Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le XIXe siècle

Lundi 1er janvier 1900

Page 1.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

PROMENADES & RENCONTRES

LA CANNE A PÊCHE

Les journaux vous ont dit le banquet des Hydropathes, si nombreux et si cordial, et les chants et les vers qui, pour quelques heures, ont ramené au café Voltaire les lyriques tumultes des chaudes soirées d’antan. Tous les camarades n’étaient pas là, sans doute. La mort, en vingt années, fait de la besogne. Mais ceux qu’elle a fauchés, Emile Goudeau, dans son discours de président, a eu le tact de n’y pas toucher, n’a pas même essayé de rappeler par un trait leurs chères figures à jamais disparues. La mort est une si grande et si terrible chose qu’on n’en saurait parler avec trop de discrétion ; et moins à table, semble t-il, au milieu des plats et des verres, que partout ailleurs. Mais les Hydropathes qui n’assistaient pas au banquet, ne sont pas tous, Dieu merci ! partis pour l’autre monde ; plus d’un, retenu au logis, ou qu’a repris la province, est toujours bien vivant et bien portant et, pour ne parler que de Maurice Rollinat, les applaudissements déchaînés – un triple ban ! – qui ont acclamé son nom quand Mesplès s’est levé pour dire les Frissons – une pièce de Névroses – n’ont pu manquer d’aller réjouir ses oreilles, là-bas, au fond de la Creuse.

Au fond de la Creuse, je m’y revois cet été, ce mois de juin, dans un de ses vallons les plus ombreux, les plus resserrés, à l’abri d’une haute roche surplombante sous laquelle je m’étais réfugié pendant qu’une averse cinglante fouettait la rivière. C’était à Fresselines, au joli village qu’habite le poète et qu’il a déjà rendu célèbre.

Nous étions tous les deux à la pêche à la ligne. Chez Rollinat la pêche est devenue une passion, qui souvent l’emporte sur la poésie et la musique. Sans m’avoir jamais aussi complètement possédé que lui, elle ne laissait pas autrefois de me tracasser fortement et encore aujourd’hui il suffit d’une occasion – une bonne – pour la raviver.

Nous étions donc à la pêche à la ligne. Rollinat, familier de la rivière, armé d’engins formidables, à grelots, à tourniquets, qu’il manœuvre et déploie avec une dextérité remarquable, s’en était allé tâter les grosses pièces – la truite et le saumon, la carpe et le barbillon – du côté de Puyguillon, et depuis pas mal de temps déjà, je l’avais vu disparaître sous une noire cépée de grands aulnes, me laissant tout seul dans le creux de ma roche, mais à portée toutefois d’une superbe canne à pêche dont la ligne immergée sous un saule gibbeux attendait sans trop d’impatience la morsure d’un goujon.

Et pendant que l’averse continuait, du fond de ma caverne, je regardais le paysage à travers la pluie, le vieux moulin sur l’arche du pont, le château crénelé sur la colline, et la Creuse assombrie, écumeuse, fuyant sous des écroulements de rochers et de verdures, entre sa double ligne d’âpres escarpements, de coteaux effarés, ravinés, comme figés dans la stupeur de leur perpétuel vis-à-vis. Et je pensais que c’était là haut, dans cette chaumière isolée au bord de la route, à l’écart du village, que Rollinat vivait depuis tantôt vingt ans, loin de Paris et loin des villes, et j’admirais son esprit de sagesse, sa force de résistance et de volonté, à mener cette existence de travail et de solitude, sans un moment de découragement et d’ennui, au milieu de ces rudes campagnes qui virent éclore tant de beaux vers, et qu’il ne se lasse pas plus de chanter que d’étudier et d’admirer :

Homme, cache ta vie et répands ton esprit !

Il revint au bout d’une heure, tout trempé et tout ému :

– Tiens ! regarde, me dit-il, ce qui vient de m’arriver, mon hameçon cassé net… un monstre ! Et cinquante brasses de corde au fil de l’eau ! Tout brisé, tout rompu. Non ! on ne sait pas les bêtes qu’il y a dans cette rivière !

Il s’assit sur un pliant à côté de moi, et comme il me racontait, par le menu, son aventure, en roulant une cigarette :

– Tiens ! regarde, fis-je à mon tour, ma canne à pêche qui s’en va à la dérive !

– Les eaux ont grossi ; c’est le courant qui l’entraîne.

