Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Les Matinées espagnoles – Nouvelle revue internationale européenne

Premier volume – Premier semestre 1883

Pages 423 à 427.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

(page 423)

 

UN POËTE NATURALISTE.

 

Nous ne manquons pas de talents littéraires en France. Il n’est pas d’année où certains journaux ne nous révèlent avec force éloges, quelque auteur nouveau, doué de toutes les qualités dont ses prédécesseurs étaient précisément dépourvus. Sur la foi des gazettes, le public, avide et crédule, commence à s’enflammer pour le génie naissant. On demande à le voir, on achète son livre, mais c’est un feu de paille qui dure peu. Aussitôt connu, le héros est négligé ; il faut rabattre du premier enthousiasme et l’engouement s’en va comme il était venu, sauf à courir ailleurs, au premier coup de clairon d’une publicité complaisante.

Aujourd’hui, c’est d’un poëte qu’il s’agit. Qui donc se plaignait de l’indifférence coupable du publie pour l’art sublime de faire des vers ? Ce n’est pas M. Maurice Rollinat, le lion du jour et l’auteur des Névroses, dont tout Paris s’occupe. Il est vrai que la lecture de ce volume de poésies explique cet entrainement passager, mais réel. Un seul mot va faire tout entendre : c’est du naturalisme en vers. Baudelaire, qui fût le précurseur de la chose, reparait dans un autre lui-même, et les Fleurs du mal ont, dans les Névroses, une nouvelle édition, revue, améliorée et surtout augmentée.

M. Rollinat se défendrait en vain : la ressemblance est trop frappante ; c’est un fils qui succède à son père. Baudelaire a inventé le monologue de l’Ivrogne assassin ; Rollinat arrive à la suite avec le Soliloque de Troppmann. Le premier chante le spleen et le guignon ; le second répond par la déveine et le dégoût. Le poëte des Névroses comme celui de Fleurs du mal s’étend sur les vers de terre, la charogne, la destruction, le néant, la mort ; les mêmes vers de terre, la putréfaction, les cadavres, les bières, le cimetière et la mort se retrouvent chez l’auteur des Névroses. Tous deux sont bizarres, capricieux, incohérents dans le style, maladifs et hallucinés dans l’inspiration. On peut encore rapprocher leurs petites pièces, poésies fugitives et sonnets, elles sont caractérisées par une égale insuffisance de composition ; les deux poëtes commencent avec l’intention visible de produire un effet final, et, au dernier vers, l’effet attendu n’éclate pas ; le grand coup s’évapore en petit souffle.

Enfin, le disciple n’a pas trahi le chef de l’école dans la partie osée de son œuvre. Comme lui, c’est l’impression personnelle, l’érotisme particulier, les velléités honteuses qu’il a mis en vers, avec toute la fougue dont il est capable. Autrefois il était bienséant de refouler, ou tout au moins, de dissimuler les petits accès d’érotisme que les natures trop nerveuses peuvent éprouver à la vue de ces femmes, médiocrement élevées, qui marchent mal ou ne savent pas s’asseoir. L’homme devait, par dignité, rester an dessus de ses intimes faiblesses, et ceci a duré jusqu’au jour où Baudelaire, ami des choses lascives, a rompu en visière avec les convenances sociales et la retenue nécessaire des deux sexes.

(page 424)

Voici un petit échantillon de sa manière :

« Tes nobles jambes, dans les volants qu’elles chassent,

Tourmentent les désirs obscurs et les agacent

Comme deux sorcières qui font

Tourner un philtre noir dans un vase profond. »

Ces quatre vers ont créé toute une littérature. En la lisant, nombre d’hommes ont senti vibrer leurs fibres et palpiter leurs cœurs. Ces malheureux esclaves d’une faute secrète se sentaient réhabilités, justifiés, délivrés. Leurs applaudissements ont aussitôt consacré le poëte libérateur, et parmi eux plusieurs individus, qui ne se savaient pas auteurs, mais seulement tourmentés par une infirmité génante, ont crié devant Baudelaire, comme le Corrège devant le Titien : « Et moi aussi, je suis peintre ! » Ils ont alors raconté ou traduit leurs impressions lascives. Leur force et leur verve spéciales sont plus ou moins grandes, suivant la puissance de leur obscénité, mais c’est assez pour affriander les gens qui leur ressemblent. Voilà le fond de l’école appelée naturaliste et le secret de sa réussite en prose ou en vers.

