24èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 19 août 2022, de 17 h 30 à 19 h

 

Spectacle de poésie : « Force et faiblesse »

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le spectacle de poésie sur Force et faiblesse.

 

Lire la présentation de cette Rencontre.

 

Qui est fort ? Qui est faible ? Les apparences sont parfois trompeuses. Le petit peut passer inaperçu devant l’ennemi et le puissant y laisser sa vie et inversement. En effet, un grand en impose par sa puissance et certains ne tiennent pas compte de ceux qui ont peu de moyens pour se défendre.

Les poètes ont toujours été sensibles à ce thème comme ils le montrent dans leurs écrits, alors partons avec eux pour réfléchir à ce sujet toujours d’actualité en temps de guerre et en temps de paix.

Une partie du public lors de la Rencontre littéraire dans le jardin des Prébendes, du 19 août 2022, consacrée au spectacle de poésie sur Force et faiblesse.

Une partie du public.

François Villon (1431 – disparu en 1463) a eu la faiblesse d’aimer s’amuser près de mauvais plaisantins au temps de sa folle jeunesse. Il appréciait de voir de belles femmes et a décrit ses folies de cette période chaotique pour lui. François Villon, considéré comme dévergondé dans le passé, a regretté ses excès. Nous côtoyons sa vie d’alors dans ses poèmes. Par exemple, en 1458/1459, il a écrit sa « Ballade des dames du temps jadis » :

Dictes moy ou, n’en quel pays,
Est Flora, la belle Rommaine,
Archipiades, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine ;
Echo parlant quand bruyt on maine
Dessus rivière ou sus estan,
Qui beaulté ot trop plus qu’humaine.
Mais ou sont les neiges d’antan ?

Ou est la tres sage Helloïs,
Pour qui fut chastré et puis moyne
Pierre Esbaillart a Saint Denis ?
Pour son amour ot ceste essoyne.
Semblablement, ou est la royne
Qui commanda que Buridan
Fust geté en ung sac en Saine ?
Mais ou sont les neiges d’antan ?

La royne Blanche comme lis
Qui chantoit a voix de seraine,
Berthe au grant pié, Bietris, Alis,
Haremburgis qui tint le Maine,
Et Jehanne la bonne Lorraine
Qu’Englois bruslerent a Rouan ;
Ou sont ilz, ou, Vierge souvraine ?
Mais ou sont les neiges d’antant ?

Prince, n’enquerez de sepmaine
Ou elles sont, ne de cest an,
Qu’à ce reffrain ne vous remaine :
Mais où sont les neiges d’antan ?

(Œuvres de François Villon, 1930, pages 77 et 78)

Le roi Louis IX a reconnu talent poétique de Villon et l’a réhabilité vers la fin de sa vie.

 

Louise Labé (1524 – 1566), poétesse française surnommée « La Belle Cordière », fait partie des poètes en activité à Lyon pendant la Renaissance. Femme de Périn, riche marchand de cordes, qui possédait plusieurs maisons à Lyon, elle a écrit des sonnets dans lesquels, elle confie avec franchise, la cause de ses soupirs et ses aspirations à aimer. Ses œuvres complètes ont été publiées en 1555 puis en 1877. Dans ses poèmes, elle exprime ses soupirs, ses plaisirs et pourtant elle oscille entre joie fugace et tristesse car elle ne se sent jamais pleinement comblée.

Je vis, je meurs : je me brûle et me noye.
J’ay chaut estreme en endurant froidure :
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ay grans ennuis entremeslez de joye :

Tout à un coup je ris et je larmoye,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure :
Mon bien s’en va, et à jamais il dure :
Tout en un coup je seiche et je verdoye.

Ainsi Amour inconstamment me meine :
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me treuve hors de peine.

Puis, quand je croy ma joye estre certeine,
Et estre au plus haut de mon desiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

(Euvres de Louïze Labé lionnoize, 1556, page 115)

Dans d’autres poèmes, Louise Labbé prend du recul par rapport à elle-même et confie sa crainte de traîtrise.

O dous regars, o yeus pleins de beauté,
Petis jardins, pleins de fleurs amoureuses
Ou sont d’Amour les flesches dangereuses,
Tant à vous voir mon œil s’est arresté !

