Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Paris

Mardi 23 janvier 1883

Page 3.

(Voir le texte d’origine sur Retronews)

 

 

NOTES SUR PARIS

LXXI

Les nouvelles générations littéraires. – Deux influences. – Baudelaire et Edgar Poë. – Les Macabres. – La taverne, le chat noir et le journal le Chat noir. – Le poète Rodolphe Salis. – Dans la taverne. – Un paysage et un dessin. – Deux consommateurs. – Un abonnement. – Dix ans ! – L’Institut. – M. Littré et le Positivisme. – M. Caro. – Son livre. – L’histoire d’un philosophe. – Une belle vie. – Le Dictionnaire. – Pendant la guerre. – Eugène Labiche et les Prussiens. – Le prince ! – Sous la neige. – M. Chevreul. – Deux mots typiques.

 

Lundi 22 janvier 1883. – Les poésies de Maurice Rollinat ont attiré l’attention sur les nouvelles générations littéraire. Je parle de l’âge, non de l’entrée dans la notoriété. On date, en littérature, du jour où l’on est connu. Or, ces nouvelles générations ont un côté tout particulier que je veux souligner. Elles sont macabres. Elles aiment l’étrange qui est en même temps lugubre. Un mélange d’Edgar Poë et de Baudelaire.

Il suffit d’analyser et d’étudier les poésiées de Maurice Rollinat et d’Emile Goudran pour s’en apercevoir. Je cite ces deux-là parce qu’ils ont vraiment un tempérament original, et que leur talent est indéniable.

Ces nouveaux dont je parle ont un sens spécial du comique, mais du comique funèbre. Ils ont, comme leurs devanciers, un lieu de réunion et un journal : tous deux logés à la même enseigne. La taverne et le journal s’appellent le Chat noir.

Pourquoi le Chat noir ? un resouvenir d’Edgar Poë. Il est facile de voir là une influence nerveuse. Tout aux nerfs ! Ce pourrait être la devise de ce temps-ci. Depuis M. de Bismarck jusqu’à Maurice Rollinat, c’est la névrose qui domine. Bizarre rapprochement ! Pas tant que cela, après tout. Tous deux ont des fantaisies funèbres. Mais celles du poète sont moins funestes que celles de l’homme d’Etat. Je recommande à mes contemporains ce point de vue philosophique et particulier !

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Donc, il existe une taverne appelée le Chat noir. Elle est sise boulevard Rochechouart. Cette taverne a un tavernier. Et ce tavernier, nommé Rodolphe Salis, est lui-même un poète de talent. Un de mes jeunes amis, qui se fera sûrement un nom en littérature, M. Guiches, m’a raconté quelques détails assez curieux. M. Salis a beaucoup d’amis artistes. Ceux-ci lui ont fait un jour un inappréciable cadeau. Un album où tous ont mis quelque chose : soit des vers, soit un dessin.

L’un de ces dessins trahit bien la pensée constante de ces jeunes gens que la préoccupation de l’infini tourmente. Imaginez un splendide paysage de printemps plein de gaietés et de soleil. Un ciel d’été, magnifiquement bleu, où pas un nuage blanc ne frissonne. I.es arbres sont peuplés d’oiseaux ; les buissons chargés de fleurs.

Dans ce paysage éclairé, où le chaud mois de juillet jette ses rayons, des joueurs de boules. Et ces joueurs de boules, ce sont des croque-morts. Les quilles, des tibias ; les boules, des têtes de mort.

Générations étranges, toujours poursuivies par la pensée de l’au delà, comme Hamlet dans le cimetière d’Elsmeur.

Il y a aussi des joyeusetés franches au Chat noir. Exemple : Un beau soir, arrivent deux consommateurs dans la taverne dont toutes les tables étaient occupées. Rodolphe Salis daigne les aborder :

– Qu’est-ce que vous désirez, messieurs ?

– Mais, mais mon Dieu, faire ce qu’on fait dans toutes les tavernes… prendre quelque chose.

Rodolphe Salis n’est pas désarmé par cette réponse toute naturelle.

– Etes-vous musiciens, messieurs ?

– Mon Dieu, non.

– Poètes ?

– Non.

– Peintres, alors ?

– Pas davantage.

– Hum ! ça devient grave.

Tête des deux consommateurs !

– Comment, grave ? s’écrient-ils d’une commune voix.

– Vous êtes, au moins, sculpteurs ? reprend Rodolphe Salis.

– Pas même !

– Alors, vous n’êtes que des bourgeois ?

– Hélas ! oui.

Le poète Salis se tourne, solennel, vers un garçon :

– Garçon !

– Monsieur !

– Conduisez ces messieurs à l’Institut !

Et les consommateurs effarés sont enfournés par le garçon dans une espèce de cabinet noir sis au fond de la salle. C’est ce qu’on appelle au Chat noir à l’Institut !

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Cinq minutes se passent.

Soudain, l’un des bourgeois glisse sa tète hors du cabinet noir.

– Pardon, dit-il non sans timidité ; pardon, mais je voudrais vous parler.

– Vous voulez me parler ?

– Oui.

– Garçon ! sortez ces messieurs de l’Institut !

Les bourgeois reparaissent au milieu de la taverne. L’un d’eux reprend la parole :

– Vous êtes bien M. Salis ?

– C’est moi-même.

– Nous désirerions nous abonner au Chat noir.

– Au journal ?

– Oui.

Rodolphe se tourne vers les artistes qui peuplent les tables de la taverne :

– Messieurs, veuillez voter ! Consentez-vous à ce que des bourgeois s’abonnent au Chat noir ?

On vote. A une faible majorité, l’abonnement est autorisé.

– Messieurs, reprend Rodolphe Salis, pour combien d’années voulez-vous que ces messieurs s’abonnent ?

On revote. Les artistes déclarent à une forte majorité qu’on imposera aux deux bourgeois un abonnement de dix ans !

Alors, Rodolphe Salis ajoute, toujours gravement :

– Messieurs, l’abonnement est de seize francs par an… Veuillez verser cent soixante francs !

Les bourgeois, intimidés, paient les 160 francs.

– Et si le Chat Noir ne parait pas pendant dix ans, achève le poète… soyez tranquilles ! Je vous enverrai un bock !

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(…)

Albert Delpit.

 

 

Remarque de Régis Crosnier : Au deuxième paragraphe, au lieu de « poésiées », il faut lire « poésies ». Puis l’auteur parle de « Maurice Rollinat et d’Emile Goudran », il a certainement voulu dire « Goudeau ».