15èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 16 août 2013, de 17 h 30 à 19 h

 

Le Pr Félix-Anatole Ledouble, poète

Portrait à l'encre de Chine du Pr Félix-Anatole Ledouble, par Catherine Réault-Crosnier.

 

Lire la présentation de cette rencontre.

 

Nous célébrons cette année (en 2013), les cent ans de la mort du docteur Félix-Anatole Ledouble que j’ai déjà mis à l’honneur le 28 août 2009, dans le cadre des Rencontres littéraires dans le jardin des Prébendes dans ma conférence « Le docteur Ledouble et Rabelais ». (Cet essai a reçu le deuxième prix d’Arts et Lettres de France en 2010). Vous pouvez retrouver la partie concernant Rabelais dans le Bulletin de l’Association des Amis de Rabelais et de la Devinière 2010 (sous le titre « Le Docteur Ledouble et Rabelais ») et l’intégralité du texte sur notre site Internet et sous le titre « Portrait du Docteur Ledouble » dans la revue d’Art et Poésie de Touraine n° 203 (hiver 2010).

N’ayant pas eu accès à la poésie du Dr Ledouble à cette époque, je n’avais pas traité de ce sujet qui correspond à une infime partie de son œuvre gigantesque, infime, bien sûr mais qui mérite d’être mise à l’honneur car elle permet de connaître son intimité, sa simplicité, ses centres d’intérêt en les replaçant dans son époque.

Le public lors de la rencontre littéraire consacrée au Dr Ledouble, le 16 août 2013, dans le jardin des Prébendes à Tours.

 

Sa biographie

Résumons tout d’abord les points essentiels de sa vie étonnante de chercheur infatigable et passionné. Le Dr Ledouble arrive à Tours à quatorze ans. Il fait ses études de médecine à Tours puis devient Professeur titulaire de la chaire d’anatomie (1888), (A.-F. Ledouble, Exposé des titres et des travaux…, p. 1). Étant d’un caractère très inventif, il constitue un laboratoire pour ses recherches (Émile Aron, La Médecine en Touraine, p. 12) et son propre musée anthropo-zoologique (A.-F. Ledouble, Exposé des titres et des travaux…, pp. 15 à 20) pour mieux faire connaître l’anatomie à ses étudiants.

Une loi porte son nom, elle est considérée comme une application biologique de la thèse de Darwin (les organes mal conformés ne résisteront pas à la lutte pour l’existence. Cette hypothèse qui contient quelques parcelles de vérité, n’a pas été confirmée) (Émile Aron, Figures tourangelles, p. 137).

En 1899, un an après sa retraite, il publie son livre le plus important Rabelais, anatomiste et physiologiste, exceptionnel par ses découvertes géniales. En effet, grâce à ses connaissances anatomiques, il a réussi à expliquer les fameux chapitres 30 et 31 du Quart Livre de Rabelais qui étaient restés des énigmes auparavant. Le premier chapitre s’intitule « Comment Xénomane fait l’anatomie et la description de Carêmeprenant » et le second « Dissection des parties externes de Carêmeprenant » (Quaresprenant). Ces chapitres étaient considérés comme farfelus, liés à l’imagination de Rabelais et pour faire rire, avant que le Dr Ledouble les explique en détaillant minutieusement leur signification, avec des croquis anatomiques à l’appui et en se servant de ses connaissances et trouvailles concernant les objets utilisés du temps de Rabelais.

Son contemporain Horace Hennion, a écrit en vers, la préface de son livre Bossuet anatomiste et physiologiste. Ce poète apprécie l’œuvre de raison de Bossuet mais aussi il insiste aussi sur l’apport du Dr Ledouble concernant l’œuvre de Rabelais :

Or, voici à nos yeux le professeur Le Double,
Qui naguère sut lire au texte étrange et trouble
Quaresmeprenant est anatomisé,
Qui nous fit contempler en savant, en artiste,

Le portrait par lui précisé

De Maistre Rabelais « adextre anatomiste »,(*)
Nous montre le Prélat, précepteur du Dauphin,
Le Prêtre au doigt orné de l’anneau d’améthyste,
Attentif aux leçons d’un docte médecin
Pour voir et pour savoir ce qu’est le corps humain ; –

(M. le Pr A.-F. Le Double, Bossuet anatomiste et physiologiste, préface d’Horace Hennion, p. IX)

(*) Le terme « adextre anatomiste » concernant Maître Rabelais, est utilisé par M. Mathias Duval dans sa préface du livre du Dr Ledouble sur Rabelais.

Les travaux du Dr Ledouble en anthropologie sont remarqués et remarquables. Il a écrit un Traité des Variations Anatomiques et de leur signification au point de vue de l’anthropologie zoologique en quatre volumes, un minutieux travail de titan et qui correspond à son Grand Œuvre ; aucun anatomiste ne s’est risqué à leur donner une suite. (BIUM Paris, Les sources de la Paléopathologie, p. 1)

Il est aussi l’un des premiers vulgarisateurs en France de la Paléopathologie. En 1910, il fait une communication remarquée, « La Médecine et la chirurgie dans les temps préhistoriques », dans le cadre du VIe congrès préhistorique de France, consacré à « La Médecine et la chirurgie dans les temps préhistoriques et protohistoriques ».

Le 21 octobre 1913, à l’âge de soixante-cinq ans, intoxiqué par l’oxyde de carbone, il meurt asphyxié dans sa chambre ainsi que sa vieille servante. Par testament, il demande qu’on retire son cœur et qu’on place son corps dans le cercueil des pauvres, que ses obsèques aient lieu sans insignes, sans fleurs ni couronnes et sans discours, à l’image de l’humilité de toute sa vie. Ses volontés furent respectées. (Émile Aron, Figures tourangelles, p. 145)

Mondialement connu et reconnu, il reçut de nombreuses récompenses (le prix Godard de la Société anatomique de Paris en 1898, le prix Broca de la société d’Anthropologie de Paris en 1894, le prix Montyon de l’Académie des sciences en 1897, etc.). Membre correspondant de l’Académie de Médecine à partir de 1898, il devient en 1907, associé national de cette Académie. (A.-F. Ledouble, Exposé des titres et des travaux…, pp. 1 et 5). Ce fut le deuxième tourangeau à mériter cet honneur après Bretonneau (Émile Aron, Figures tourangelles, p. 144).