O cœur felon, o rude cruauté,
Tant tu me tiens de façons rigoureuses,
Tant j’ay coulé de larmes langoureuses,
Sentant lardeur de mon cœur tourmenté !

Doncques, mes yeus, tant de plaisir avez
Tant de bons tours par ses yeus recevez :
Mais toy, mon cœur, plus les vois s’y complaire,

Plus tu languiz, plus en as de souci,
Or devinez si je suis aise aussi,
Sentant mon œil estre à mon cœur contraire.

(Euvres de Louïze Labé lionnoize, 1556, page 117)

 

Joachim du Bellay (1522 – 1560) né en Anjou, mort à Paris, fonde avec son ami Ronsard, les poètes de la Pléiade. Dans son manifeste Défense et illustration de la langue française écrit en 1549, il explicite les idées de ce collectif. Il défend alors la langue française comme langue officiel et non le latin. Durant sa résidence à Rome de 1553 à 1557, il a écrit son recueil composé de 191 sonnets, Les Regrets, qu’il a fait publiés après son retour à Paris en 1558. Avant lui, les poètes utilisaient le sonnet uniquement dans les poèmes d’amour. Il est le premier à s’en servir en innovateur pour détailler la vie concrète et le monde qui l’entoure dont à Rome, la cour, la papauté, les poètes et la vie dépravée de son époque. Du Bellay n’a jamais chercher à cacher les intrigues, les coups bas, les luttes de pouvoir car il veut en premier rester libre de décrire le monde tel qu’il est.

Veuls-tu sçavoir (Duthier) quelle chose c’est Rome ?
Rome est de tout le monde un publique échafault ;
Une scene, un theatre, auquel rien ne fait default
De ce qui peult tomber es actions de l’homme.

Icy se void le jeu de la Fortune, et comme
Sa main nous fait tourner ores bas, ores haut :
Icy chacun se montre, et ne peult, tant soit caut,
Faire que tel qu’il est, le peuple ne le nomme.

Icy du faux et vray la messagere court,
Icy les courtisans font l’amour et la court,
Icy l’ambition, et la finesse abonde :

Icy la liberté fait l’humble audacieux,
Icy l’oysiveté rend le bon vicieux,
Icy le vil faquin discourt des faicts du monde.

(Les regrets et autres œuvres poétiques, 1558, page numérotée 21)

Joachim du Bellay a très bien compris que la vérité n’est pas toujours bonne à dire pour rester en vie comme par exemple, à la cour. Là, il vaut mieux paraître sans donner son avis. Dans certains poèmes de son livre Les Regrets, il aborde aussi cette autre réalité qu’il confie dans un sonnet à son ami Belleau.

Tu t’abuses (Belleau) si pour estre sçavant,
Sçavant et vertueux, tu penses qu’on te prise :
Il fault (comme lon dit) estre homme d’entreprise,
Si tu veulx qu’à la court on te pousse en avant.

Ces beaux noms de vertu, ce n’est rien du vent :
Donques, si tu es sage, embrasse la feintise,
L’ignorance, l’envie, avec la convoitise :
Par ces artz, jusqu’au ciel on monte bien souvent.

La science à la table est des seigneurs prisee,
Mais en chambre (Belleau) elle sert de risee :
Garde, si tu m’en crois, d’en acquérir le bruit.

L’homme trop vertueux desplait au populaire :
Et n’est-il pas bien fol, qui s’efforceant de plaire,
Se mesle d’un mestier que tout le monde fuit ?

(Les regrets et autres œuvres poétiques, 1558, page numérotée 35)

 

Jean de La Fontaine (1621 – 1695), surtout connu comme fabuliste et moraliste de talent a traversé les siècles sans prendre une ride. Les sujets qu’il aborde sont toujours valables dans le monde contemporain. Il a l’art de nous distraire en parlant de thèmes forts. Il nous conseille de réfléchir avant d’agir sans trop tarder à se décider cependant. Par exemple, le lion est puissant, c’est évident mais s’il est pris dans un piège et ficelé par des cordes bien serrés, le rat peut passer à travers les mailles, pas lui ! Le lion peut aussi augmenter sa déchéance en insistant. Il n’a plus de moyen de se défendre.

LE LION ET LE RAT

Il faut autant qu’on peut obliger tout le monde.
On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
(…)

Entre les pattes d’un Lion,

Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie.
Le Roi des animaux en cette occasion
Montra ce qu’il étoit, et lui donna la vie.