– Et peut-être un poisson.

Mais la canne – une canne de près de six mètres de long – se mit tout-à-coup à remonter le courant.

– Diable ! fit Rollinat en se levant et courant à la rivière, voilà qui devient intéressant !

Nous étions tous les deux sur la berge, allant et venant, ne sachant que dire, mieux qu’étonnés, émerveillés du phénomène.

Et c’était en effet une chose extraordinaire que cette canne à pêche, que cette longue tige de bois qui marchait, qui se dirigeait sur l’eau à l’encontre de toutes les lois de la nature. Par moment, elle s’arrêtait, comme hésitante, piquait de l’avant, s’enfonçait à demi, puis reprenait résolument sa course. De plus en plus surpris, nous la regardions filer. Avec ses nœuds de bambou, ses viroles de cuivre, sa couleur luisante, d’un brun marron, on aurait pu la prendre pour quelque étrange reptile, et, par instants, elle nous apparaissait comme une couleuvre démesurément allongée, glissant et fuyant sur la rivière embrumée de pluie.

Elle remonta ainsi le courant sur un parcours d’environ deux cents mètres, puis, virant de bord, se dirigea vers l’autre rive.

– Nous ne l’aurons pas, me dit Rollinat. En cet endroit la rivière est profonde, dangereuse ; tout à l’heure, ce sera un torrent. Nous ne pouvons songer à nous mettre à l’eau. Et puis voilà la nuit qui vient et la pluie qui redouble. C’est un vrai guignon !

Justement, au roulement d’une carriole qui dégringolait la côte en face de nous, la canne à pêche revint de notre côté.

– Attention, dis-je tout bas à Rollinat, ne faisons pas de bruit, c’est une canne qui a des oreilles ; prends une de tes cordes, la plus longue, la plus solide, attaches-y un fort caillou et quand la canne sera bien à ta portée, qu’elle se présentera par le travers, lance-le, de manière à l’envelopper.

En deux tours de main, l’engin fut prêt. Fort habilement, Rollinat le lança au bon endroit, ramena la corde de façon à prendre la canne par le milieu et, doucement, le caillou traînant au fond de l’eau, formant fil-à-plomb, attira le tout à soi.

La canne plongeait maintenant désespérément, cherchait à se dérober.

Rollinat la saisit vivement, souleva la ligne.

Une truite était au bout – une truite énorme, déjà lassée, montrant à fleur d’eau son dos tigré, son flanc piqué de rubis.

– L’épuisette ! donne moi l’épuisette ! cria Rollinat.

Adroitement présentée, la bête s’y laissa prendre.

– Hardi ! enlève ! cette fois tu la tiens !

Et nous voilà riant, courant au milieu du pré.

Nous nous arrêtons, nous regardons : Et la truite ? Disparue, fondue, évanouie ! L’épuisette était vide !

– Hein ? me dit Rollinat, devenu soudain très pâle, n’est-ce pas fantastique ? Et sommes-nous assez mystifiés ? Car enfin, tu l’as vue comme moi, tu m’as vu la sortir de l’eau, l’emporter dans le filet ! Et puis plus rien ! Comment t’expliques-tu l’escamotage ?

L’explication, peut-être pourrait-on la trouver dans ce fait – reconnu à l’examen – que l’épuisette était percée – un trou à fourrer le poing ; mais il n’y a pas d’effet sans cause, et malgré l’évidente matérialité de celle-ci, encore maintenant, quand je pense à cette histoire, au paysage qui l’encadrait, à cette promenade singulière de ma canne à pêche sur l’eau fouettée de la rivière, je ne puis m’empêcher de croire qu’il ne s’y mêlât un grain de sorcellerie.

CHARLES FRÉMINE.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Cet article est paru à l’identique dans Le Rappel du 1er janvier 1900, page 1 ; depuis 1899, ces deux journaux étaient couplés. Il sera repris moins le premier paragraphe et avec de légères modifications dans Le Siècle du 9 juin 1903, page 1, avec comme titre « Au jour le jour – L’épuisette ».

– 2 – Le « banquet des Hydropathes » décrit au début de l’article avait été organisé pour le vingtième anniversaire de la fondation de cette Société. Paul Bonhomme, dans un article intitulé Le dîner des Hydropathes, paru dans Le Journal du 23 décembre 1899, page 2, a fait le compte rendu de cette soirée qui s’était tenue la veille.