Mais tout en emboitant le pas derrière le chef de file et ses imitateurs, M. Rollinat, qui se croit de la valeur, n’a pû résister au désir d’attirer l’attention et de se mettre hors de pair. Les chercheurs de réputations sont tenus de remplir certaines conditions.

Les naturalistes n’avaient encore raconté que la basse humanité. Il fallait oser davantage. Pour les dépasser, M. Rollinat devait descendre. Il est descendu, il est tombé dans l’animalité et célèbre, le rut des taureaux. Voilà où nous en sommes.

On sait assez que le nouveau poëte a été récemment découvert par Sarah Bernhardt et recommandé par Albert Wolff. Cette origine indique la nature de son talent. Il est offert par des esprits blasés aux Parisiens de la décadence.

Voici venir l’audacieux qui ranimera les émotions languissantes. Il s’avance, tenant à la main son volume des Névroses. Et dans ce volume, quelle est la perle dont il est le plus fier ? Quelle est, suivant le langage allemand, la caractéristique ?

C’est une pièce d’une centaine de vers hardiment intitulée la Vache au Taureau. Cette vache est une génisse « en mal d’amour » conduite où vous savez, par une paysanne. Le poëte préfère visiblement la bête à la femme ; toutefois il daigne mettre la fille au même rang que la vache, et les appelle « les deux sœurs. »

« Compagnonnage errant de placides femelles,
Plantureuses Vénus de l’Animalité,
Qui, dans un nonchaloir plein de bonne santé,
S’en vont à pas égaux comme deux sœurs jumelles.»

Mais, qu’on ne s’y trompe pas, l’animal est supérieur à la femelle. Il a toutes les vertus d’une jeune fille ; l’autre n’est même plus une génisse.

« Un seul point les sépare, et ce point-là c’est tout.
Séduite un beau matin par le serpent fait homme,
Aux rameaux du plaisir Jeanne a cueilli la pomme,
Tandis que la génisse est vierge de partout. »

Alors commence une longue description de la chose, dans laquelle on parle du muffle placé « au bon endroit, » et plus loin, « le taureau reniffle » la « senteur qu’il adore. » Le reste à l’avenant.

Malgré ces répugnantes observations, l’auteur persiste à présenter sa vache et son taureau comme deux êtres éminemment poétiques. Ce ne sont pas des animaux, mais des anges qui préparent un divin sacrifice.

(page 425)

« Graves et solennels près de cette voiture,
Ils ont l’air de comprendre, avec le libre instinct,
Qu’ils vont se donner là, sous l’œil blanc du matin,
Le grand baiser d’Amour qui peuple la Nature ! »

Pour qui connait le taureau, cette brute aveugle est de toutes les bêtes, en amour la plus lourde et la plus déplaisante. L’exemple est bien choisi. Mais voici Jeanne, très émue par les douceurs de ce joli spectacle. Elle est « voluptueuse et rose », ses yeux ardents fixent son amoureux :

« En songeant que ce soir, à l’heure des crapauds,
Elle bien moins à l’aise et lui bien plus dispos,
Sous la lune ils feront tous deux la même chose. »

Il faut n’avoir jamais vécu à la campagne pour ignorer que la monte des animaux de ferme est une banalité à laquelle nul ne prête attention. Les petites paysannes conduisent et ramènent leurs vaches ou leurs juments sans que leur simplicité soit troublée un seul instant, et M. Rollinat doit savoir que sa mise en scène est fausse. Mais le but secret de sa poétique imposture est d’autant plus visible : c’est l’écrasement de la Femme et le triomphe de la Bête ; c’est l’avilissement de l’espèce humaine et l’apothéose de la Brute.

Le poëme de La Vache au Taureau se trouve dans la partie champêtre de l’œuvre poétique de Rollinat. C’est une idylle. Nous laissons deviner ce que peut contenir la série appelée Les Luxures. Jamais la fureur de la chair et l’avidité du corps n’ont été caractérisées avec un pareil emportement.

Epargnons à nos lecteurs des citations qu’ils ne pourraient supporter, mais donnons un autre échantillon du style. Une poésie est consacrée à la gloire et à l’usage des seins d’une dame que l’auteur se vante d’avoir connue. Le début est un chef-d’œuvre de pathos.