Ce bien-fait ne fut pas perdu.
Quelqu’un auroit-il jamais crû

Qu’un Lion d’un Rat eût affaire ?
Cependant il avint qu’au sortir des Forets,
Ce Lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le pûrent défaire.
Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents,
Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage :

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

(Fables choisies, 1688, pages 68 et 69)

Dans « La Colombe et la Fourmi » (douzième fable du livre II de Jean de La Fontaine), la colombe est plus forte mais elle aide un plus faible et contre toute attente, elle est récompensée indirectement, sans l’avoir cherché. Nous aussi, nous pouvons tous avoir besoin d’un plus petit à un moment ou à un autre de notre existence. Cette fable en témoigne car l’imprévisible arrive : la fourmi lui sauve la vie.

(…)
Le long d’un clair ruisseau buvait une Colombe :
Quand sur l’eau se panchant une Fourmis y tombe.
Et dans cét Océan l’on eut veu la Fourmis
S’efforcer, mais en vain, de regagner la rive.
La Colombe aussi-tôt usa de charité.
Un brin d’herbe dans l’eau par elle étant jetté,
Ce fut un promontoire où la Fourmis arrive.

Elle se sauve ; et là-dessus

Passe un certain Croquant qui marchoit les pié nus.
Ce Croquant par hasard avoit une arbaléte.

Dès qu’il voit l’oiseau de Venus

Il le croit en son pot, et déja lui fait féte.
Tandis qu’à le tuer mon Villageois s’appréte,

La Fourmis le pique au talon.
Le Vilain retourne la téte.

La Colombe l’entend, part, et tire de long.
Le soupé du croquant avec elle s’envole :

Point de Pigeon pour une obole.

(Fables choisies, 1688, page 69)

 

Jean-Pierre Claris de Florian (1755 – 1794) né dans les Cévennes, officier de dragons, protégé par Voltaire est un fabuliste de talent, lauréat de l’Académie française. Moins connu que La Fontaine, il mérite malgré tout, qu’on s’attarde à ses sentences qui peuvent être subtiles comme dans la fable qui suit où les animaux comme les humains peuvent avoir de belles paroles qui ne sont pas toujours en correspondance avec nos actes. Le poète André Theuriet a réalisé un avant-propos lors d’une réédition de ces Fables en 1899.

Si nous voulons récompenser quelqu’un, méfions-nous du résultat car il ne va pas forcément dans le sens souhaité surtout si l’autre est rusé comme ce renard âgé dans cette fable publié par le poète en 1792, donc deux ans avant sa mort.

LE RENARD QUI PRÊCHE

Un vieux renard cassé, gouteux, apoplectique,

Mais instruit, éloquent et disert,
Et sachant très bien sa logique,
Se mit à prêcher au désert.

Son style étoit fleuri, sa morale excellente.
Il prouvoit en trois points que la simplicité,

Les bonnes mœurs, la probité,

Donnent à peu de frais cette félicité

Qu’un monde imposteur nous présente

Et nous fait payer cher sans la donner jamais.
Notre prédicateur n’avoit aucun succès ;
Personne ne venoit, hors cinq ou six marmottes,

Ou bien quelques biches dévotes

Qui vivoient loin du bruit, sans entour, sans faveur,
Et ne pouvoient mettre en crédit l’orateur.
Il prit le bon parti de changer de matiere,
Prêcha contre les ours, les tigres, les lions,

Contre leurs appétits gloutons,
Leur soif, leur rage sanguinaire.

Tout le monde accourut alors à ses sermons :
Cerfs, gazelles, chevreuils y trouvoient mille charmes ;
L’auditoire sortoit toujours baigné de larmes ;
Et le nom du renard devint bientôt fameux.

Un lion, de la contrée,

Bon homme au demeurant, et vieillard fort pieux,

De l’entendre fut curieux.

Le renard fut charmé de faire son entrée
A la cour : il arrive, il prêche, et, cette fois,
Se surpassant lui-même, il tonne, il épouvante

Les féroces tyrans des bois,

Peint la foible innocence à leur aspect tremblante,
Implorant chaque jour la justice trop lente

Du maître et du juge des rois.

Les courtisans, surpris de tant de hardiesse,

Se regardoient sans dire rien ;
Car le roi trouvoit cela bien.