 

Le Dr Ledouble et la Touraine

La Touraine n’a jamais oublié le Dr Ledouble. Une rue de Tours porte son nom. Le Pr Émile Aron, fondateur de la faculté de médecine de Tours, l’a mis à l’honneur dans son livre Figures tourangelles ; il salue son « remarquable travail ». (Émile Aron, Figures tourangelles, p. 135)

Récemment, le vendredi 5 octobre 2012, dans le cadre des « 50 ans de la Faculté de médecine », une exposition a été inaugurée dans le hall de la faculté de médecine à Tours (2, boulevard Tonnelé, 37000 Tours) sur les grands médecins ayant marqué l’histoire de la médecine en Touraine (exposition du 5 octobre au 13 novembre 2012) dont un panneau sur Félix-Anatole Ledouble. Dans le livre Cinquantenaire de la faculté de médecine de Tours 1962 – 2012 édité à cette occasion, un paragraphe lui est consacré au chapitre « Neuf grands noms de l’école de médecine et de pharmacie de Tours » (p. 9).

Du 8 décembre 2012 au 3 février 2013, un hommage lui a été rendu par l’Université François Rabelais de Tours, fondation Rabelais : une exposition « Célébration 100e anniversaire de la mort de Anatole-Félix Le Double » a eu lieu sur le site Béranger de l’Université (116, boulevard Béranger à Tours). Un dépliant édité à cette occasion retrace les différents aspects de sa vie, de son œuvre. Étaient présentés en particulier « des éléments de la vie scientifique et personnelle » du Pr Ledouble et une « série de pièces anatomiques provenant du Laboratoire d’anatomie de la Faculté de médecine de Tours. » (dos du dépliant de l’exposition)

Lors de l’inauguration, le 7 décembre 2012, Loïc Vaillant, président de l’Université François Rabelais, insiste sur son apport pour la « connaissance du Rabelais médecin et anatomiste : c’est lui qui, le premier, déchiffra les descriptions anatomiques du Quart Livre. » (dépliant, p. 2) Hervé Wattier, Professeur des Universités, praticien hospitalier en immunologie à Tours, coordinateur du laboratoire d’excellence sur l’utilisation thérapeutique des anticorps monoclonaux (LabEx MabImprov), a présenté la manière originale du Pr Ledouble, d’appréhender « la diversité des individus » et de « promouvoir l’anthropologie ». Il rend hommage à son apport sur « l’analyse de la variabilité ».

 

Sa production littéraire

Le Dr Ledouble a peu de production littéraire. Ce sont des œuvres de jeunesse, un roman policier Fatale Histoire et un recueil de poésie Heures de convalescence publiés sous le surnom Félix Du PLEIXE.

L’intérêt de son roman ne réside pas dans l’intrigue amoureuse ni dans la fin tragique, un double meurtre, mais dans le style d’écriture et dans les centres d’intérêt qui nous permettent de côtoyer l’intimité de ce médecin, ses goûts et les mœurs de son temps. Choisissons quelques passages significatifs.

Dans le prologue, le Dr Ledouble décrit son état de « névrose » déclenché, nous le savons, par la perte de sa fiancée. Il explique de manière lucide cet engrenage : « Il y a quelques années je fus atteint d’une affection bizarre que les médecins rangèrent dans la classe des névroses. Un état de torpeur et de langueur indescriptibles s’était emparé de mon être ; » (p. V). Il choisit d’aller dans « une station thermale (…) [à] Vernet-les-Bains, petit-chef-lieu de canton des Pyrénées Orientales. » (p. V)

Dans Fatale Histoire, le marquis de Fontefroide est « Séduit par le charme virginal [d’une] jeune Italienne ». (p. 19) Nous retrouverons dans ce roman ainsi que dans ses poèmes l’importance de la virginité pour le Dr Ledouble, thème caractéristique de son époque. Nous constaterons par ailleurs dans ses poèmes, qu’il a en plus, un respect très profond de la femme.

Dans un passage, l’auteur nomme son lieu de villégiature, « La Chambre d’amour » (p. 42), « village d’une centaine de maisons, situé au bord de la mer, à mi-chemin de Bayonne et de Biarritz, qui doit son nom romanesque à une grotte creusée par les flots dans le calcaire d’une des falaises voisines. ». (p. 42) Nous avons l’impression de retrouver son contemporain, René Boylesve dans son roman Le Parfum des Iles Borromées où l’héroïne vit une amourette dans le grand hôtel de Stresa au bord du lac Majeur et se retrouve avec son amant sur l’île Isola Bella, dans une grotte nommée la « chambre de Vénus ».

L’importance de la poésie pour le Dr Ledouble ressort lorsqu’il décrit l’héroïne du roman et précise : « la poésie dont elle était comme enveloppée » (p. 46). Mais lorsque l’amour se révèle impossible, le Dr Ledouble réagit en romantique, en désespéré ; il pleure des « larmes brûlantes ». « Il avait la mort dans l’âme. Rentré dans sa chambre il s’adonna tout entier à sa douleur. » (p. 63)

Dans un autre registre, le Dr Ledouble qui était d’origine modeste, s’intéresse au summum du chic en particulier architectural et nous remarquerons combien les modes changent : « Cet hôtel, du plus pur style Tudor ou gothique anglais, était une des créations les plus pittoresques et les plus monumentales de l’architecture moderne. Ses tourelles à chapel d’ardoises, ses hautes baies à fines guipures, ses cheminées historiées, ses lucarnes à crêtes de plomb et son campanile élancé ». (p. 91)

Il a le goût du luxe et présente des beaux objets « immense tapis sorti des ateliers des frères Gobelins » (p. 93), « pendule en pâte tendre de Sèvres, (…) coupes de lapis-lazzuli (…) » (p. 94), du mobilier, « lustre en cuivre ciselé à fleurs de verres bleu, rose, jaune ou blanc, (…) boiserie en vieux chêne, ouvré à miracles, (…) plafond, à petits caissons quadrangulaires, peints de couleurs vives et rehaussés d’or, (…) crédences, étincelantes de ferrures compliquées » (p. 116). Il peut aussi détailler un menu avec gourmandise, nous rappelant qu’il pouvait apprécier les plaisirs gargantuesques de la table dans sa jeunesse : « Un potage crème d’orge à la reine, puis de petites timbales à la Nantua ; deux relevés, une carpe sauce genevoise et un roastbeef à l’anglaise ; deux entrées, des crépinettes de lapereaux, purée de truffes et un buisson d’écrevisses de la Meuse. Enfin pour rôts des faisans garnis de cailles et comme légumes des cardons à la moelle, des fonds d’artichauts à la jardinière, suivis de rousseroles lochoises, d’un parfait à la vanille et d’une sicilienne de fruits. » (pp. 117 et 118).

