Académie Berrichonne, séance solennelle du 9 novembre 1986 à Verdigny

 

Réponse de Monsieur le Professeur Gabriel Spillebout,

Professeur émérite à la Faculté des Lettres de l’Université de Tours,

Secrétaire perpétuel de l’Académie Berrichonne,

 

au discours de réception prononcé par

Madame Catherine Réault-Crosnier,

Docteur en médecine, poète et peintre.

 

 

Vous avez bien voulu accueillir en notre Compagnie, Madame le docteur Catherine Réault-Crosnier que ma femme et moi, nous avions présentée à votre agrément : nous vous en sommes, personnellement, très reconnaissants ; et je me plais à penser que la communication sur Maurice Rollinat qu’elle vient de vous présenter, afin de vous remercier de votre accueil, vous a convaincus que votre confiance n’avait pas été mal placée.

Nous vous en sommes, disais-je, reconnaissants ; oui, parce que Monsieur et Madame Crosnier sont des personnes que nous aimons beaucoup, pour une infinité de raisons : pour leur gentillesse – d’autant plus appréciable, et appréciée, qu’aux temps où nous vivons, les jeunes gens en prennent à leur aise avec les vieux que nous sommes ; pour le courage qui les anime et qui leur permet d’aborder la vie et toutes les difficultés qu’elle engendre, avec un sourire qui est bien celui de cette Foi qui soulève les montagnes ; c’est aussi, sans doute, que Catherine Crosnier ressemble fort au médecin qu’aurait voulu être notre fille que le bon Dieu nous a reprise il y a quinze ans, au mois de mai de sa sixième année de médecine, et qui, depuis qu’elle était toute petite, voulait être médecin « pour soigner les gens », ainsi qu’elle le disait… ; et puis, vous le savez, lorsque l’on parle de l’amitié, il faut toujours en revenir à Montaigne : « Je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui ; parce que c’était moi. » (I, XXVIII, p 188).

Madame Crosnier en médecin, et, autant que j’en puisse juger car je n’ai jamais été son malade, elle doit être médecin un peu à la façon de celui dont parlait Pindare, qui joignait aux soins qu’il donnait le secours de sa douce parole. Elle est un médecin délicat, discret mais lucide, comme le sont tous ceux qui ont l’honnêteté de regarder la vie bien en face. J’ai lu sa thèse – et nous savons bien que les thèses de médecine ne sont pas, ou sont très rarement, des ouvrages exaltants ; déjà que les thèses de lettres, miserabile dictu ! sont souvent ennuyeuses au-delà de ce qui est permis – j’ai lu, disais-je, la thèse de Madame Crosnier : elle est austère et même hérissée de données numériques, de graphiques, voire de statistiques ; j’en retire pourtant l’impression que l’auteur n’a jamais perdu de vue qu’elle étudiait non point des cas et des séries, mais des enfants dont elle suivait l’évolution et la croissance et aussi les maux avec toutes leurs implications et leurs conséquences ; pour résumer ma pensée, au travers de l’appareil technique on aperçoit la relation humaine. Nul ne sait ce que l’avenir nous réserve, mais il n’est pas aventureux de prédire que le Docteur Crosnier, par ses qualités scientifiques et par ses qualités humaines sera bienfaisante aux petits-enfants et à leurs mères.

Madame Crosnier est aussi poète ; elle écrit des poèmes, des contes poétiques, et elle les illustre, soit à pleine page, soit autour du poème lui-même, soit aussi sur ardoises où par gravure et incrustations, elle obtient des effets parfois insolites mais toujours saisissants. Quand je dis qu’elle « illustre » ses poèmes, ce n’est pas toujours exact ; ce ne l’est pas, en particulier, pour les ardoises qui sont plutôt une seconde expression du sentiment traduit par le poème ; nous avons ainsi dans bien des cas, un double poème, verbal et graphique, dont parfois il serait malaisé de dire lequel a précédé l’autre, car on a l’impression que le poète en avait à l’origine une vision à la fois graphique et verbale et que dans les phases de l’éclosion du poème chacune de ces deux visions venait « conforter » l’autre (comme eussent dit nos Classiques) et, aidée par elle, aidait aussi à sa réalisation.

Il est très malaisé de définir cette poésie et même toute poésie car la définition est sèche, en un domaine où tout est chaleureux, et, lorsqu’on essaie d’approfondir un peu, ou simplement de réfléchir, on constate très vite, si l’on est quelque peu lucide, une inadéquation que je dirai « essentielle » (au sens philosophique du terme) entre la recherche et son objet : je vous en parle d’expérience car j’ai enseigné la littérature pendant quarante-cinq ans. Est-ce à dire, cependant, qu’il faille se taire ? Certainement pas, car après tout, lorsque nous nous efforçons d’étudier un poème et un poète, c’est en définitive à l’émotion que nous avons ressentie nous-mêmes, que nous nous attachons – car ce que nous essayons de reconstituer c’est le dialogue qui s’établit entre l’âme du poète et la nôtre – dialogue où nous qui ne sommes pas poètes, nous avons notre part.