La nouveauté par fois fait aimer la rudesse.
Au sortir du sermon, le monarque enchanté
Fit venir le renard : Vous avez su me plaire,
Lui dit-il, vous m’avez montré la vérité ;

Je vous dois un juste salaire :

Que me demandez-vous pour prix de vos leçons ?
Le renard répondit : Sire, quelques dindons.

(Fables de M. de Florian, 1792, pages 112 à 114)

Jean-Claris de Florian nous conseille de ne jamais nous fier aux apparences car elles peuvent mettre facilement notre vie en jeu sans en avoir l’air et transformer définitivement en quelques instants, un puissant gagnant en un perdant irrécupérable.

LE CHAT ET LA LUNETTE

Un chat sauvage et grand chasseur
S’établit, pour faire bombance,
Dans le parc d’un jeune seigneur

Où lapins et perdrix étoient en abondance.
Là, ce nouveau Nembrod, la nuit comme le jour,
A la course, à l’affût également habile,
Poursuivoait, attendoit, immoloit tour-à-tour

Et quadrupède et volatile.

Les gardes épioient l’insolent braconnier ;
Mais, dans le fort du bois caché par un terrier,

Le drôle trompoit leur adresse.

Cependant il craignoit d’être pris à la fin,

Et se plaignoit que la vieillesse
Lui rendit l’œil moins sûr, moins fin.

Ce penser lui causoit souvent de la tristesse ;
Lorsqu’un jour il rencontre un petit tuyau noir
Garni par ses deux bouts de deux glaces bien nettes :

C’était une de ces lunettes

Faites pour l’opéra, que par hasard, un soir,
Le maître avoit perdue en ce lieu solitaire.
Le chat d’abord la considère,
La touche de sa griffe, et de l’extrémité
La fait à petits coups rouler sur le côté,
Court après, s’en saisit, l’agite, la remue,

Étonné que rien n’en sortit.

Il s’avise à la fin d’appliquer à sa vue
Le verre d’un des bouts, c’étoit le plus petit.
Alors il apperçoit sous la verte coudrette
Un lapin que ses yeux tout seuls ne voyaient pas.
Ah ! quel trésor ! Dit-il en serrant sa lunette,
Et courant au lapin qu’il croit à quatre pas.
Mais il entend du bruit ; il reprend sa machine,
S’en sert par l’autre bout, et voit dans le lointain

Le garde qui vers lui chemine.
Pressé par la peur, par la faim,
Il reste un moment incertain,

Hésite, réfléchit, puis de nouveau regarde :
Mais toujours le gros bout lui montre loin le garde,
Et le petit tout près lui fait voir le lapin.
Croyant avoir le temps, il va manger la bête ;
Le garde est à vingt pas qui vous l’ajuste au front,

Lui met deux balles dans la tête,
Et de sa peau fait un manchon.

Chacun de nous a sa lunette,
Qu’il retourne suivant l’objet ;
On voit là-bas ce qui déplaît,
On voit ici ce que l’on souhaite.

(Fables de M. de Florian, 1792, pages 58 et 59)

 

Marceline-Desbordes Valmore (1786 – 1859), pionnière de la poésie romantique, garde une grande délicatesse d’expression féminine dans le spleen de sa vie adulte. Faible par sa condition féminine à une époque où les hommes voulaient avoir tous les pouvoirs, elle a été forte d’une certaine manière car elle a défendu son droit d’écrire et de confier sa vie en vers et contre tout. Elle est toujours restée vraie et courageuse avec les autres et avec elle-même, ne cachant pas les aléas de sa vie.

UNE LETTRE DE FEMME

Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire,

J’écris pourtant,

Afin que dans mon cœur au loin tu puisses lire

Comme en partant.

Je ne tracerai rien qui ne soit dans toi-même

Beaucoup plus beau :

Mais le mot cent fois dit, venant de ce qu’on aime,

Semble nouveau

Qu’il te porte au bonheur ! Moi, je reste à l’attendre,

Bien que, là-bas,

Je sens que je m’en vais, pour voir et pour entendre

Errer tes pas.

Ne te détourne point s’il passe une hirondelle

Par le chemin,

Car je crois que c’est moi qui passerai, fidèle,

Toucher ta main.

