Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Voleur

27 septembre 1883

Pages 619 et 620 (dixième et onzième du numéro).

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

(page 619)

LE CRAPAUD

Parmi les volumes de poésies parus depuis quelque temps, le plus intéressant est pour nous celui de M. Maurice Rollinat ; il est intitulé : Dans les Brandes (Charpentier éditeur), et renferme toutes les qualités intimes qui ont fait le succès des Névroses, dans un genre différent, mais non moins personnel.

M. Rollinat est de la famille des Edgar Poë et des Baudelaire. Il a du premier l’imagination noire et maladive ; du second la forme ample et sonore, le vers moins ferme peut-être, mais qu’on sent plus spontanément venu. Nous lui reprocherions bien d’être trop à la recherche de l’horrible et de l’étrange, mais ne serait-ce pas lui reprocher d’être lui-même ?

La pièce qu’on va lire, le Crapaud, est sans contredit l’œuvre d’un poète dont l’imagination ne hante pas les sentiers battus (1).

O vivante et visqueuse extase
Accroupie au bord des marais,
Pèlerin morne de la vase,
Des vignes et des bruns guérets,

Paria, dont la vue inspire
De l’horreur aux pestiférés,
Crapaud, inconscient vampire
Des vaches sommeillant aux prés ;

Infime roi des culs-de-jatte
Écrasé par ta pesanteur,
Sombre forçat tirant la patte
Avec une affreuse lenteur,

A toi que Dieu semble maudire,
A toi, doux martyr des enfants,
Le cœur ému, je viens te dire
Que je te plains et te défends.

Ton pauvre corps, lorsque tu bouges,
Est inquiet et tourmenté,
Et ce qui sort de tes yeux rouges,
C’est une immense humilité.

Je t’aime, monstre épouvantable,
Que j’ai vu grimpant l’autre soir,
Avec un effort lamentable,
Dans l’épaisseur du buisson noir.

Loin de l’homme et de la vipère,
Loin de tout ce qui frappe et mord,
Je te souhaite un bon repaire,
Obscur et froid comme la mort.

Fuis vers une mare chargée
De brume opaque et de sommeil,

(1) Dans les Brandes, un vol. 3 fr 50 ; par la poste, 4 francs. Le Voleur expédie contre envoi des fonds.

(page 620)

Et que n’auront jamais figée
Les yeux calcinants du soleil.

Qu’un ciel à teintes orageuses,
Toujours plein de morosité,
Sur tes landes marécageuses
Éternise l’humidité ;

Pour que toi, le rôdeur des flaques,
Tu puisses faire tes plongeons
Dans de délicieux cloaques
Frais, sous le fouillis vert des joncs.

Dans la grande paix sépulcrale
De la nuit qui tombe des cieux,
Lorsque le vent n’est plus qu’un râle
Dans les arbres silencieux,

Unis-toi sous la froide lune,
Qui t’enverra son regard blanc,
A la femelle molle et brune
Bavant de plaisir à ton flanc !

Dans les nénuphars, jamais traîtres,
Humez l’amour, l’amour béni,
Qui donne aux plus horribles êtres
Les ivresses de l’infini.

Et puis, chemine, lent touriste,
De la mare au creux du sapin,
En chuchotant ton cri plus triste
Que tous les mineurs de Chopin.

Rampe à l’aise, deviens superbe
De laideur grasse et de repos,
Dans la sécurité d’une herbe
Où ne vivront que des crapauds !

De l’hiver à la canicule
Puisses-tu savourer longtemps
L’ombre vague du crépuscule
Près des solitaires étangs !

Puisse ta vie être un long rêve
D’amour et de sérénité !
Sois la hideur ravie, et crève
De vieillesse ou de volupté !

 

 

Remarque de Régis Crosnier : Le premier paragraphe est la copie presque identique du début de la présentation du livre faite par Philippe Gille dans Le Figaro du 22 août 1883, page 6, rubrique « Revue bibliographique ».