Il s’intéresse à la musique et cite « un Scherzo », « une sonate à quatre mains »… (p. 120). Il apprécie le confort et le luxe du château de la Fresnay (situé dans les Pyrénées Orientales) « avec sa façade à pinacles fleuronnées, décorés de pilastres » (p. 127) et le compare à l’hôtel du parc Monceau. Sa description est significative de son intérêt pour le faste. Il décrit aussi le marché, « les routes étaient encombrées de piétons et de charrettes. Des mules, parées de grelots, trottaient avec des tintements sonores ; des bœufs blancs, caparaçonnés de toile, trainaient de lourds véhicules, » (p. 148) et nous remarquons son plaisir à détailler minutieusement la vie de tous les jours, dans sa simplicité. Ainsi toute une époque défile devant nous, naturellement, au fil de la pensée de ce jeune médecin. Son art de la description égale sa soif de connaissance.

Nous constatons à travers des termes tels que « L’idée de la mort », « d’étranges visions », « les pulsations de sa douleur » (p. 173), que le Dr Ledouble pouvait être romantique et pessimiste, tendance fréquente à cette époque. En opposition, il nous fait partager à travers la description de promenades champêtres, son intérêt pour la beauté de la nature et des choses simples, « ses promenades à travers les prés et sur la lisière des bois ». La nourrice Marthe « remplissait son tablier de noisettes ou de fraises sauvages ou lui taillait des flûteaux de coudrier » (p. 173). Le Dr Ledouble sait alors nous confier ses convictions philosophiques et religieuses avec beaucoup de sensibilité et de délicatesse : « Dieu qui semble souvent, dans le silence et la grandeur de son éternité, oublier ses enfants souffrants, mais qui, pourtant, se souvient toujours de ceux qui l’implorent et qui l’aiment, (…) » (p. 175). Par l’intermédiaire du roman, il livre un peu de son amour idéalisé par la mort de sa fiancée : « Vous êtes la première femme que j’aie aimée, je suis le premier homme à qui vous avez révélé votre amour. » (p. 186)

Son romantisme ressort encore à travers la description d’un coucher de soleil dans un paysage : « Le soleil oblique, le soleil « de l’heure de l’effet » comme disent les peintres, disparaissait dans un fleuve de rubis, d’émeraudes et d’or en fusion (…). » (p. 197) Parallèlement, René Boylesve, dans son roman Le Parfum des Iles Borromées, utilise aussi les fins de journée et les couchers de soleil pour accentuer le charme du romantisme ambiant de l’amour naissant : « La lumière de la lune, comme un corps de ballet qui descend la scène d’un pas rythmé, envahissait doucement la surface du lac. » (p. 37) Là aussi le roman se terminera par un meurtre, celui de la femme aimée.

Le Dr Ledouble utilise aussi les yeux comme moyens de communication, d’expression et d’échange avec l’autre. Ils peuvent aussi émouvoir, ceux d’une jeune femme « un regard innocent et pur » (p. 40) ou, au contraire, en final de Fatale Histoire, traduire la souffrance la plus cruelle : « Seules les prunelles luisantes et mobiles paraissaient vivre dans la face décomposée et terreuse du vieillard : elles avaient l’éclat et l’impénétrabilité de la faïence noire polie. On y lisait comme à livre ouvert (…) ce degré de haine et de désespérance (…). » (p. 222)

À cette époque, le Dr Ledouble pouvait ressentir vraiment l’envoûtement du dramatique qu’il exprime à travers le personnage du jeune homme « en proie à une hallucination étrange, l’image de la suicidée apparaissait, grandie et transfigurée, l’attirant invinciblement » (p. 231).

Même si ce roman est assez commun pour cette époque où les histoires d’amour peuvent mal finir, nous cernons mieux la personnalité du jeune Dr Ledouble et nous comprenons qu’il a aussi confié au papier, par l’intermédiaire de cette histoire, un peu de son drame personnel, son côtoiement de la douleur de la mort de son amour.

 

Sa poésie

Son livre Heures de convalescence est divisé en chapitres : les Tourangelles et les Ardennaises, les Juvéniles, les Pessimistes, les Amicales et les Amoureuses. Il l’écrit comme le titre l’indique, en convalescence (dans les Pyrénées) après la mort de sa fiancée. Nous remarquerons que tous ses titres sont féminisés, preuve de son attirance pour la femme.

Le Dr Ledouble n’est pas un poète chevronné. Ses alexandrins sont simples. Ses rimes sont souvent pauvres et banales. Le Pr Émile Aron précise à juste titre, qu’il versifie « comme un collégien qui compte avec ses doigts les douze syllabes des alexandrins (…) ». Cependant nous vous présentons ses poèmes, témoins de sa vie, ses goûts, ses idées, son amour délicat pour sa fiancée. Il retrace aussi son parcours d’étudiant en médecine ; il nous montre son respect de la nature et son attirance pour la Touraine. Il exprime ses conceptions philosophiques et religieuses, lui qui resta célibataire et vécut sous le toit de ses parents jusqu’à leur mort. (Émile Aron, Figures tourangelles, p. 139)

Nous insisterons sur le contexte de ses poèmes plus que sur leur valeur littéraire et nous les mettrons en résonance avec les poèmes d’autres auteurs.

Dans le chapitre « Les Tourangelles », il glorifie la Touraine, sa terre d’adoption. Son poème « Loire » nous rappelle son attachement à cette région où il a vécu pendant cinquante-et-un ans. Avant de lire ce poème, analysons-le. Le Dr Ledouble se met dans la peau de cette rivière en utilisant le « je ». Il cite « ses rives », ses « cités actives », « ses coteaux » au « pampre vermeil », « l’épi », les « îles ». La femme apparaît, vision discrète ; il ébauche naïvement une baigneuse « en rose et bleu », « ses pieds roses à mon flot bleu ». Après cette vision fugace de femme, il aborde la modernité, admirant une locomotive qui passe vite : « le passage d’une locomotive, fille du feu ». Là encore la locomotive se transforme en fille, vision vite disparue, prouvant la place de rêve de la femme dans son inconscient, à l’image de celle qu’il a aimée.

Par ailleurs, le Dr Ledouble de caractère sensible, fait ressurgir les tueries du passé, les guerres, « les potences » au temps de Louis XI, « les fanatismes », des morts, lui rappelant la cruauté de l’histoire, les envahisseurs, les pendus. À ces temps de troubles, s’opposent les fêtes galantes de la Renaissance. Il cite des écrivains, Ronsard, « le roi des poètes », René d’Anjou, le « poète-roi », Jeanne d’Arc indirectement nommée « la vierge de Vaucouleurs » et qui a côtoyé la Loire.

