Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le XIXe siècle

Jeudi 23 novembre 1882

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

CHRONIQUE

 

Connaissez-vous Rollinat, car, Dieu me pardonne ! on dit Rollinat tout court, comme on dit Victor Hugo ? Il se peut que vous soyez à ce sujet dans l’ignorance où j’étais moi-même il y a quinze jours. M. Rollinat m’avait échappé jusqu’ici, aussi complètement que jadis Baruch à La Fontaine. Mais il paraît que c’est un tort, et qu’il faut être enthousiaste de M. Rollinat autant que de Baruch. La Fontaine, qui s’y connaissait, estimait que celui-ci était un grand poète ; et M. Wolff a la même opinion de M. Rollinat. Il l’a exprimé en trois cents lignes, et « tout Paris » a voulu voir M. Rollinat, dont l’entrée à l’orchestre de l’Ambigu, l’autre soir, a fait sensation : moi, je voudrais bien le lire.

Je ne trouve vraiment rien de plus étrange que la façon dont deux ou trois journalistes semblent avoir pris à l’entreprise la gloire de M. Rollinat. On « lance » le poète, on lui fait sa niche au sommet du Parnasse, on l’impose à l’admiration, tout en reconnaissant que le public ne sait pas encore un traitre mot de ses œuvres, dont on ne nous cite rien. Jadis, la critique attendait que le poète eût publié ses vers pour les discuter, les applaudir ou les siffler. On jugeait, comme on dit au Palais, sur pièces. Vieille méthode, mise au rancart ! L’esprit de camaraderie, joint à la fureur du reportage et de la réclame, ont changé nos habitudes. Avant d’avoir publié ses poèmes, M. Rollinat est célèbre. On a fait sa biographie, décrit ses traits, commenté ses habitudes. Nul n’ignore qu’il prend son vermouth au café du Chat noir. Les photographes le guettent et déjà le Figaro l’exhibe !

Le journal international de la rue Drouot a offert successivement à ses amis, on le sait, M. le baron de San Malato et son escrime extravagante, l’escamoteur Hermann, les ambassadeurs siamois, je ne sais combien d’attractions diverses, qui ont défilé dans cette tour de Babel où l’on parle le prussien, le hollandais, l’anglais, le belge et le français de M. Lavedan. Ces sortes de réclames réciproques entre un journal qui cherche le bruit et des gens qui en ont parfois besoin n’ont rien qui nous étonne ; elles sont dans les mœurs du jour. Mais les littérateurs avaient échappé jusqu’ici à des usages un peu compromettants, et qui ne vont pas sans un certain cabotinage. On n’a guère vu MM. Sully-Prudhomme ou Coppée, se livrant tout vifs à la curiosité de gens qui payent leur complaisance en publicité, aller déclamer, chanter ou danser leurs productions. Ils sont restés fidèles au conseil de notre maître à tous, qui veut que le poète ne produise pas si aisément sa personne :

Ami, cache ta vie et répands ton esprit !

En donnant des séances, avec intermède de cithariste hongrois, M. Rollinat ne fait rien, d’ailleurs, qui ne puisse être fait par un galant homme. On pourrait même dire que, remontant le cours des âges, il reprend le genre de vie des jongleurs et des trouvères, ou des aèdes grecs, divertissant, en s’accompagnant du luth ou de la lyre, les seigneurs assemblés ou même les passants attroupés. Il se peut que ces mœurs simples, primitives, dénotant un état d’esprit où l’imagination et l’enthousiasme l’emportent sur la réserve des mœurs modernes, soient préférables et supérieures à nos habitudes. C’est l’avis de M. Renan. Aussi je n’entends pas blâmer l’aède Rollinat faisant « frémir » les habitués du Figaro en leur disant une pièce de vers : les Chevelures et Troppmann. Il est possible que les Chevelures et Troppmann soient un poème admirable. J’estime seulement que M. Rollinat commet une imprudence en laissant trop parler de son génie et de sa personne avant l’apparition de son livre. Il peut se faire, dans certains esprits, une réaction contre le débordement d’épithètes lyriques saluant l’apparition d’une comète chevelue dans le firmament littéraire. En tout cas, on surexcite le public, qui sera d’autant plus difficile qu’on lui aura dit davantage :

Nescio quid majus nascitur Iliade…

Ce ne serait pas la première fois qu’on aurait vu les bons camarades rendre à quelqu’un le mauvais service de l’annoncer trop bruyamment. Que de cabarets du Chat noir et autres ont eu leurs grands hommes, leurs impeccables auteurs du Squelette récalcitrant, qui ont si bien escompté leur renommée future que le public n’a pas payé la lettre de change tirée sur lui ! Pour moi, qui adore la poésie, je ne fais qu’un vœu pour M. Rollinat : qu’on nous en parle moins, qu’il fuie comme la peste les « découvreurs » de génies et qu’on publie vite ses vers !

 

Henry Fouquier.

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – L’allusion à Baruch et à Jean de La Fontaine renvoie à l’anecdote suivante racontée par Louis Racine (fils de Jean Racine) : « Mon père le mena [Jean de La Fontaine] un jour à ténèbres ; et s’apercevant que l’office lui paroissoit long, il lui donna pour l’occuper un volume de la Bible qui contenoit les petits prophètes. Il tombe sur la prière des Juifs dans Baruch ; et ne pouvant se lasser de l’admirer, il disoit à mon père : « C’étoit un beau génie que Baruch : qui étoit-il ? » Le lendemain, et plusieurs jours suivans, lorsqu’il rencontroit dans la rue quelque personne de sa connoissance, après les complimens ordinaires, il élevoit sa voix pour dire : « Avez-vous lu Baruch ? C’étoit un beau génie. » » (pages 156 et 157 des Œuvres de Louis Racine, tome cinquième, Le Normant imprimeur-libraire, Paris, 1808, 586 pages).

– 2 – L’article d’Albert Wolff est paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, et est intitulé Courrier de Paris.

– 3 – Le Figaro avait à l’époque ses bureaux situés au 20, rue Drouot à Paris.

– 4 – « Ami, cache ta vie et répands ton esprit. » est le premier vers du poème « A un poète » de Victor Hugo (Les rayons et les ombres, 1840, page 105).

– 5 – Le paragraphe commençant par « En donnant des séances, avec intermède de cithariste hongrois, » fait allusion à la réception de Maurice Rollinat dans les locaux du Figaro, relatée dans l’article « Maurice Rollinat au Figaro » paru dans Le Figaro du 21 novembre 1882, page 1.

– 6 – Les Chevelures et Troppmann n’est pas un poème de Maurice Rollinat. Il s’agit d’une reprise partielle de la liste des poèmes dits par Maurice Rollinat lors de sa réception au Figaro. L’auteur de l’article avait certainement voulu citer les poèmes « Les cheveux » et « Le Soliloque de Troppmann ».