   J’ai fait ces vers subtils, polis comme des bagues,
Pour immortaliser la gloire de tes seins,
Que mon honteux désir bat toujours de ses vagues.

   Qu’ils y fleurissent donc éternellement sains !
Et que dans la roideur fière des pics de glace
Ils narguent à jamais les siècles assassins !

Un littérateur demandait récemment si l’œuvre étrange de Rollinat n’était pas le résultat d’une gageure. A première vue on pourrait croire en effet que toute cette poésie a été poussée à l’excès pour bafouer les débauches du naturalisme et les excentricités des novateurs. Malheureusement il n’en est pas ainsi, et ce qui le prouve, indépendamment de la fougue de l’auteur, c’est la série intitulée Les Spectres.

Ici le poëte est absolument sincère. Il chante La Peur et consacre ses meilleurs vers la triste Déesse. Comme il a toutes les luxures, il a tous les frissons de la terreur et toutes les épouvantes de la nuit.

La Peur parle ainsi :

   Je soumets l’homme à mon caprice
Et Reine de l’Ubiquité
Je le convulse et le hérisse
Par mon invisibilité.

   Je vais par son corridor froid,
A son palier je me transporte,
Et soudain, comme avec un doigt
Je fais toc toc sa porte.

(page 426)

   Puis j’éteins sa lampe et j’assieds
Au bord de son lit qui se creuse,
Une forme cadavéreuse
Qui lui chatouille les deux pieds.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

   Et l’homme, en cette obscurité,
Tourbillonne comme un atôme,
Et devient une cécité
Qui se cogne contre un fantôme.

   Dans un vertige où rien ne luit,
Il se précipite et s’enfourne
Et jamais il ne se retourne
Car il me sait derrière lui.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

   Mais le jour, je suis engourdie,
Je me repose et je m’endors
Entre ma sœur 1a Maladie
Et mon compère le Remords.

Nous avons ensuite les impressions du poëte devant l’apparition d’un spectre :

   Et moi, sur mon lit, blême, écrasé de stupeur,
Mort vivant, n’ayant plus que les yeux et l’ouïe,
Je voyais, j’entendais, hérissé par la Peur,
Sans pouvoir dire un mot à cette Eve inouïe.

Ailleurs, il y a le Fou qui rêve « un pays rouge et suant le carnage, » souhaite un jardin « composé de deux ou trois cimetières » pour se promener, voudrait « un tigre pour s’asseoir, » et demande « à fumer de l’opium dans un crâne d’enfant. » Plus loin, l’auteur lui-même se déclare atteint de folie. Il voit :

A la clarté

   Du Ciel illuminé comme un plafond magique,
Debout sur une roche un revenant tragique,
Drapé dans la guenille horrible du tombeau
Et dont la main sans chair soutenait un corbeau.
Fou, je m’enfuis, criblé par les rayons stellaires,
Et c’est depuis ce temps que j’ai peur des nuits claires.

Dans le chapitre des Ténèbres, on trouve la Ballade du Cadavre, la Putréfaction, le Rondeau du Guillotiné, etc.

Le dernier vers du volume est celui-ci

Vive la Mort ! Vive la Mort !

Les gens indulgents excusent de pareilles productions en parlant des fougues irréfléchies de la jeunesse, de l’insuffisance de ses idées qui la fait se rabattre sur les premières vulgarités à sa portée. Le poëte doit jeter sa gourme. Plus tard, vient l’œuvre véritable, l’élévation lyrique, la haute inspiration. Malheureusement le talent de M. Rollinat nous paraît déjà mûr ; son esprit poétique a cessé d’être jeune ; ce n’est plus il son âge qu’on change de manière.

Pour le guérir de ses Névroses, en français vulgaire « Infirmités Nerveuses, » il faudrait une cure radicale, et s’il était transformé, que resterait-il de sa verve spécialement maladive ? Toute l’école naturaliste est travaillée par un virus qui la fait vivre et fructifier. Otez-le, il n’y a plus rien. Si l’on pressait M. Zola, le porte-parole de la doctrine, sa franchise lui ferait confesser l’exactitude de notre appréciation.

