Maurice ROLLINAT

et les "Névroses"

 

(Discours de réception à l’Académie Berrichonne de Madame le Docteur Catherine RÉAULT-CROSNIER, prononcé le 9 novembre 1986, à Verdigny - le texte dit alors comprenait deux pages de remerciements qui ne sont pas reprises ici).

Jean-Baptiste DUROSELLE, Maurice PENIN de JARRIEN, Gabriel SPILLEBOUT et Catherine RÉAULT-CROSNIER, le 9 novembre 1986

Séance solennelle de l’Académie Berrichonne du 9 novembre 1986 à VERDIGNY (Cher)
avec de gauche à droite : Monsieur Jean-Baptiste DUROSELLE, Président de l’Institut de France et de l’Académie des Sciences Morales et Politiques,
Monsieur le Docteur-Professeur Maurice PENIN de JARRIEN, Président de l’Académie Berrichonne,
Monsieur le Professeur Gabriel SPILLEBOUT prononçant la réponse au discours de réception,
 et Madame le Docteur Catherine RÉAULT-CROSNIER.

Maurice Rollinat a publié un recueil de poèmes sous le titre Les Névroses. Maurice Rollinat était-il névrosé ? Je vais essayer de répondre à cette question, en tant que médecin, artiste et poète.

 

Il apparaît nécessaire tout d’abord, de définir les névroses. Entre l’homme qualifié de "sain" et l’homme dément, il existe deux états intermédiaires appelés "névrose" et "psychose". Ce sont deux maladies de la personnalité.

Dans le cas de la névrose, il s’agit avant tout, d’altérations de l’équilibre intérieur dont le malade est conscient.

Dans le cas de la psychose, c’est le rapport de l’individu à la réalité extérieure qui est altéré ; de plus, le malade n’est pas conscient de ses troubles.

Maintenant, nous allons caractériser le premier stade, celui des névroses. Le névrosé présente des altérations de son émotivité et de son affectivité. Bien qu’il soit conscient de celles-ci, il ne peut pas pour autant les maîtriser. Il élabore alors des symptômes traduisant sa défense contre cette angoisse intérieure, et exprimant ses conflits. Les différents types de défense varient selon la forme de névrose, l’intégrité mentale est reconnue.

On distingue plusieurs formes de névroses, selon leur étiologie :

- les névroses actuelles qui sont liées à des difficultés présentes, elles sont passagères et disparaissent ensuite chez le malade ;

- les névroses structurées dont l’origine remonte dans l’enfance, elles correspondent à un compromis symbolique entre les pulsions et les interdits mettant en jeu les mécanismes de défense dont le plus utilisé est le refoulement ;

- les névroses de caractère qui correspondent à une éruption pulsionnelle du sujet lui permettant de satisfaire partiellement ses pulsions refoulées dans l’inconscient ; leur évolution est chronique, avec de fréquents épisodes dépressifs ; la dépression, désintégration profonde de la personnalité avec troubles de la perception est le risque majeur de l’évolution ; le danger est un prégnant désir de mort qui peut conduire au suicide.

Regardons les événements susceptibles de déclencher et de structurer une névrose, dans la vie de Maurice Rollinat.

Les premières années de sa vie d’insouciance, de fantaisie, de goût pour les exercices physiques, d’impatience de goûter les satisfactions de l’avenir avec une sensualité très précoce, ne permettent pas d’envisager un caractère névrotique. II avait déjà une activité littéraire importante en 1864.

Mais, vers 1866, la mort frappe plusieurs membres de la nombreuse famille des Rollinat et une atmosphère de deuil pèse alors lourdement sur leur maison de la rue des Notaires (Maurice Rollinat paraît avoir été surtout affecté par la mort de l’un de ses cousins de son âge, André Bridoux).

Puis, Maurice Rollinat alors âgé de 21 ans, est frappé plus cruellement dans ses affections : le 13 août 1867, son père meurt d’une brève maladie. Cette mort le laisse incertain sur son propre avenir.