D’autres personnages célèbres continuent ce cortège : Papin qui est certainement Denis Papin né près de Blois, en 1647, physicien, mathématicien et inventeur français, connu notamment pour ses travaux sur la machine à vapeur, Montgolfier, constructeur des montgolfières. Deux femmes de cour, Gabrielle d’Estrées, maîtresse et favorite d’Henri IV, et Agnès Sorel,  favorite du roi Charles VII, prennent place dans ce cortège. Il continue son énumération en présentant des artistes, Jean Foucquet, l’un des plus grands peintres de la première Renaissance, (né à Tours, entre 1415 et 1420 -1478), Pinaigrier « le peintre miniaturiste » et verrier (XVIe), « Michel Colombe l’imagier » (1430 – 1515). Le Dr Ledouble ne voit pas la Loire seulement par ses eaux, ses rives. Près des châteaux, les artistes ont laissé leurs griffes tel le grand sculpteur français du XIXème, David D’Angers (1788 – 1856). Il n’oublie pas le chansonnier Béranger, le pamphlétaire Paul-Louis Courier, les poètes, Belleau, de La Pléiade (1528 – 1577), Racan, Vigny le romantique, le romancier Balzac et le médecin écrivain Rabelais.

Mais à proximité de la Loire, il y a aussi les gens simples et humbles que le Dr Ledouble a toujours respectés comme « la buandière à son lavoir », « le marinier ». En opposition, il dit sa honte du frondeur le cardinal de Retz (1613 – 1679), homme d’état et mémorialiste ou de Tristan. Pour ce dernier, il est difficile de le situer car ce nom correspond à de nombreuses personnes n’ayant peu ou pas de rapport avec la honte. Pour terminer, il salue « le ciel changeant ou serein, les cités, le temps qui passe comme l’eau, et la Loire qui s’efface » comme les « souvenirs tristes et doux » dans l’Océan, marque de sa blessure par la mort de sa fiancée et du temps qui passe. Mais laissons place à la « Loire » du Dr Ledouble :

LOIRE

Je suis la Loire !… sur ses rives
Que je féconde de mes eaux,
Je ne vois que des cités actives,
Moutiers pieux, riants hameaux,
Ma noblesse en titres abonde :
Des fleuves français le géant,
Je jaillis le jour où le monde
Sortit lui-même du néant.

Je n’existe que pour la France
Qui possède en entier mon cours ;
Elle est toute son espérance
Comme mes uniques amours,
Je suis belle !… J’ai pour ceinture
Des coteaux au pampre vermeil,
Et je mêle à ma chevelure
L’épi que dore mon soleil.

J’ai des îles où je respire
Le foin nouvellement fauché,
Où le poète que j’inspire
Achève le vers ébauché ;
La baigneuse y livre craintive
Ses pieds roses à mon flot bleu,
Tandis que la locomotive
Plus loin passe, fille du feu.

France ! Dans la suite des âges
Si de pleurs mon œil se voila,
C’est au bruit des clairons sauvages
Qui t’annonçait quelque Attila,
Oh ! Pourquoi, grossissant mes ondes,
Ne m’a-t-il pas été permis
Alors sous mes vagues profondes
D’ensevelir tes ennemis ?

Si de potences par centaines
Louis Onze, assombrit mes bords,
Si les fanatismes, les haines
Y semèrent d’affreux discords,
Si, par ordre du roi, son maitre,
Guise y périt en trahison,
Je vis, comme un astre, apparaître
La Renaissance à l’horizon.

Quand pour complices de ses crimes
Carrier osa prendre mes flots,
En vengeant ses nobles victimes
J’ai vu succomber un héros ;
Près de ta tombe que je baise,
Bonchamps, j’entends dans les halliers
Ce cri de ton âme française :
« J’expire !… grâce aux prisonniers ! »

Mais avec ces deuils, que de fêtes !
N’ont-ils pas chanté près de moi,
Et Ronsard, le roi des poètes,
Et René, le poète-roi ?
Et, souvenir dont je suis fière,
Sur mes près parsemés de fleurs,
N’admirai-je pas la bannière
De la Vierge de Vaucouleurs ?

Si maintes pages de mes fastes
Font courir un frisson d’horreur,
Si mes débordements néfastes
Jettent trop souvent la terreur,
Les siècles jugeront peut-être
Que Bretonneau, Trousseau, Velpeau
Et Paré, leur illustre ancêtre,
Rachètent bien un tel fléau,

De combien de tes fils, ô France,
J’ai droit de me glorifier !
Sur moi versent un lustre immense
Papin, Séguin et Montgolfier.
D’Estrée, Agnès, j’ai vu vos charmes ;
J’ai vu ta grandeur, ô Villars !
Car j’unis les plaisirs aux armes
Et les sciences aux beaux-arts.

La Seine me prête ou me donne
Son Béranger, son Paul-Louis ;
Mais je rassemble en ma couronne
Belleau, Racan, chantres exquis,
Vigny chez qui la grâce abonde,
Et Descartes, au front de penseur,
Et Balzac dont l’œuvre est un monde,
Et Rabelais, le grand moqueur.

Et je puis joindre à cette liste
Jehan Foucquet, Pinaigrier,
Le peintre miniaturiste,
Michel Colombe l’imagier.
Mes châteaux, mon orgueil suprême,
Ne sont pas l’œuvre d’étrangers,
Et Phidias, – est-ce un blasphème ? –
Renaît dans mon David d’Angers.

Telle est ma légende qu’écoute
La buandière à son lavoir,
Et qu’aux relâches de sa route
Le marinier redit le soir,
Tantôt, je l’avoue à ma honte,
Sombre comme Retz ou Tristan,
Tantôt charmante comme un conte
Fait pour recréer un sultan.

Je vais ainsi toujours la même,
Sous le ciel changeant ou serein,
Saluant cent cités que j’aime,
Joyaux vivants de mon écrin ;
Je vais… dans ma course éternelle
Aux souvenirs tristes et doux,
De la montagne maternelle
Jusqu’à l’Océan, mon époux.

Je vous propose d’examiner les correspondances de ce poème avec des écrits de René Boylesve (1867 – 1926), écrivain de la même époque. En effet, tous deux parlent de la Loire à travers ses rives, la beauté des couleurs, la douceur, la place de la femme, le progrès, les guerres.

René Boylesve, Tourangeau proche de son terroir, chante la Loire, mêlant descriptions et coloris dont le gris, le rose et le bleu : « La Loire basse, déchirée en lambeaux par ses sables et ses îles, ressemblait de loin à ces traces argentées que laissent les limaçons dans les allées des jardins ; » (René Boylesve, Le meilleur ami, p. 123) « La Loire, splendide en sa paresse étalée, léchait de longs bonbons de sable rose entre les peupliers disproportionnés de ses deux rives, » (René Boylesve, La poudre aux yeux, p. 52).