(page 427)

Car il y a une doctrine, ne l’oublions pas ! Il y a une sorte de philosophie littéraire que les intéressés mettent en avant pour justifier leurs accès et parer les critiques trop vives. On doit tout dire et ne rien omettre, afin que l’ignorante humanité puisse faire son profit des secrets qu’on lui révèle.

Autrefois les auteurs suivaient généralement ce précepte, et sentant qu’ils avaient charge d’âmes en ce pays dont les mœurs sont l’expression directe de sa littérature, appliquaient le grand principe de la moralité dans l’art, parlaient de la vertu pour l’exalter, du vice pour le flétrir. Cette timide réserve est dédaigneusement rejetée par l’impétueux génie des novateurs contemporains. C’est par une exposition contraire qu’ils prétendent concourir an maintien de la morale publique. Loin de dérober l’aspect des choses ignominieuses, ils les étalent, soi-disant pour en dégoûter les esprits, comme on empêchait les jeunes Spartiates de boire du vin en leur montrant des esclaves ivres.

Ainsi, les inventeurs de cette hygiène sociale nagent courageusement en pleine luxure dans le but louable de purifier leurs semblables. Ils souffrent, mais ils se consolent en pensant que le lecteur, révolté de leurs obscénités, jettera le livre avec dégoût et ne tombera jamais dans ces faiblesses honteuses, trop crûment exposées. On n’est pas plus dévoué ; c’est un sacrifice. Le sobre Zola a fait un livre pour corriger les ivrognes, et l’on connait les résultats manifestement obtenus par son utile publication, – on n’a jamais tant bu qu’aujourd’hui. Tel autre décrit les viles amours, ou s’acharne à détailler les mouvements d’alcôve, on, comme Rollinat, dépeint le rut en termes à la fois très explicites et presque poétiques. Aussi, on n’entend plus parler que de femmes perverties, d’hommes dissolus, de débauche précoce, de lubricité sénile, d’inceste et d’adultère. Ce n’est pas tout. Autrefois quelques hommes initiés à toutes les singularités de l’état social, comme Balzac et Eugène Suë, connaissaient seuls l’existence de certains individus voués à l’exploitation du sexe faible. Ces êtres sans nom vivaient mais ne se montraient pas. Ils étaient rares, et surtout ignorés de la population honnête, lorsque les naturalistes ayant subitement découvert ce mal secret et restreint, ont jugé qu’ils devaient s’en occuper dans toute la rigueur de leurs fameux principes. Alors ces chevaliers, trop longtemps retenus par la honte, ont pu lire, avec une légitime satisfaction, le récit de leurs exploits dans les ouvrages d’un écrivain qui fait du bruit comme un grand homme. La littérature leur donnait droit de cité ; ils sont sortis des faubourgs pour paraître dans la ville. Leur profession était avouée ; ils ont fait des recrues. Les bénéfices de leur industrie s’accroissant par la publicité que leur font les novateurs, la carrière est devenue tout à fait agréable et rémunératrice.

Voilà les premiers résultats produits par le nouveau système littéraire. Les conséquences extrêmes ne tarderont pas il se faire sentir. Nous vivons encore aujourd’hui sous l’empire des idées précédentes dont l’influence heureuse se prolonge, mais le désordre moral que provoque trop clairement l’école naturaliste, et va s’accélérant de jour en jour, ne tardera pas à régner dans toute son effronterie.

Il est urgent de combattre ces tendances funestes et de prouver la fausseté de théories inventées pour justifier de déplorables excès. Jamais mauvaise cause n’a manqué d’excellents prétextes. Il ne s’agit pas d’imposer le retour des formules littéraires qui ont fait leur temps ; l’art est libre ; mais il faut ramener au bon sens et à la pudeur les malades qui les méconnaissent, les ambitieux qui s’en écartent par l’amour du lucre, l’appétit d’une fausse gloire. Sinon, qu’ils cessent d’écrire ou que leur lecture soit absolument proscrite par tous les hommes doués de quelque raison et de quelque prévoyance.

 

JULIEN DES CHARMETTES.

 

 

Remarque de Régis Crosnier : La soirée chez Sarah Bernhardt évoquée page 424, s’est déroulée le 5 novembre 1882. L’article d’Albert Wolff est paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre Courrier de Paris.