Tu t’en vas, tout s’en va ! Tout se met en voyage,

Lumière et fleurs ;

Le bel été te suit, me laissant à l’orage,

Lourde de pleurs.

Mais si l’on ne vit plus que d’espoir et d’alarmes,

Cessant de voir,

Partageons pour le mieux : moi, je retiens les larmes,

Garde l’espoir.

Non, je ne voudrais pas, tant que je te suis unie,

Te voir souffrir :

Souhaiter la douleur à sa moitié bénie,

C’est se haïr.

(Poésies inédites, 1860, pages 1 et 2)

 

Théophile Gautier (1811 – 1872), critique d’art français, ami de Gérard de Nerval, disciple de Victor Hugo, a écrit en particulier Honoré de Balzac sa vie et ses œuvres (1858). Il est aussi connu comme poète. Dans son livre Émaux et Camées, nous trouvons de nombreux poèmes liant étonnamment ses pensées à son observation de la nature et des jardins. Par exemple, l’eau qui coule peut l’inspirer ; il l’humanise, lui donnant la parole. Elle exprime alors ses rêves mais ils peuvent se terminer de manière inattendue comme ici.

LA SOURCE

Tout près du lac filtre une source,
Entre deux pierres, dans un coin ;
Allégrement l’eau prend sa course
Comme pour s’en aller bien loin.

Elle murmure : Oh ! quelle joie !
Sous la terre il faisait si noir !
Maintenant ma rive verdoie,
Le ciel se mire à mon miroir.

Les myosotis aux fleurs bleues
Me disent : Ne m’oubliez pas !
Les libellules de leurs queues
M’égratignent de leurs ébats ;

A ma coupe l’oiseau s’abreuve ;
Qui sait ? – Après quelques détours
Peut-être deviendrai-je un fleuve
Baignant vallons, rochers et tours.

Je broderai de mon écume
Ponts de pierre, quais de granit,
Emportant le steamer qui fume
A l’océan où tout finit.

Ainsi la jeune source jase,
Formant cent projets d’avenir ;
Comme l’eau qui bout dans un vase,
Son flot ne peut se contenir ;

Mais le berceau touche à la tombe ;
Le géant futur meurt petit ;
Née à peine, la source tombe
Dans le grand lac qui l’engloutit !

(Émaux et Camées, 1872, pages 121 à 123)

Théophile Gautier peut unir la végétation à ses pensées, ses regrets et aborder le thème de la mort de manière symboliste. Par exemple il peut associer dans un même poème, l’amour, le spleen, la tristesse de la séparation avant de finir avec le mot « défunt ! ». Très sensible à la finitude humaine, il regrette ce qui a disparu. Ce n’est pas un hasard si, dans le poème qui suit, chaque strophe se termine par un vers plus court qui rompt le rythme pour insister sur des idées sombres et la finitude humaine puis en final, la mort.

LE BALCON DE PIERRE

Au fond du parc, dans une ombre indécise,
Il est un banc, solitaire et moussu,
Où l’on croit voir la Rêverie assise
Triste et songeant à quelque amour déçu.
Le souvenir dans les arbres murmure,
Se racontant les bonheurs expiés,
Et comme un pleur, de la grêle ramure

Une feuille tombe à vos pieds.

Ils venaient là, beau couple qui s’enlace,
Aux yeux jaloux tous deux se dérobant,
Et réveillaient, pour s’asseoir à sa place,
Le clair de lune endormi sur le banc.
Ce qu’ils disaient, la maîtresse l’oublie ;
Mais l’amoureux, cœur blessé, s’en souvient,
Et, dans le bois, avec mélancolie,

Au rendez-vous, tout seul, revient.

Pour l’œil qui sait voir les larmes des choses,
Ce banc désert regrette le passé,
Les longs baisers et le bouquet de roses,
Comme un signal à son angle placé.
Sur lui la branche à l’abandon retombe,
La mousse est jaune et la fleur sans parfum ;
La pierre grise a l’aspect de la tombe

Qui recouvre l’amour défunt !…

 (1865)

(Choix de poésies, 1946, pages 253 et 254)

 

François Coppée (1842– 1908), poète populaire et sentimental de Paris et de ses faubourgs, crée des tableaux intimistes près des petites gens dans son livre Les Humbles (1872). Il nous émeut quand il décrit le malheur comme dans le poème :

DANS LA RUE

Les deux petites sont en deuil ;
Et la plus grande – c’est la mère –
A conduit l’autre jusqu’au seuil
Qui mène à l’école primaire.