Cette Loire est aussi toute de douceur avec les mots de René Boylesve : « La douceur, la délicatesse, la majesté tranquille et bienveillante de ces grands paysages de Loire ! » (René Boylesve, Mon amour, p. 136). Lui aussi, l’humanise « Le vent qui la caresse légèrement, l’irise, comme si elle avait des frissons ; elle a la chair de poule. » (René Boylesve, Feuilles tombées, p. 31)

Si le Dr Ledouble met à côté de la Loire, une baigneuse, Boylesve plus sensuel décrit ces femmes plus concrètement : « Les femmes portent cette année, au bain, des jerseys collants à la taille, une ceinture et une sorte de jupe assez longue (….). Des femmes plus hardies sont vêtues du maillot noir fortement décolleté, terminé à mi-cuisse, découvrant complètement le bras et l’aisselle – le maillot d’homme. – » (René Boylesve, Feuilles tombées, p. 178)

Le Dr Ledouble cite la locomotive, René Boylesve, fasciné par les autos, les trains, n’hésite pas à parler du progrès dans ses livres : « le sifflet des trains que l’on entendait, les jours de mauvais temps, par le vent d’ouest, fut, de toutes les choses que j’écoutai, enfant, celle qui me toucha le plus ; et sans songer encore à l’endroit où j’irais, je rêvais de partir. » (René Boylesve, Feuilles tombées, p. 183)

Le Dr Ledouble est marqué par l’empreinte des guerres au fil des siècles tandis que René Boylesve, l’exprime dans son livre Tu n’es plus rien, dédié à son frère mort à Verdun en 1916. René Boylesve nous transmet sa douleur, son écœurement devant les atrocités : « Parfois on avait l’impression de voir en certains blessés des êtres qui revenaient de l’au-delà. Ils avaient vu ce que rien ne les avait préparés à voir, quelque chose qui les confondait dans leur sens et dans leur jugement. Quelques-uns disaient : « C’est l’Enfer ! » D’autres, beaucoup plus simples, disaient seulement : « Il faut y être !… ». (René Boylesve, Tu n’es plus rien, p. 42) Ses mots transmettent sa douleur, son effroi pour nous convaincre de l’inhumanité des actes barbares : « toute vie individuelle, sinon toute vie, semblait suspendue, une charretée d’hommes : aucun homme ; une masse de boue sanguinolente (…). » (id., p. 32). À travers ces exemples, nous retrouvons des traits caractéristiques de ces deux écrivains, leur attrait pour la beauté de la nature, la modernité, le mouvement de l’eau, leur refus de la cruauté des guerres.

Un autre contemporain du Dr Ledouble, le poète André Theuriet (1833 – 1909) a chanté la Loire en restant proche de la nature et de la femme comme dans son poème « La Loire à Langeais » où il cite « ses bras d’argent », les « blés mûrs », « des rires », des maîtresses « Diane, Marguerite, ô reines, ô duchesses / Fantômes des vieux temps et de la vieille cour ! » :

Large et lente, la Loire aux eaux éblouissantes
Se répand dans les prés aux clartés de midi.
Le sol brûle, là-bas les grèves blanchissantes
Sèchent au grand soleil leur limon attiédi.
(…)

Des vignes aux blés mûrs tout parle de tendresse.
C’est un murmure sourd, un chant voluptueux ;
La Loire, tout entière à sa muette ivresse,
Baise avec passion les vieux saules noueux…
(…)

Et l’on croit voir passer de vagues ombres blanches :
Est-ce un frêle brouillard par le vent emporté,
Où le jeu d’un rayon de lune sur les branches ?...
L’air exhale de chauds parfums de volupté.
(…)

(André Theuriet, Poésies – Le chemin des bois, pp. 43 et 44)

De plus, le Dr Ledouble cite Balzac (1799 – 1850) dans son poème « Loire », Balzac qui lui aussi a apprécié les charmes de ce fleuve et ceux de Tours comme dans cet extrait choisi de La Femme de trente ans, décrivant la vue grandiose au confluent de la Cisse et de la Loire puis à Tours en 1814 : « Çà et là des îles verdoyantes se succèdent dans l’étendue des eaux, comme les chatons dans un collier. (…) A travers le tendre feuillage des îles, au fond du tableau, Tours semble, comme Venise, sortir du sein des eaux. (…) La fumée d’une cheminée s’élève entre les sarments et le pampre naissant d’une vigne. » (Balzac, La Femme de trente ans, pp. 234 et 235)

Après l’éloge de la Loire, le Dr Ledouble consacre un poème à Tours. Pendant huit strophes, il alterne alexandrins et octosyllabes pour décrire cette ville liée à la Loire et proche des rois. Il s’y sent bien « Tout y charme ». Il apprécie la blancheur des maisons en même temps qu’il confie son spleen. Il aime y flâner, « j’erre en rêvant », écrit-il. Ce poème se déroule lentement dans un rêve nostalgique, près de « fantômes charmants », « d’êtres chéris ». Dans cette ambiance proche de Gérard de Nerval où les visions se mêlent au flou du rêve, le Dr Ledouble exprime le vide ressenti suite à la disparition d’êtres chers, en particulier de sa fiancée morte.

TOURS

Sur les bords embaumés que caresse la Loire,
Diamant de notre pays
Il est un coin de terre où naquit dans la gloire
Et grandit l’empire des lys. (…)

De l’heureuse cité les maisons sont si blanches
Qu’on croirait, pour plaire aux regards,
Qu’elle met tous les jours sa robe des dimanches
Sous son oreiller de boulevards.
(…)

Des fantômes charmants voltigent sur ma couche ;
D’êtres chéris j’entends les pas
Leurs traits me sont connus ; leurs noms sont sur ma bouche,
Et de loin je leur tends les bras.

Aimables compagnons de ces temps plus prospères,
Combien de vides dans nos rangs !
Mais nos fils sont debout !... et, pas plus que nos pères
Ils ne me sont indifférents.

Si nous continuons notre comparaison avec René Boylesve, ce dernier a aussi fait l’éloge de la ville de Tours, de la pierre blanche et proche de la Loire. Il s’exclame : « Tours, la ville bien bâtie. (…) un sens des proportions, (…) voilà la belle discipline esthétique », « ces petites et basses maisons de Tours en pierre tendre, (…) toujours blanche ! » (René Boylesve, La Touraine, pp. 14 et 15) « Tours me paraît une ville inspirée par le génie de la Loire. Épandue tout à plat sur un vaste champ, entre son fleuve et ses magnifiques boulevards (…). Elle a le goût de la ligne sobre, et n’admet l’opulence que dans les frondaisons de ses magnifiques arbres ; » (René Boylesve, La Touraine, p. 18).