En 1868, il commence à se plaindre de la névrose dont il devait souffrir toute sa vie. Il présente des migraines intenses et rebelles. Le deuil de son père qu’il aimait et admirait beaucoup, semble être un élément déclenchant primordial de sa maladie.

Un autre événement, quelques années plus tard, le touchera profondément : c’est le suicide de son frère Émile, au cours d’un accès de folie, en 1876. Ce deuil, survenant quelques années après la mort de son père, allait accroître son impression de vivre dans l’intensité de la mort, et son désir d’interroger les chères figures disparues.

Ces événements ont certainement contribué à structurer sa névrose. Celui-ci en est parfaitement conscient et décrit ainsi sa maladie, en 1875 :

"Elle est, je crois, très nature, cette promenade à travers les ténèbres, d’un poète horriblement triste et que la névrose hallucine jusqu’à la folie :
"Où vais-je ?
Nuit noire comme un drap de morts,
Sois plus épaisse !
Je ris de votre acharnement
Car l’horreur est un aliment
Dont il faut qu’effroyablement,
Je me repaisse."

Maurice Rollinat sent peu à peu ses troubles s’aggraver. Il accuse alors l’abus du tabac, les veillées prolongées, les discussions fiévreuses sur l’art et la politique, la fréquentation des filles et les liaisons rapides. Ce fut l’aspect le plus sombre de son existence désordonnée. Il restera sous l’emprise de ce qu’il appelait "l’obsession de la femme". Ses sentiments réservés à l’égard de sa mère sont à l’origine de la hantise du mal qui tiendra une place importante dans son inspiration. Sa mère lui faisait un devoir d’avoir un emploi, de gagner sa vie, malgré le caractère bohème et littéraire du poète qui aurait aimé pouvoir vivre de son art.

Pendant longtemps, il a vainement essayé de se faire éditer, et quand son rêve se réalise avec un livre de poèmes intitulé "Dans les Brandes", le succès ne répond pas à ses espérances. Il lui faudra attendre encore plus de dix ans avant de connaître la notoriété.

En 1873, il est introduit dans les divers milieux artistiques de Paris. Au début, il triomphait dans les cabarets et les cafés artistiques. Le succès de son livre "Les Névroses" semblait lui apporter la gloire et la consécration qu’il était venu chercher à Paris. Mais la réalité beaucoup plus sombre lui apporte déceptions et désillusions, leur succession aggravant chaque fois un peu plus le pessimisme et l’angoisse du poète.

Il croit échapper au dégoût de la vie par le mariage, en épousant en 1878, une femme riche et cultivée. Il écrit :

"Étant donné que je suis un mort ressuscité par l’amour, je suis tout à la femme qui m’a rendu la vie".

Mais ce fut un échec et ils se séparèrent définitivement vers 1882.

À cette époque, après son succès littéraire, les critiques féroces de son œuvre, les railleries blessantes de ses rivaux, le mépris des musiciens professionnels l’assaillent et lui deviennent de plus en plus difficiles à supporter.

En 1883, il se réfugie à la campagne, à Fresselines, pour vivre en union avec la nature. Cécile Pouettre qui est devenue sa compagne, restera à ses côtés. I1 vivra en ce lieu jusqu’à sa mort : sa vie sera ainsi stabilisée, malgré les céphalées qui l’assaillaient régulièrement et l’obligeaient à s’isoler.

La présence permanente de Cécile Pouettre le réconfortera pendant vingt ans. I1 est désespéré lorsqu’elle meurt en août 1903. I1 fera alors deux tentatives de suicide, avant de mourir de marasme physiologique, le 21 octobre 1903, à l’âge de 57 ans.

Ce rapide tour d’horizon de sa vie, nous montre comment les difficultés qu’il a vécues, notamment la mort de son père, le suicide d’un de ses frères, les critiques littéraires très acerbes et l’échec de son mariage, ont structuré sa névrose, pour lui donner son aspect final de névrose de caractère.

 

Essayons maintenant de caractériser les névroses de Maurice Rollinat, parmi les différents types de névroses reconnues. On a l’habitude de classer celles-ci par ordre croissant de gravité :

- l’asthénie névrotique,
- la névrose d’angoisse,
- la névrose phobique,
- la névrose obsessionnelle,
- l’hystérie.