Elle inspecte, dans le panier
Les tartines de confiture
Et jette un coup d’œil au dernier
Devoir du cahier d’écriture.

Puis, comme c’est un matin froid
Où l’eau gèle dans la rigole
Et comme il faut que l’enfant soit
En état d’entrer à l’école,

Écartant le vieux châle noir
Dont la petite s’emmitoufle,
L’aînée alors tire un mouchoir,
Lui prend le nez et lui dit : – Souffle !

(Les Humbles, 1872, pages 73 et 74)

François Coppée ne dédaigne décrire la vie des faubourgs où habitent des êtres humains et des animaux à l’existence fragile. Ils paraissent aussi perdus les uns que les autres.

LE CHIEN PERDU

Quand on rentre, le soir, par la cité déserte,
Regardant sur la boue humide, grasse et verte,
Les longs sillons du gaz tous les jours moins nombreux,
Souvent un chien perdu, tout crotté, morne, affreux,
Un vrai chien de faubourg, que son trop pauvre maître
Chassa d’un coup de pied en le pleurant peut-être,
Attache à vos talons obstinément son nez
Et vous lance un regard si vous vous retournez.
Et quel regard ! long, craintif, tout chargé de caresse,
Touchant comme un regard de pauvre ou de maîtresse,
Mais sans espoir pourtant, avec cet air douteux
De femme dédaignée et de pauvre honteux.
Si vous vous arrêtez, il s’arrête, et, timide,
Agite faiblement sa queue au poil humide.
Sachant bien que son sort en vous est débattu,
Il semble dire : – Allons, emmène-moi, veux-tu ?
On est ému, pourtant on manque de courage :
On est pauvre soi-même, on a peur de la rage,
Enfin, mauvais, on fait mine de lever
Sa canne, on dit au chien : « Veux-tu bien te sauver ! »
Et, tout penaud, il va faire son offre à d’autres.

La sinistre rencontre ! et quels temps sont les nôtres
Et quel mal nous ont fait ces féroces Prussiens,
Que les plus pauvres gens abandonnent leurs chiens,
Et que, distrait du deuil public, il faille encore
Plaindre ces animaux dont le regard implore !

Octobre 1870.

(Les Humbles, 1872, pages 111 et 112)

 

Charles Cros (1842 – 1888), poète symboliste français, photographe et inventeur, peut nous étonner par la diversité de ses talents dont la poésie comme avec son poème connu par tant de gens de tout âge « Le Hareng saur, sec, sec, sec ». Nous avons choisi un autre moins célèbre mais qui mérite notre attention car il montre la force et la diversité de ses idées, traitées avec dextérité, ingéniosité et emplies de trouvailles. Il associe alors avec art, des comparaisons concrètes près des fleurs à des réflexions intenses.

ÉCOLE BUISSONNIÈRE

Ma pensée est une églantine
Eclose trop tôt en avril,
Moqueuse au moucheron subtil
Ma pensée est une églantine ;
Si parfois tremble son pistil
Sa corolle s’ouvre mutine
Ma pensée est une églantine
Eclose trop tôt en avril.

Ma pensée est comme un chardon
Piquant sous les fleurs violettes,
Un peu rude au doux abandon
Ma pensée est comme un chardon ;
Tu viens le visiter, bourdon ?
Ma fleur plaît à beaucoup de bêtes.
Ma pensée est comme un chardon
Piquant sous les fleurs violettes.

Ma pensée est une insensée
Qui s’égare dans les roseaux
Aux chants des eaux et des oiseaux,
Ma pensée est une insensée.
Les roseaux font de verts réseaux,
Lotus sans tige sur les eaux
Ma pensée est une insensée
Qui s’égare dans les roseaux.

Ma pensée est l’âcre poison
Qu’on boit à la dernière fête
Couleur, parfum et trahison,
Ma pensée est l’âcre poison,
Fleur frêle, pourprée et coquette
Qu’on trouve à l’arrière saison
Ma pensée est l’âcre poison
Qu’on boit à la dernière fête.

Ma pensée est un perce-neige
Qui pousse et rit malgré le froid
Sans souci d’heure ni d’endroit
Ma pensée est un perce-neige.
Si son terrain est bien étroit
La feuille morte le protège,
Ma pensée est un perce-neige
Qui pousse et rit malgré le froid.