Tours devient lieu qui abrite la luminosité de la blancheur, l’esthétique, l’équilibre, où le Dr Ledouble peut flâner et laisser s’écouler ses souvenirs, sa mélancolie.

Dans son sonnet, « Le monument Bretonneau-Velpeau-Trousseau, à Tours », le Dr Ledouble veut rendre hommage à ces trois grands médecins à travers le monument qui leur est consacré. L’architecte est Victor Laloux, le sculpteur, François Sicard. En 1886, le décret du 3 décembre autorise l’érection d’une statue. Celle-ci a été fondue sous le régime de Vichy en 1942. Il ne reste que les trois médaillons qui ornaient le socle ; ils sont scellés dans le hall de la faculté de médecine. (http://www.e-monumen.net/index.php?option=com_monumen&monumenTask =monumenDetails&catid=2&monumenId=8601&Itemid=19)

Le Dr Ledouble connaissait la renommée médicale et les qualités humaines de ces trois médecins qu’il admire. Le Dr Bretonneau (1741 – 1862) a créé et dirigé l’école de médecine de Tours et a reçu la consécration suprême en devenant membre correspondant de l’Académie de médecine et membre de l’Académie des Sciences. Ses découvertes concernant la fièvre typhoïde et la diphtérie ont contribué à le faire connaître. Les docteurs Velpeau et Trousseau, ses « fils adoptifs » lui ont bien rendu le temps passé à les former. Ils ont fait connaître ses découvertes et ont continué ses recherches. Velpeau a été chirurgien des Hôpitaux de la Charité et de renommée internationale pendant trente quatre ans. Trousseau, le disciple préféré de Bretonneau, fait aussi une carrière parisienne et devient le plus jeune agrégé. Il obtient la Chaire de Thérapeutique puis de Clinique médicale à l’Hôtel-Dieu. Grand clinicien, il décrit la phlébite accompagnant le cancer de l’estomac, appelé alors « le signe de Trousseau ».

Le Dr Ledouble veut exprimer à côté de leur valeur intellectuelle et médicale, leur intégrité, leur rigueur et leur état d’esprit de recherche, leur simplicité. Leur amitié est très importante pour lui c’est pourquoi il les nomme « les amis charmants, les causeurs sans apprêt », aux « austères vertus ».

LE MONUMENT BRETONNEAU-VELPEAU-TROUSSEAU, À TOURS

Le bronze a découlé de la fournaise ardente ;
Avec ses trois grands fils la Touraine apparaît,
D’un laurier glorieux couronnant leur portrait
Où manque seulement leur parole abondante.

Voilà, non les chercheurs à leur tâche obsédante,
Mais les amis charmants, les causeurs sans apprêt
Dépouillant, pour nous seuls, leur réserve prudente,
Tels qu’enfin nous les garde un éternel regret.

Artistes, soyez fiers ! Votre œuvre est achevée !
Une autre encore plus belle en notre âme est rêvée :
Nous voulons de la mort triompher mieux que vous.

Leurs austères vertus qu’un sculpteur ne peut rendre,
Nous les pratiquons et les ferons comprendre
Pour qu’on dise du moins qu’ils revivent en nous.

Dans son poème « Pruneaux de Tours », le Dr Ledouble, joue avec les mots. Il nous étonne et nous déroute par l’association des mots utilisés. Certainement le Dr Ledouble a utilisé des rimes inhabituelles pour le plaisir mais l’effet est plutôt douteux et le texte sans rapport avec les pruneaux de Tours en dehors du final : « je préfère / Ces gros pruneaux de Tours qu’un closier fait bouillir. » Cependant nous apprenons ainsi que le Dr Ledouble apprécie cette spécialité tourangelle, en notre bonne ville de Tours, « cité internationale de la gastronomie » en 2013.

Dans le chapitre « Les Juvéniles », nous aborderons « Ode à ma pipe » et « Le pavillon d’anatomie ».

« Ode à ma pipe » est un poème étonnant car il ne se réfère pas à la pipe mais aux orgies guerrières. Le Dr Ledouble exprime sa souffrance devant les tueries comme il nous en avait déjà parlé dans son poème « La Loire ». Il cite la guerre contre les Prussiens, qui dura sept mois (du 19 juillet 1870 au 29 janvier 1871). Il insiste surtout sur le courage des soldats et le deuil dans de nombreuses familles. Ces images de désastre lui rappellent la douleur de la perte de sa fiancée qu’il pleure avec délicatesse. Certains trouveront cet attachement naïf, démodé, obsolète mais il prouve la fidélité et la sincérité de son amour respectueux envers sa future femme. La seule connotation en rapport avec la pipe, termine ce poème en envol de fumée pour aller vers sa bien-aimée. Voici le début et la fin de ce poème :

ODE À MA PIPE

Lorsque la France en deuil se leva toute entière,
Que, chassepot en main, dans notre ardeur guerrière
Nous luttions près du Mans pour notre liberté,
Et que des Prussiens, bravant la fusillade,
Nous venions, harassés, leur tendre une embuscade
Au coin du hameau dévasté.
(…)

Mais ce n’est pas ainsi que tu me fus ravie :
Ni balles, ni baisers n’ont terminé ta vie ;
Un seul trépas eût trop consolé mon orgueil.
Le crêpe noir semé de jaunes immortelles
N’étendra point ses plis comme deux sombres ailes
Sur ton tricolore cercueil.

Qu’importe ! Si mes vers vivent dans la mémoire ;
Nous n’aurons pas besoin de baisers ni de gloire,
Nous irons tous les deux à l’immortalité ;
Mes strophes que l’odeur du tabac turc anime
Te porteront d’un vol rayonnant et sublime
À travers la postérité.