L’asthénie névrotique se traduit par une fatigue accablante, plus intense le matin que le soir, ne cédant pas au repos, caractérisée par une disproportion entre son intensité et les causes invoquées par le patient. Cette forme n’est pas retrouvée d’une manière typique chez Maurice Rollinat et n’est pas décrite dans ses poèmes : la fatigue est pour lui un symptôme intégré à d’autres, nécessitant des arrêts de travail prolongés. Le poème intitulé "La Céphalée", décrit typiquement ses migraines. Mais l’auteur avait des périodes d’activité intense surtout poétique. On peut donc considérer que cette asthénie était liée à ses migraines et à des professions administratives qui ne le satisfaisaient pas mais qu’il effectuait par nécessité financière.

Dans la névrose d’angoisse, le malade ressent une impression de sentiment d’insécurité, de menace, d’imminence du danger avec appel à l’aide. Des manifestations organiques sont associées, semblables à celles de la dystonie neurovégétative.

Dans l’œuvre de Maurice Rollinat, l’angoisse de la mort est renforcée par une émotivité très forte. Si tous les éléments de la névrose d’angoisse ne se retrouvent pas chez le poète, deux éléments sont permanents dans son œuvre : son angoisse de la mort et celle de la décomposition du corps après la mort.

Voici quelques citations extraites du livre "Les Névroses", qui en témoignent :

- dans le poème "L’étoile du fou", l’auteur écrit :

"Il me faut voir sans cesse, où que mon regard plonge,
En tous lieux, se dresser la Peur sur mon chemin,
Satan fausse mes yeux, l’ennui rouille ma main,
Et l’ombre de la Mort devant moi se prolonge".

- dans le poème "L’amante macabre", réalisé après quelques mois de mariage, le poète nous dit :

"Ses doigts cadavéreux voltigeaient sur les touches du clavecin..."

- dans "La morte embaumée" :

"Pour arracher la mort aussi belle qu’un ange,
Aux atroces baisers du ver, ..."

La mort est omniprésente sauf dans les poèmes champêtres, la nature rendant Maurice Rollinat plus paisible, par son impression d’acceptation totale du futur.

Même dans les poèmes pour enfants publiés vers la fin de sa vie, il y a quelques notes macabres, comme dans le poème "Le cimetière" :

"Et champ de morts, nid de squelettes
Qui trompe le flair des vautours,
Il dort en bas des vieilles tours,
Entre ses roches maigrelettes,
Le cimetière aux violettes !"

La névrose phobique se caractérise par la fixation de l’angoisse sur les objets ou sur des situations. Chez Maurice Rollinat, la fixation de l’angoisse se produit sur la mort. Par exemple, la neige devient un linceul. Les poèmes traitant de la mort sont très nombreux : l’ensevelissement, la bière, la morgue, le glas, la ballade du cadavre, la putréfaction, le silence des morts, ...

Les titres à eux seuls sont évocateurs de la fixation de l’angoisse, par leur répétition, de même que l’épitaphe finale du livre "Les Névroses" :

"Quand on aura fermé ma bière,
Comme ma bouche et ma paupière,
Que l’on inscrive sur ma pierre :
"Ci-gît le roi du mauvais sort.
Ce fou dont le cadavre dort,
L’affreux sommeil de la matière
Frémit pendant sa vie entière
Et ne songea qu’au cimetière.
Jour et nuit, par toute la terre,
I1 traîna son cœur solitaire
Dans l’épouvante et le mystère,
Dans l’angoisse et dans le remord.
Vive la mort ! Vive la mort !""

Parfois dans ce type de névrose, il existe des conduites contraphobiques de fuite en avant, réactionnelles. Maurice Rollinat en est un exemple puisque cette peur panique le conduit à une expression littéraire très riche, fortement imprégnée d’idées mortuaires.