(Le Collier de Griffes, 1908, pages 73 à 75)

 

Jean Moréas (1856 – 1910), né à Athènes, est un poète symboliste grec d’expression française. Il est venu à Paris en 1875 pour faire ses études de droit. Il a fréquenté les cercles littéraires dont les Hydropathes. Il a publié de nombreux livres. Dans son recueil de poésie Les Stances, il a l’art d’associer une image concrète à une pensée profonde.

IV

La lune sur le sol découpe la figure

Des tilleuls ; à l’écart

Je vais, et je rejette au loin, de ma nature

La plus commune part.

Je sens mon rêve ici croître sans violence

Comme mûrit le fruit,

Et du clocher du bourg, sur l’aile du silence,

Un son s’élève et fuit.

Clartés du ciel, ô voix de l’heure, ombrage sombre,

Tranquille vétusté

De ses liens, liguez-vous pour assaillir en nombre

Mon cœur de tout côté.

(Les Stances, 1905, pages 185 et 186)

Jean Moréas exprime dans le poème qui suit, le spleen qui l’habite. Il sait accueillir l’élément qui passe presque inaperçu pour d’autres, telle une feuille qui s’envole, pour l’unir à sa tristesse mais aussi étonnamment à son âme, s’engageant donc ainsi personnellement.

VIII

Par ce soir pluvieux, es-tu quelque présage,

Un secret avertissement,

O feuille, qui me viens effleurer le visage

Avec ce doux frémissement ?

L’Automne t’a flétrie et voici que tu tombes,

Trop lourde d’une goutte d’eau :

Tu tombes sur mon front que courbent vers les tombes

Les jours amassés en fardeau.

Ah ! avec le vent, mélancolique feuille

Qui donnais ton ombre au jardin !

Le songe où maintenant mon âme se recueille

Ouvre les portes du destin.

(Les Stances, Septième livre, 1923, pages 227 et 228)

 

Charles Péguy (1873 – 1914), écrivain, poète, essayiste français, un des auteurs majeurs du XXème siècle, nous a laissé des livres de grande envergure par la qualité de son engagement poétique aux multiples facettes. Dans Ève, œuvre puissante, construite en alexandrins, il nous emporte près de l’éternel féminin. Ève reste alors un symbole et un repère au-delà du temps. Il met cette femme à la première place car il la considère unique. N’oublions pas que les femmes ont marqué le chemin de Charles Péguy puisque son père est mort à la guerre quand il avait quelques mois et qu’il a été élevé par sa mère et sa grand-mère, grandes travailleuses qui avaient peu d’argent mais beaucoup d’amour à lui donner. Son ensemble Ève de plus de deux cent pages, reste une œuvre forte, dynamique et puissante dès les premiers mots, associant humains et animaux dans un immense élan.

– O mère ensevelie hors du premier jardin,
Vous n’avez plus connu ce climat de la grâce,
Et la vasque et la source et la haute terrasse,
Et le premier soleil sur le premier matin.

Et les bondissements de la biche et du daim
Nouant et dénouant leur course fraternelle
Et courant et sautant et s’arrêtant soudain
Pour mieux commémorer leur vigueur éternelle,

Et pour bien mesurer leur force originelle
Et pour poser leur pas sur ces moelleux tapis,
Et ces deux beaux coureurs sur soi-même tapis
Afin de saluer leur lenteur solennelle.

Et les ravissements de la jeune gazelle
Laçant et délaçant sa course vagabonde,
Galopant et trottant et suspendant sa ronde
Afin de saluer sa race intemporelle.
(…)

(Ève, 1913, pages 13 et 14)

Ève, cette saga de vie qui s’élance durant des millénaires, reste un hymne à la beauté, au don de soi, malgré les difficultés rencontrées et dépassées et par l’amour donné par les femmes pour un final en apothéose. Par son talent, Charles Péguy a décrit Ève en tant que symbole de l’éternel féminin près de celui d’une autre femme, bien plus tard, Jeanne d’Arc, jeunesse offerte, brûlée, effacée pour nous sauver.

Et l’une est morte ainsi d’une mort solennelle
Sur ses quatre-vingt-dix ou quatre-vingt-douze ans
Et les durs villageois et les durs paysans,
La regardant vieillir l’avaient crue éternelle.