Les deux sonnets qu’il consacre au « Pavillon d’Anatomie », sont fantastiques et représentatifs de l’ambiance des carabins. À cette époque, le macabre et l’épouvante étaient en vogue. Le précurseur Edgar Poe avait été suivi par d’autres comme Baudelaire, Maurice Rollinat, les Hydropathes, les poètes du Chat Noir. Le Dr Ledouble nous montre les vers qui grouillent, l’horreur à l’état crû, la pourriture puis pour supporter cet état de fait, l’apparente insouciance, les blagues, les éclats de rires et les guinguettes des étudiants. Mais le Dr Ledouble n’est pas dupe. Il sait que : « l’habitude aidant, l’amour de la science / A vaincu les dégoûts de leurs sens aguerris ». Voici un petit extrait caractéristique de ces deux poèmes :

LE PAVILLON D’ANATOMIE (I)

Sur des tables en fer un fœtus en morceaux ;
Un corps d’homme ou de femme aux lèvres violettes,
Aux yeux grouillants de vers ; à l’écart, des cuvettes
Où nagent dans l’alcool des coupes de cerveaux ; (…)

Dans « Les Philosophiques », son poème « Sur ma tombe » est émouvant car il nous confie sa philosophie de vie et ses souhaits les plus intimes. À son enterrement, il ne veut pas de démonstrations ostentatoires, pas de grand monument, pas de fastes. Avec sincérité, il explicite son vœu et affirme sa foi : « N’y graver rien qu’un nom », « je dois rester poussière », « ne plantez qu’une croix (…) simplement de bois. » Il a souhaité garder l’humilité : « À ceux des pauvres gens je veux mêler mes os ». Sa volonté a été respectée.

SUR MA TOMBE

Quand la fosse béante aura reçu ma bière,
Sur le tertre exhaussé ne plantez qu’une croix,
Non de marbre ou d’airain, mais simplement de bois,
Et telle que les a le peuple au cimetière.

N’y graver rien qu’un nom, et faites qu’un beau lierre
De sa noire verdure en couvre les parois.
Sous son ombre couché, je serai mieux, je crois :
Poussière que je fus, je dois rester poussière.

Je n’habitai, vivant, ni palais, ni château ;
Pourquoi bâtirait-on un luxueux tombeau,
Un monument pompeux pour y loger mes restes ?

Laissons ce faste au monde ainsi qu’à ses héros ;
Les philosophes les vrais sont des sages modestes ;
À ceux des pauvres gens je veux mêler mes os.

Le Dr Ledouble se différencie de nombreux poètes et écrivains abordant leur mort. Ronsard écrit une épitaphe épicurienne pour Rabelais : « Si d’un mort qui pourri repose (…) » ; il conseille à la manière de Rabelais, de profiter de la vie et de bien manger : « Une vigne prendra naissance / De l’estomac et de la pance / Du bon Rabelais, qui boivoit / Tousjours ce pendant qu’il vivoit. » Ronsard peut aussi nous surprendre en souhaitant mourir d’amour :

Si je trépasse entre tes bras, ma dame,
Je suis content : aussi ne veux-je avoir
Plus grand honneur au monde, que me voir,
En te baisant, dans ton sein rendre l’âme.

(Ronsard, Les Amours, L’Amour de Cassandre, XVII, p. 14)

René Boylesve, centré sur lui-même et angoissé devant la mort, regrette « le trésor » perdu : « Lorsque je songe à mon heure dernière, l’angoisse la plus pénible que j’éprouve c’est de penser à la faculté d’émotion qui va périr avec moi ; j’ai la sensation que c’est une richesse, un trésor considérable qui va être jeté à la mer. » (René Boylesve, Feuilles tombées, p. 180)

Nous ne retrouvons aucunement ces pensées chez le Dr Ledouble qui a basé sa vie comme sa mort en priorité sur l’humilité ce qui est exceptionnel chez une personne célèbre mais qui est une preuve de sagesse.

Dans le chapitre « Les Amoureuses », les poèmes sont dédiés « à la mémoire de sa fiancée ». Nous partageons les sentiments du Dr Ledouble face à la découverte de l’amour dans « Idylle », « Près du moulin » ou « Morte ! »

Dans « Idylle », sa sensibilité peut paraître mièvre mais elle est délicate, spontanée et vraie face à un sentiment inconnu, celui de la naissance de son amour pour une femme. Ce poème de jeunesse est simple comme son amour est pur, comme un rêve qu’on voudrait garder.

IDYLLE

Par un matin de tiède brise,
Elle était là près des roseaux,
L’enfant de dix-sept ans, surprise
À l’éveil de penser nouveaux.

Sa chevelure ensoleillée,
Qu’une renoncule étoilait,
Sur sa cravate quadrillée
En blondes tresses ruisselait.

Elle avait son rouge corsage,
Sa jupe sombre et son col blanc,
Et pour ombrager son visage
Le large chapeau de Rembrandt.

Elle s’oubliait sous les saules
Dont les fins rameaux argentés,
En s’inclinant sur les épaules,
Lui disaient des mots enchantés.

Et moi, l’âme non moins troublée,
Grisé par l’odeur des genêts,
Sous le couvert de la feuillée
D’émotion je frissonnais. (…)

Je voudrais un baiser bien tendre ;
Mais je crains tant votre courroux !
Si, malgré vous, j’osais le prendre
Contre moi vous fâcheriez-vous ?… »

Elle rougit sous sa voilette,
Et, m’enhardissant, je lui pris
Deux longs baisers que la pauvrette
Reçut avec un doux sourire.

Le papillon semblait attendre,
L’oiseau se taisait écoutant,
L’arbre se penchait pour entendre…
Nous ne dîmes pas plus pourtant !…

Personnellement, ces images me rappellent aussi celles des femmes esquissées par Gérard de Nerval (1808 – 1855), femmes auréolées de souvenirs anciens, de brume ou de flou, par exemple dans « Fantaisie » qui se termine ainsi : « Puis une dame, à sa haute fenêtre, / Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens, / Que, dans une autre existence peut-être, / J’ai déjà vue… et dont je me souviens ! » (Gérard de Nerval, Œuvres, Petits châteaux de Bohême, Fantaisie, p. 13)

Dans « Près du moulin », dédié « À la mémoire de ma fiancée Marie-Blanche J… de R… », le Dr Ledouble nous confie la délicatesse de son amour. Ce poème romantique témoigne en toute simplicité, de son respect pour la pureté, la beauté de la nature et la virginité. Comme la roue du moulin tourne, la vie passe, le bonheur s’enfuit comme l’eau.

PRÈS DU MOULIN

C’était un soir de juin ; le souffle de la brise,
Suave, caressait les fleurs des églantiers ;
Vers le moulin agreste au toit de mousse grise,
Elle et moi, nous marchions par un petit sentier.

Elle causait : sa voix, que l’âme idéalise,
Faisait vibrer d’accord mon être tout entier ;
– Ô musique enivrante et qui m’emparadise ! –
Je croyais voir les cieux ouverts s’irradier.