Dans la névrose obsessionnelle, les idées, sentiments, craintes, gestes s’imposent au sujet d’une manière incoercible et forcée et, l’entraînent dans une lutte épuisante dont l’aspect dérisoire est reconnu par le sujet lui-même. Chez Maurice Rollinat, l’idée obsédante (phobie d’impulsion), se définit par la peur de tuer, comme il l’exprime dans le poème "Le Soliloque de Troppman", et la peur de se suicider, comme dans le poème "L’étoile du fou" :

"Luis encore ! et surtout chez Astre médecin,
Accours me protéger, si jamais dans mon sein,
Serpentait l’éclair rouge et noir du Suicide".

Mais on ne retrouve pas tous les signes caractéristiques de la névrose obsessionnelle tels que les rites conjuratoires et certains traits de personnalité (scrupuleux, méticuleux, ponctuels, précis, timide, inhibé, ...).

Ce type de névrose conduit à des périodes dépressives fréquentes. Maurice Rollinat nous fait part de ses impressions, dans un poème intitulé "La Chambre" :

"Ma chambre est pareille à mon âme,
Comme la mort l’est au sommeil :
Au fond de l’âtre, pas de flamme !
À la vitre, pas de soleil !"

S’il n’y a pas de soleil, il n’y a pas de lumière donc pas d’espoir, et le risque est l’évolution vers la folie comme le poète nous le dit lui-même :

"La tarentule du chaos
Guette la raison qu’elle amorce.
L’Esprit marche avec une entorse
Et roule avec d’affreux cahots..."

Maurice Rollinat a évité l’évolution de sa maladie vers l’hystérie, grâce à des conduites contraphobiques réactionnelles, en exprimant ses angoisses, ses obsessions par la poésie et la musique.

L’hystérie est basée sur l’hyperexpressivité du comportement (théâtralisme), se traduisant par des signes cliniques ou fonctionnels ou viscéraux, car le sujet convertit son angoisse en manifestations somatiques. Chez ce poète, les seules manifestations cliniques sont des migraines intenses et rebelles ; elles ne suffisent pas à le classer dans cette rubrique.

Maurice Rollinat, en utilisant comme conversion de ses pulsions angoissantes, l’expression de ses idées, arrive à se décharger partiellement de son angoisse. Ses poèmes et ses chansons lui servent de soupape de sécurité, permettant d’éviter une décompensation vers une dépression, un suicide, une désintégration de la personnalité, une psychose. Ainsi, il est toujours réaliste en face à face avec lui-même, et conscient de ses troubles.

La seule phase dépressive qui aurait pu le conduire à la psychose, voire à la démence, a eu lieu à Paris, vers 1883, alors qu’il était séparé de sa femme et que les critiques littéraires très acerbes le blessaient au plus profond de lui-même. Sa décision de repartir vivre à la campagne, lui a permis d’éviter cette décompensation. Il a ainsi obtenu un nouvel équilibre grâce aux refuges, comme ceux qu’il a exprimés dans une partie de son livre "Les Névroses" ; ces refuges sont pour lui la paix et le calme de la nature, l’impression d’acceptation totale du futur dans la nature, la poésie et la musique, ses amitiés sincères.

Sa vie va alors pouvoir se stabiliser, à Fresselines, dans un cadre protecteur, avec une vie de couple stable, la discrétion sur sa vie intime, les relations avec ses amis, son adaptation au mode de vie paysan avec de longues marches dans la campagne.

 

Le terme "Les Névroses", choisi par Maurice Rollinat pour un de ses principaux livres, met en relief la place prédominante des manifestations physiques et nerveuses de sa maladie. Mais les poèmes contenus dans ce recueil, doivent être considérés comme une décharge de son angoisse lui évitant une décompensation vers une forme plus grave de névrose. Ainsi, son œuvre n’est pas forcément le reflet de lui-même, mais le reflet d’une maladie qui le frappait régulièrement. De plus, il a toujours été conscient de ses troubles et, en aucun cas, il n’est passé au stade psychotique.

 

 

Docteur Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

NB 1 : Vous pouvez lire la réponse de Monsieur le Professeur Gabriel Spillebout, à ce discours de réception, sur le présent site.

 

NB 2 : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.