rollinat » paru dans Le Matin : derniers télégrammes de la nuit du 3 novembre 1903, page 2, où on peut lire : « Rollinat n’a jamais été privé d’aucune de ses facultés mentales. Il est mort d’un marasme physiologique contre lequel aucuns soins ne pouvaient prévaloir. ». Il est vraisemblable qu’il était atteint d’un cancer colorectal.