Et l’autre est morte ainsi d’une mort solennelle.
Elle n’avait passé ses humbles dix-neuf ans
Que de quatre ou cinq mois et sa cendre charnelle

Fut dispersée aux vents.

(Ève, 1913, page 395)

 

Anna de Noailles (1876 – 1933), poétesse française d’origine roumaine, fait resurgir de manière féminine, certains aspects du romantisme même dans la modernité du début du XXème siècle. Partout force et faiblesse se côtoient. Anna de Noailles ne peut oublier ceux qu’elle aime et qui ne sont plus. L’empreinte laissée par les guerres et la mort reste pour beaucoup et pour elle, un fait inoubliable pour son cœur désolé.

Ils sont morts, et mon cœur, secret de ma raison,
Supportait la journée en la jugeant trop dure.
J’accusais de subite et longue trahison
Ceux qu’avait terrassés l’indolente nature.

Et j’ai dit : A présent les temps sont écoulés,
J’ai souffert ce qu’il faut qu’on souffre, et davantage.
J’attends. Il ne faut pas irriter mon courage.
Quand vont-ils revenir ? Où s’en sont-ils allés ?

Dans cette catastrophe inacceptable, il entre
Je ne sais quel affreux ricanement du sort.
J’attends. L’espoir stupide est au cœur, est au ventre.
– J’ignore que ce soit pour toujours qu’ils sont morts !

(L’Honneur de souffrir, 1927, pages 130 et 131)

 

Catherine Réault-Crosnier vous propose d’aborder le thème « force et faiblesse » à travers un de ses poèmes en lien avec les combats dans de trop nombreux pays du monde entier. Ne nous laissons pas emporter par une pulsion de domination. Restons vigilants et responsables.

SAUVONS LA PAIX

Où allons-nous en ce monde fou ?
Le bal masqué
Prend bientôt fin.

Mais rien n’est réglé
Car près de nous,
Gronde la guerre.

Sommes-nous prêts à nous entraider,
À nous engager
Pour sauver la paix ?

Unissons-nous contre les tueries
Avant qu’elles soient
Bien installées.

L’engrenage de la violence
Dévaste tout,
L’amour en premier.

N’oublions pas de soutenir
Les plus fragiles,
Les opprimés.

Nous avons tous un rôle à jouer
Pour empêcher
La folie des combats.

Ne soyons pas des pantins
Mais des messagers
Pour faire arriver
Un règne de paix.

 

Juin / août 2022

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Bibliographie :

– Œuvres de François Villon publiées avec une introduction par Auguste Longnon, La cité des livres, Paris, 1930, XVI + 227 pages.
– Euvres de Louïze Labé lionnoize, revues et corrigees par ladite Dame, par Jan de Tournes, Lyon, 1556, 175 pages.
– Joachim du Bellay, Les regrets et autres œuvres poétiques, De l’imprimerie de Federic Morel, Paris, 1558, 102 pages.
– Fables choisies mises en vers par Monsieur de La Fontaine, Chez Henry van Bulderen, La Haye, 1688, 33 + 236 pages.
– Fables de M. de Florian, Imprimerie de P. Didot l’aîné, Paris, 1792, 358 pages.
– Marceline Desbordes-Valmore, Poésies inédites, imprimerie de Jules Fick, Genève, 1860, 282 pages.
– Théophile Gautier, Émaux et Camées, Charpentier et Cie éditeurs, Paris, 1872, 228 pages.
– Théophile Gautier, Émaux et Camées suivi d’un Choix de poésies, éditions Athéna, Paris, 1946, 254 pages.
– François Coppée, Les Humbles, Alphonse Lemerre éditeur, Paris, 1872, 160 pages.
– Charles Cros, Le Collier de griffes, P.-V. Stock éditeur, Paris, 1908, XIX + 219 pages.
– Jean Moréas, Les Stances, Société du Mercure de France, Paris, 1905, 214 pages.
– Jean Moréas, Choix de Poèmes, Mercure de France, Paris, 1923, 202 pages.
– Charles Péguy, Ève, J. Crémieu imprimeur, Suresnes, 1913, 395 pages.
– Anna de Noailles, L’Honneur de souffrir, Librairie Grasset, Paris, 1927, 191 pages.