Je n’étais qu’au printemps de ma vingtième année ;
Mais à l’isolement ma vie abandonnée
N’avait jamais rêvé d’un si doux entretien ;

Pour la première fois laissé seul avec elle,
J’osais lui soupirer que je la trouvais belle,
Et son chaste regard se mira dans le mien.

Nous retrouvons la délicatesse de la femme chez son contemporain, René Boylesve, même si celui-ci regrette son effacement lié à la société de son temps : « Une jeune fille bien élevée ne doit pas se faire remarquer. » (René Boylesve, La jeune fille bien élevée, p 171). Quant à Gérard de Nerval (1808 – 1855), il se rapproche du Dr Ledouble, en clamant dans « Une femme est l’amour » sa passion pour la femme, baume pour le cœur désolé : « Une femme est l’amour, la gloire et l’espérance ; / Aux enfants qu’elle guide, à l’homme consolé, / Elle élève le cœur et calme la souffrance, / Comme un esprit des cieux sur la terre exilé. » (Gérard de Nerval, Œuvres, En marge des petits châteaux de Bohême, Une femme est l’amour, p. 54)

Dans son poème « Morte ! », le Dr Ledouble crie sa douleur devant la mort qui a marqué de son sceau, sa promise. Il croit à la résurrection des morts et voit sa bien-aimée : « Une vierge était prête à partir pour le ciel, (…) un ange au paradis ». Sa vision est unie à la paix du ciel et de la nuit de prière auprès de son corps. L’alouette qui chante, est un baume pour son cœur déchiré. Beaucoup d’émotion se dégage de la veillée de prière, des chants, de l’accompagnement à l’enterrement du corps.

MORTE !

(…)
Parmi les astres d’or, la lune, toute blanche,
Comme un croissant d’argent, au hameau se montra ;
Au calice de la pervenche
La brise, en s’envolant, de parfums s’enivra.

La nuit passa splendide et fit place à l’aurore.
Tout le jour on pria dans la maison du deuil ;
Une autre nuit on prie encore ;
Mais l’heure sonne enfin d’emporter le cercueil.

L’alouette chantait à peine dans les nues ;
Et les lis s’inclinaient aussi pâles qu’au soir,
Et sous des formes inconnues
Les saules se peignaient sombres dans l’étang noir.

Et voici que l’écho m’apporte le murmure
D’un chant entrecoupé de sanglots et de pleurs ;
Sur la hauteur qui reste obscure
C’était l’hymne des morts récitée à deux chœurs : (…)

« Toujours elle fut douce en son pèlerinage,
Et même quelquefois grande à force d’amour ;
Et sa lampe de vierge sage
Ne cessa dans sa main de briller un seul jour.

« Ton exil est fini, sœur… dans le sein du Père
Dors, mais sans oublier qu’on pleure loin du ciel !…
On te regrette sur la terre,
Toi, souviens-toi de nous au séjour éternel. » (…)

Et bientôt l’on franchit le seuil de la prière,
Et l’on gagna le champ où dorment les aïeux…
Et l’on rendit à sa poussière
Ce que l’âme abandonne en s’envolant aux cieux.

Maintenant reprenez le chemin du village,
Vierges fortes, allez à vos rudes labeurs ;
Tout s’éveille dans le bocage ;
Le vent de l’aube passe et ranime les fleurs.

 

En conclusion, les poèmes du Dr Ledouble sont d’un autre registre que l’ensemble de son œuvre studieuse, on pourrait dire sérieuse au niveau intellectuel. Malgré la gaucherie de ses vers, nous côtoyons son intimité et apprécions de mieux le connaître, homme sensible, délicat, marqué à vie par la perte de sa fiancée. Il est aussi chantre de la nature, aimant la Touraine, haïssant les guerres, recherchant la paix, intègre, humain. Le Dr Ledouble est ici tel qu’en lui-même et ses poèmes de jeunesse donnent encore plus de force à l’ensemble de ses recherches intellectuelles toujours tournées vers les autres.

 

Janvier à mai 2013

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

Bibliographie :

Écrits du Dr Ledouble utilisés :

- F du PLEIXE, Fatale Histoire, Imprimerie E. Arrault et Cie, Paris 6°, 1892, 256 pages
- Dr A.-F. Ledouble, Exposé des titres et des travaux en tant que candidat au titre de membre correspondant de l’Académie des Sciences, section d’Anatomie et Zoologie, Imprimerie tourangelle, Tours, 1908, 20 pages
- Docteur A.-F. Le Double, Rabelais anatomiste et physiologiste, Ernest Leroux éditeur, Paris, 1899, 440 pages
- Pr A.-F. Le Double, Bossuet anatomiste et physiologiste, Préface d’Horace Hennion, Vigot Frères éditeurs, Paris, 1913, 305 pages

Concernant le Dr Ledouble :

- Émile Aron, Bretonneau, Éditions C.L.D., Chambray-lès-Tours, 1979, 291 pages
- Émile Aron, Figures tourangelles, Éditions C.L.D., Chambray-lès-Tours, 1986, 204 pages
- Cinquantenaire de la faculté de médecine de Tours, 1962 – 2012, Université François Rabelais, Tours, 2012, 47 pages

Autres :

- Honoré de Balzac, La Femme de trente ans, La comédie humaine tome V, Éditions France loisirs, Paris, 1985, 530 pages
- René Boylesve, Mon amour, Calmann-Lévy éditeurs, Paris, 1908, 234 pages
- René Boylesve, Le Parfum des Iles Borromées, Calmann-Lévy éditeurs, Paris, 1908, 108 pages
- René Boylesve, La jeune fille bien élevée, H. Floury éditeur, Paris, 1909, 291 pages
- René Boylesve, Le meilleur ami, Calmann-Lévy, éditeurs, Paris, 1911, 256 pages
- René Boylesve, La Touraine, Éditions Émile-Paul frères, Paris, 1923, 115 pages
- René Boylesve, Tu n’es plus rien, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1937, 108 pages
- René Boylesve, Feuilles tombées, Éditions Dumas, 1947, 345 pages
- René Boylesve, La Poudre aux yeux, Les Amis de René Boylesve, 2003, 86 pages
- Gérard de Nerval, Œuvres, éditions France Loisirs, 1987, 717 + 31 pages
- Pierre de Ronsard, Les Amours, éditions France Loisirs, 1984, 189 + 35 pages
- André Theuriet, Poésies, 1860 – 1874, Alphonse Lemerre éditeur, Paris, 1879, 252 pages

Sur Internet :

Monument aux docteurs Bretonneau, Trousseau et Velpeau – Tours : http://www.e-monumen.net/index.php?option=com_monumen&monumenTask=monumenDetails&catid=2&monumenId=8601&Itemid=19