Mais au fait, qui est Poète ? Sainte-Beuve a écrit un jour : « Il se trouve dans les trois-quarts des hommes comme un poète qui meurt jeune, tandis que l’homme survit. » Et j’aurais un peu tendance à croire que c’est chez tous les hommes qu’a brillé, un jour ou un autre, la lumière poétique, fût-ce en un rapide éclair. Car tous les hommes me semblent bien avoir été ou être sensibles à la beauté du monde, chacun à sa manière ; aussi bien le Beau est-il un des trois attributs transcendantaux de l’Être, et il suffira de relire le Banquet ou le Phèdre de Platon pour comprendre la généralité et la relativité du Beau.

Cela étant, qui sera Poète ? ou, pour reprendre la formule de Sainte-Beuve, qui est l’homme en qui le poète a survécu ? Un exemple tentera de nous le montrer. René Boylesve a écrit dans son Journal :

« Je me souviens qu’un des plus intimes ravissements de ma vie m’a été donné à vingt ans par l’Angelico du Couvent de Saint-Marc. Plus que l’auteur de l’Imitation, Fra Giovanni a contenté en moi cet incompréhensible désir d’un amour sublime, qui m’est tombé d’en-haut quand j’étais tout enfant, dans une misérable ruelle de Beaumont [« La Haye-Descartes »] un jour que je montais en cabriolet à côté de mon père, à la seule vue d’une branche d’acacia fleuri. »

Tous les hommes, à un moment ou à un autre, dans telle ou telle circonstance, ont pu voir une branche fleurie, une fleur ; certains, pour des raisons diverses n’y ont pas prêté attention, mais les autres en ont, fût-ce de façon furtive, ressenti la beauté ; le Poète est celui qui se souvient de cette beauté de la fleur rustique devant les fresques de Fra Angelico ou devant la Grande Rosace de la Sainte-Chapelle, ou en écoutant le Fandango du Padre Soler, et qui, ressentant la communauté de l’essence dans les plus garnis chefs d’œuvre de l’Art et dans l’humble spectacle de la nature, les unit dans une joie éternelle.

Telle me semble avoir été la démarche de Madame Crosnier. Quant à l’expression – et j’entends par là, la traduction de cette « joie éternelle » par les mots et par l’image – elle est simple, claire et directe ; la versification est ce qu’on appelle « moderne », en ce que l’on ne retrouve pas ici deux des éléments constitutifs du vers français, la mesure du vers et la rime ; mais on n’a pas pour autant de ces lambeaux, de ces tronçons de phrase invertébrée qui sont appelés des « vers » pour la bonne raison qu’ils n’occupent pas la ligne entière. On sent bien, en effet, que si Madame Crosnier poète a rejeté ces contraintes, ce ne fut que pour s’en imposer d’autres, d’ordre rythmique et musical. Par ailleurs si le poète s’est refusé les commodités d’un vocabulaire riche et recherché et celles d’images brillant de mille feux, c’est qu’elle fait passer dans la langue sa conception de la vie, qui je l’ai dit, est simple, claire et directe ; et cela, j’en suis bien sûr, sans contention et sans effort : c’est, dirait-on, l’un de ces ruisseaux limpides des bords de Loire, dont on croirait qu’ils n’ont point de source, tant ils sont clairs et paisibles…

Et puis, pour moi c’est aussi – et peut-être c’est surtout – la poésie même des Fioretti ; et je crois bien que c’est ainsi que saint François d’Assise ferait monter jusqu’au Trône de Dieu la louange et la prière de ce pauvre monde qui est le nôtre…

Mesdames, Messieurs, j’ai tenté de vous dire pourquoi je tiens Catherine Crosnier pour un bon poète ; vous l’avez entendue parler en médecin du poète Maurice Rollinat et vous avez pu apprécier la richesse et la précision de son exposé, comme aussi la discrétion et la mesure qui en marquaient l’esprit. Je suis persuadé que vous ne regrettez pas de l’avoir admise en notre Compagnie et que vous êtes bien convaincus qu’elle fera honneur à l’Académie Berrichonne.

 

Pr. Gabriel Spillebout

 

 

NB : Vous pouvez lire le discours de réception à l’Académie Berrichonne de Madame le Docteur Catherine Réault-Crosnier, prononcé le 9 novembre 1986, à Verdigny, sur le présent site.